L’embêtant pour parler de l’œuvre de Louky Bersianik en 2011, c’est qu’il faut se dégager de ce qu’en ont dit les seules féministes et pallier ce que n’en ont pas dit les coryphées de l’institution littéraire et les professeurs de philosophie, depuis plus de trois décennies. Dits et non-dits qui sous-estiment et occultent une contribution essentielle à la pensée philosophique contemporaine et menacent d’oubli une œuvre littéraire exceptionnelle, d’une entière originalité par son propos et son style.
Selon Victor Hugo, cité par son plus récent biographe, Jean-Marc Hovasse : « Jamais le génie ne réussira près des Académies ; un torrent les épouvante ; elles couronnent un seau d’eau ». Il n’en demeure pas moins stupéfiant et inadmissible que les institutions savantes et populaires, vouées à la consécration et à la diffusion de la culture québécoise, aient ignoré, ignorent l’œuvre de Louky Bersianik. Une œuvre qui n’a fait l’objet d’aucune édition critique, une œuvre qu’aucune éminente distinction, par exemple le prix Athanase-David, n’a honorée, bien que ce soient deux géants de notre littérature, Hubert Aquin et Victor-Lévy Beaulieu, qui ont d’emblée reconnu la valeur pionnière et révolutionnaire de l’œuvre, en publiant respectivement L’Euguélionne (La Presse, 1976) et Pique-nique sur l’Acropole (VLB, 1979).
Ce silence est en lui-même une illustration aussi parfaite que désolante du discours de Bersianik qui met en évidence la négation de l’apport de la créativité féminine à la civilisation, autrement dit à l’humanisation de l’humanité. Ce mutisme démontre par lui-même la crainte d’une pensée qui, trop propagée, pourrait bouleverser des millénaires de culture patriarcale et inaugurer une nouvelle épistémologie.
… travail incomparable de décervelage des fondements de la civilisation occidentale…
En revanche, glorifier l’œuvre de Louky Bersianik en la limitant à un puissant travail d’analyse et de dénonciation de la condition féminine, comme le fait généralement la critique féministe, c’est sous-évaluer la portée universelle d’un travail incomparable de décervelage des fondements de la civilisation occidentale et de leurs reproductions depuis trois millénaires, afin d’en démonter les rouages et d’en démontrer les effets aliénants sur la totalité des relations humaines.
Il n’en demeure pas moins, il importe de le souligner, que c’est grâce à la critique féministe, la seule à rendre compte de sa force subversive, notamment sous les signatures d’Élaine Audet et de France Théoret, que l’œuvre se maintient hors des arcanes de notre culture misogyne et de surcroît oublieuse.
Écrivaine et philosophe, indissociablement
Née Lucille Durand, à Montréal, en 1930, détentrice d’une maîtrise en lettres françaises de l’Université de Montréal, instruite de toute la culture classique, initiatrice de la féminisation du langage, Louky Bersianik fait jouer celui-ci avec une drôlerie insidieuse pour dévoiler obliquement une vérité trop aveuglante : l’inexistence, au sein de la culture patriarcale, des femmes, plus radicalement du féminin, comme source de connaissance et de puissance. Avec le même humour, elle fait émerger un futur où les femmes statufiées s’ébranlent dans un gigantesque mouvement de révolte et font tomber les systèmes symboliques inventés pour les tenir sous contrôle.
… une véritable œuvre philosophique qui rompt avec les systèmes binaires antérieurs...
Consciente et convaincue de la force inégalable du discours pour contrer un autre discours, Louky Bersianik construit une véritable œuvre philosophique qui rompt avec les systèmes binaires antérieurs, basés sur la séparation du corps et de l’esprit. Sa conceptualisation de la vie et de la culture, élaborée à partir d’une vision critique du système patriarcal édifié sur la captation symbolique du lien maternel au profit de l’homme et du langage sexiste qui le soutient, nécessite une déconstruction du premier par la transgression du deuxième. Travail sur les symboles et les mots accompli à l’aide de concepts liés les uns aux autres par une chaîne signifiante et qui se déploient dans des poèmes, des romans, des essais.
Toute philosophique qu’elle soit, l’œuvre de Bersianik est essentiellement littéraire…
Car il s’agit bien de cela. Toute philosophique qu’elle soit, l’œuvre de Bersianik est essentiellement littéraire, en ce sens qu’elle n’enferme pas la pensée dans un discours systémique, qu’elle la fait au contraire naître dans des espaces imaginaires et des inventions linguistiques, ceux entre autres de L’Euguélionne et du Pique-nique sur l’Acropole. Deux fictions aussi féroces que joyeuses qui dévoilent avec science et humour et une incomparable liberté d’esprit les assises et la logique de la culture patriarcale, spécifiquement mâle, à la source de toutes les formes d’oppression. Dans le même souffle, elles proposent aux hommes et aux femmes une nouvelle représentation d’eux-mêmes reposant sur leur égalité et leur complémentarité. Ainsi délestées des anciennes lois et règles sexistes, leurs relations acquièrent une richesse insoupçonnée de sens inédit et positif.
Pensée vivante énoncée dans des formes vivantes qui à la fois confortent et démentent l’idée maintes fois émise par Michel Serres et ainsi formulée : « Qui n’a pas le don de vie fait de la philosophie ».
Une philosophie du savoir à incarner

« Une femme est une science occulte occultée », souligne Bersianik dans La main tranchante du symbole. Et si, à cause de cette double occultation, la philosophie du savoir n’avait pas commencé ? Précisément parce que ses prétendus auteurs l’ont fondée sur la mort, sur les meurtres d’Agamemnon qui tue sa fille et d’Oreste qui tue sa mère. Bersianik, en rouvrant le procès de cet Oreste, décortique les conséquences de ces meurtres et y trouve le sens des symboles qui ont façonné la culture patriarcale, une culture de la mort, justement.
Dérobant aux femmes, par envie, le lien de filiation naturelle entre la mère et son enfant, en s’appropriant ce dernier par la transmission du seul nom du père, le patriarcat a coupé de sa source fondamentale la possible réflexion concrète sur les incommensurables résultats libérateurs et pacificateurs d’une connaissance incarnée.
Or, la mort ne saurait engendrer qu’une culture mortuaire : domination, exploitation, aliénation, guerre, meurtre, vol, viol, simple mensonge.
La subversion comme salut
L’introduction d’un savoir autrement compréhensif du monde, agissant sur lui « non pas dans une direction contraire à la séquence patriarcale, mais en rupture avec elle et dans une autre dimension », tel est le résultat inaugural et abouti de la pensée créatrice de Louky Bersianik.
Suggestion
Les lecteurs et lectrices pressés ou paresseux ou apeurés par un dangereux contact prolongé avec une pensée féministe philosophiquement plus universelle que celles des philosophies reconnues, passées et actuelles, parce que plus compréhensive de la nécessaire part féminine concrète dans l’édification des cultures humaines, notamment de la culture occidentale, peuvent se donner une idée générale de cette pensée en lisant L’archéologie du futur (Sisyphe, 2007), une anthologie préparée par Louky Bersianik elle-même, réunissant dans un livre de petit format et d’à peine 135 pages de larges passages de L’Euguélionne et des extraits éloquents du Pique-nique sur l’Acropole, des Agénésies du vieux monde, de La main tranchante du symbole, sans oublier de courts fragments de Permafrost.
Louky Bersianik a publié :
Le cordonnier Pamphile mille-pattes, illustrations de Jean Letarte, Centre de psychologie et de pédagogie, 1964 ; Koumic, le petit esquimau, illustré par Jean Letarte, Centre de psychologie et de pédagogie, 1964 ; La montagne et l’escargot, illustrations de Jean Letarte, Centre de psychologie et de pédagogie, 1965 ; Togo, apprenti remorqueur, illustrations de Jean Letarte, Prix de la Province de Québec 1966, Centre de psychologie et de pédagogie, 1965 ; L’Euguélionne, La Presse, 1976 et Stanké, 1985 ; La page de garde, gravure de Lucie Laporte, De la Maison, 1978 ; Le pique-nique sur l’Acropole, Cahiers d’Ancyl, eaux-fortes et tailles-douces de Jean Letarte, VLB, 1979 et Typo, 1992 ; Maternative : les Pré-Ancyl, acides de Jean Letarte, VLB, 1980 ; Au fond des yeux, 25 Québécoises qui écrivent, photographies de Kèro, Nouvelle Optique, 1981 ; Les agénésies du vieux monde, L’Intégrale, 1982 ; Au beau milieu de moi, photographies de Kèro, Nouvelle Optique, 1983 ; Axes et eau, dessins de Francine Simonin, VLB, 1984 ; Kerameikos, dessins de Graham Cantieni, Le Noroît, 1987 ; La théorie, un dimanche, Remue-ménage, 1988 ; La main tranchante du symbole, Textes et essais féministes, Remue-ménage, 1990 ; The Euguelion, traduit par Howard Scott, Prix du gouverneur général du Canada 1997, Alter Ego, 1996 ; Permafrost, 1937-1938, Leméac, 1997 ; L’archéologie du futur, préface de France Théorêt, Sisyphe, 2007.
EXTRAITS
J’écris pour une archéologie du futur, pour que la mémoire du futur s’inscrive dans le présent de façon à ce que ce présent devienne une chose ancienne et dépassée.
L’archéologie du futur, Sisyphe, 2007, p. 17.La déconstruction du système symbolique du langage ne se fait pas sans péril. La « critique au masculin » se fait par les deux sexes. Toutes les femmes, y compris les intellectuelles, critiques, écrivaines, nous avons intériorisé ces symboles qui nous maintiennent dans la seconde zone de l’humanité, à l’état d’objets.
La main tranchante du symbole, Remue-ménage, 1990, p. 217.Donner la vie n’est pas une valeur patriarcale. En soi, ce n’est ni bon ni mauvais, mais ça nous appartient. Comme un droit et non un devoir.
La main tranchante du symbole, Remue-ménage, 1990, p. 229.Alors Ancyl dit que Socrate n’est pas mort puisqu’il s’est réincarné de siècle en siècle dans les moines et les philosophes et qu’il revit aujourd’hui sous les traits de St Jacques Linquant, le Psychanalyste de la Vérité, le Roi des calembourgeois, qui officie un œil sur son nombril l’autre sur le Panthéon, le fin du fin, […] philosophe du phallus et théoricien de cette nouvelle ontologie moderne […].
Le pique-nique sur l’Acropole, 1979, p. 78.Xantippe est une personne consciencieuse. Elle travaille à remplacer dans tous les livres le mot HOMME par les mots ANTHROPE ou ANDRE selon le cas. Ou mieux (suggestion d’Ancyl) par HOMO ou VIR, suivant qu’il s’agit d’un être humain ou d’un mâle de l’espèce. […] Mais elle n’est pas très forte en latin et le jour où les hommes sont devenus des VIRUS au pluriel sous sa plume correctrice, nous lui avons conseillé de retourner à ses racines grecques.
Le pique-nique sur l’Acropole, VLB, 1979, p. 44.Agapè est le mot grec qui désigne l’amour. On peut voir au Musée d’Athènes le masque en or d’Agamemnon dont le nom devrait signifier l’amour et pourtant qui signifie le non. Ce masque funèbre est le symbole même du patriarcat : ce qui règne et qui légifère encore en ce siècle, c’est ce mort qui a tué sa fille.
Le pique-nique sur l’Acropole, VLB, 1979, quatrième de couverture.Et pourquoi tous les Hommes sur la terre acceptent-ils comme allant de soi que votre espèce soit mâle ? Et pourquoi y a-t-il encore tant de femmes sur la terre qui acceptent cela comme allant de soi ? Et pourquoi les mâles de votre espèce ont-ils capitalisé l’espèce comme ils ont capitalisé l’argent, comme ils ont capitalisé le pouvoir, comme ils ont capitalisé le savoir ?
L’Euguélionne, La Presse, 1976, p. 225.Ces mots vous semblent barbares, dit L’Euguélionne, en jetant un premier coup d’œil sur le Tableau de féminins en formation que lui présenta l’une de ces femmes déterminées. Mais les gens s’y habitueront si vous les employez le plus souvent possible : les meilleurs l’emporteront et passeront dans la langue. À l’origine tous les mots sont des barbarismes. Si vous voulez exister dans la société, vous devez absolument fabriquer les néologismes qui vous conviennent, sinon vous n’existerez pas, ni en tant que femmes, ni en tant qu’êtres humains.
L’Euguélionne, La Presse, 1976, p. 231.Il ne reste, monstrueuse que l’amnésie des femmes. Que cette absence congénitale de l’organe de la réminiscence, cette agénésie du vieux monde. […] Alors qu’il nous faudra imaginer une mémoire offensive. Une mémoire capable de remettre le monde au degré zéro de son écriture. Gardons en mémoire le mot d’Einstein : il est plus facile de briser l’atome que les préjugés. […] Notre force présente vient paradoxalement de ce gigantesque trou de mémoire historique qui nous a faites longtemps invisibles et nous fait aujourd’hui terriblement vivantes. C’est-à-dire que notre émergence au lieu même de notre invisibilité est terrifiante. C’est-à-dire que d’avoir été invisibles si longtemps nous donne une taille démesurée. C’est-à-dire que de voir bouger des statues géantes, de voir des caryatides se mettre en mouvement en laissant s’effondrer derrière elles les temples du patriarcat. C’est voir plus de Vie qu’on n’en a jamais vu DE MÉMOIRE D’HOMME. Et ça, c’est effrayant.
Les agénésies du vieux monde, L’Intégrale, 1982, p. 22 à 24.