La vieille maxime « On est toujours l’Iroquois de quelqu’un1 » s’applique à merveille à La Nouvelle-France sur les planches parisiennes2: d’une part, les seize pièces présentées ici par l’anthologiste Sébastien Côté et son équipe illustrent l’étonnement profond éprouvé par les Européens du XVIIIe siècle à l’égard des habitants du Nouveau Monde, alors figures par excellence de l’exotisme ; trois siècles plus tard, nous sommes éberlués (par moments le mot est faible) par l’idée qu’ils se sont faite de ceux qu’ils appelaient les Sauvages (dénomination litigieuse sur laquelle je reviendrai).
Seize pièces (dont certaines sont carrément médiocres) où se côtoient des personnages de l’Ancien et du Nouveau Monde, n’est-ce pas trop ? En soi, la quantité d’œuvres en cause a le mérite de démontrer l’intérêt des dramaturges et de leur public pour ce motif thématique ; pour le professeur Côté, l’avantage du nombre, au-delà de sa volonté de couvrir de larges pans de la production afin de dégager des points de convergence et de rayonnement, est de permettre une lecture diachronique sur 65 ans (1721-1786), du Régime français aux débuts de l’Amérique du Nord britannique, c’est-à-dire de rendre compte de l’évolution de ce répertoire bien particulier, au gré de l’histoire des idées.
Certains des auteurs, oubliés pour la plupart, ont manifestement lu Manon Lescaut (1731) de l’abbé Prévost ou vu l’opéra-ballet Les Indes galantes (1735) de Jean-Philippe Rameau. D’aucuns ont connu Jean-Jacques Rousseau, théoricien phare du concept du bon sauvage (formulé en 1754 pour l’essentiel). Des échos d’une pièce à l’autre montrent qu’on n’est pas en présence d’une production aléatoire, mais d’un courant thématique.
Aux noms prestigieux de Prévost, Rameau et Rousseau (pour ses Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754), il faut ajouter, excusez du peu, Voltaire (L’ingénu, 1767) et Diderot (Supplément au voyage de Bougainville, 1772 – paru à titre posthume en 1796). Quiconque voudra creuser la question des références retournera cependant à un ouvrage fameux en son temps, Nouveaux voyages de Mr. le baron de Lahontan dans l’Amérique septentrionale (1703), ou aux Dialogues (1704) du même baron avec Adario, nom qu’il donne au chef wendat Kondiaronk, dont on dirait de nos jours qu’il lui avait servi d’informateur. Référence explicite est faite par les auteurs Lesage, d’Orneval et Fuzelier quand ils reprennent l’improbable nom d’Adario dans leur pièce « Arlequin, roi des Ogres » (1720).
A beau mentir qui ne va pas loin
Puisque nous sommes plongés dans une débauche de titres, en voici qui permettront de circonscrire le propos : « Les mariages de Canada », « Le mariage fait par lettre de change », « Le Huron », « Le Sauvage en France », « Le Français en Huronie », « Le Français chez les Hurons », « Zélamire la Huronne, ou la Sauvage », « La Sauvagesse », « La Canadienne » (le terme désigne une Autochtone, selon l’usage de l’époque, comme le récollet Chrestien Leclercq appelait « Gaspésiens » les Mi’kmaqs dans ses récits du siècle précédent). Les voyages forment la jeunesse et, surtout, ils forment des couples transatlantiques : le mariage et ses péripéties sont en effet le moteur qui détermine les désirs et règle l’action, avec les composantes adjacentes que sont le dépit, la colère, la coquetterie, la jalousie, la trahison, la crainte des mésalliances et la tyrannie paternelle. Rien de tel que d’offrir un thème connu aux spectateurs pour leur faire découvrir des territoires inconnus, surtout quand soi-même on… ne les connaît pas : aucun des auteurs regroupés dans l’anthologie n’a fait le voyage à Québec, non plus que le quintette de grands écrivains précédemment mentionnés.
Sur quoi reposait la connaissance qu’on pouvait alors avoir de l’Amérique ? Avant Lahontan, on s’en remettait aux réflexions de Montaigne, aux récits de voyage de Cartier (XVIe siècle) et de Champlain3, surtout aux Relations des Jésuites (XVIIe siècle), si populaires qu’on les diffusait à des fins de recrutement de missionnaires attentifs à l’appel de Dieu… et de l’aventure. Si le peuplement de ce qui deviendra l’Acadie et le Québec est d’abord affaire de paysans, de petits commerçants et de huguenots convertis aspirant à une vie plus paisible qu’en France, les pièces ici présentées relèvent d’une construction imaginaire de l’Amérique. Dans ce théâtre, la réalité est la chose la mieux malmenée du monde.
Jusqu’à un certain point, ce fantasme n’a jamais cessé de se superposer à la réalité, avec comme relais privilégié l’insigne cabane au Canada. On pourrait d’ailleurs lire la présente anthologie en établissant ici et là des similitudes avec ce que proposent les vox pop recueillis par des Québécois goguenards sur les trottoirs de Paris, où le tout-venant fait état du danger quotidien que présentent sous glaciales latitudes les bêtes sauvages, de nos mœurs archaïques et de notre parlure indigente (pour cet avis méprisant, pas besoin d’aller aussi loin). De temps en temps, certains commentateurs s’adonnent à ce plaisir malsain et masochiste.
Pareille réception des œuvres de l’anthologie les condamnerait sans appel car leur propos, pris au pied de la lettre, est parfois irrecevable, voire scandaleux. On se rendrait ainsi coupable d’une démarche comparable à celle de ces auteurs qui ont présenté un monde qui leur était étranger. « Suivez le guide », dirai-je aux lecteurs de l’anthologie, surtout qu’il est excellent dans la mise en contexte. (Qui a lu le théâtre populaire français de cette époque ? Moi pas.) De plus, le riche avant-propos de Sébastien Côté ainsi que sa présentation des auteurs et des pièces (il a ici bénéficié ponctuellement de la collaboration de Francesseca Lelong, de Malika Rogosin, d’Adeline Karcher, de Pierre Frantz et de Pierino Gallo) sont donnés dans une tonalité neutre, sans anathème. Notons que le maître d’œuvre n’en est pas à sa première incursion dans cette époque : il avait présidé à la parution de Rêver le Nouveau Monde. L’imaginaire nord-américain dans la littérature française du XVIIIe siècle (PUL, 2022). Comme quoi les travaux exemplaires de Bernard Andrès ne seront pas restés sans suite.
L’Amérique, si c’est un rêve je le saurai
Au XVIIIe siècle, la traversée de l’Atlantique était hasardeuse. Le Nouveau Monde était à distance de rêve, avec les contours imprécis que cela entraîne. Pour qui ne s’est pas embarqué, Nouvelle-France, Louisiane, Nouvelle-Castille (Pérou), c’est alors du pareil au même. Sur les planches, ce décor liminaire est habité par la panoplie habituelle de comtes et de marquises, leurs serviteurs descendant plus ou moins de Scapin, parfois prélevés de la commedia dell’arte (Arlequin, Lélio, Mezzetin, Pantalon, Scaramouche, Pierrot, etc.) ou du répertoire comique contemporain, tels Frontin, archétype du valet rusé ; le niais Jacquot ; Clitandre, amoureux transi ; Rosine, une suivante ; etc. Au mieux, et les lecteurs de l’aventure de Tintin intitulée Le temple du Soleil s’y retrouveront, un nom évoque les Quechuas (Hiaskar dans Hirza, d’Edme-Louis Billardon de Sauvigny). Là aussi, Voltaire était passé avec Alzire, ou les Américains (tragédie de 1736). Le mélange est parfois savoureux, avec un Arlequin indigène, un eunuque, une Tourmentine fille du Sagamo.
Géographie molle4, nomenclature préfabriquée : au regard actuel, le problème est mineur. La question des personnages autochtones est plus délicate. À propos de l’emploi du mot Sauvages pour les désigner, la préface permet de voir plus loin que l’insulte qu’on redoute. Comme les mœurs, les langues évoluent, ceci favorisant la compréhension de cela. Étymologiquement, le mot qualifie ce qui, faune, flore, gens, est issu de la forêt, à l’état naturel (d’où sylvestre, Sylvie, Sylvain, la selva espagnole et portugaise, etc.). Au fil du temps s’est creusée une dichotomie avec la civilisation (dans ce cas-ci, l’exercice philologique mène à citoyens, c’est-à-dire aux habitants des cités). Est sauvage ce qui est indompté, ce qui n’a pas été domestiqué. « Le loup et le chien », de La Fontaine, est éloquent sur ce point : en préférant sa liberté, le loup connote le sauvage d’une valeur positive, si étique soit-il. Il n’en reste pas moins que la célèbre fable est destinée aux bêtes domestiques que nous sommes, à savoir du côté de l’équation où le vocabulaire établit ses normes. Or, le mot glissera peu à peu dans le territoire de ce qui est primitif, barbare, solitaire par choix, inculte, grossier, béotien, voire cruel. Terreau fertile pour la revalorisation associée à Jean-Jacques : le bon sauvage est un être pur, exempt des ravages causés par la société, concept qui, au demeurant, n’est pas dénué d’infantilisation… Ainsi, ces points de vue tirés d’Arlequin sauvage de Louis-François Delisle de La Drevetière :
LÉLIO – La vivacité de son esprit, qui brillait dans l’ingénuité de ses réponses me fit naître le dessein de le mener en Europe avec son ignorance ; je veux voir en lui la nature toute simple opposée parmi nous aux lois, aux arts et aux sciences. Le contraste sans doute sera singulier.
ARLEQUIN – Je suis d’un grand bois où il ne croît que des ignorants comme moi, qui ne savent pas un mot des lois, mais qui sont bons naturellement. Ah, ah ! Nous n’avons pas besoin de leçons, nous autres, pour connaître nos devoirs. Nous sommes si innocents que la raison seule nous suffit5.
Hymen : on fait la file
Contrairement à un essai de Rousseau, le théâtre repose sur une intrigue. Au centre de celle-ci, l’hymen, c’est-à-dire le mariage. On reconnaît là la matière courante des pièces de l’époque, parsemées d’un peu de marivaudage : deux jeunes gens sont destinés l’un à l’autre alors que leur cœur est déjà engagé ailleurs, ce qui (rassurons-nous : on est presque toujours dans le théâtre comique) finira par s’arranger. On est résolument dans le monde des échanges bilatéraux : tantôt, à un jeune Français vivant ici, on envoie une fiancée ; tantôt, on importe en France une jeune Autochtone6. Certaines pièces sont écrites en alexandrins bien sonnants, ce qui pourrait détonner, compte tenu de la matière. Encore une fois, Sébastien Côté a le mot juste : « Il s’agit bien d’une tragédie française [Hirza] adaptée au continent américain et non l’inverse ». Dans ce cadre, quoi de mieux que le mariage arrangé pour montrer que dans le champ de l’amour, les jeunes Européens étaient desservis par la rigidité patriarcale (les hommes étaient destinés à se rattraper… sur le compte de leurs filles…), ce qui est dénoncé à l’aide du contraste avec les mœurs des Autochtones, présentées comme libres. Comme Montesquieu l’a fait avec ses Lettres persanes (1721), les auteurs profitent abondamment de la position d’ingénuité des Sauvages à l’égard des codes sociaux policés des Français pour en faire la critique.
Il convient de rappeler qu’un genre littéraire, quelle que soit la qualité des œuvres en cause, répond avant tout à des impératifs de forme, qui en constituent les critères d’identification. Plusieurs de ces pièces ont été jouées dans le cadre des foires Saint-Germain et Saint-Laurent à Paris, devant un public bien différent de celui qui fréquentait les grandes salles de théâtre et, par conséquent, avec un horizon d’attente plus près de la farce, du quiproquo et des prestes revirements de situations que des grandes réflexions auxquelles on ramène souvent le siècle dit des Lumières. N’attendons pas ici un propos moraliste comme chez Marivaux mais plutôt des scènes parfois amusantes, destinées par des forains à des spectateurs venus en ces lieux se divertir et faire des achats au milieu d’un grand marché. Au sommaire figure d’ailleurs l’un des maîtres du théâtre de la foire, genre qui prélude à l’opéra-comique, Alain-René Lesage (ici coauteur de « L’île du Gougou » et d’« Arlequin, roi des Ogres »), par ailleurs immortalisé par le roman picaresque Histoire de Gil Blas de Santillane.
O tempora, o mores
Finalement, qui est l’Iroquois de quelqu’un ? Peut-être moi, dans la mesure où, entre Autochtones et Européens, on ne trouve pas dans ces pièces trace de ces petites gens qu’étaient mes ancêtres. L’Iroquois de quelqu’un endosse cet habit – on est au théâtre, après tout ! – et conclut par une autre maxime : « Autres temps, autres mœurs ». Elle aurait pu servir d’introduction ou de prélude, comme la télé actuelle en use avant chaque émission pour nous prévenir que nous risquons d’être submergés par de la violence, des propos inconvenants, des clichés, des âneries ou des scènes horizontales jouées sans tissu. Et que cette prophylaxie ne nous prive pas de voir comment des auteurs ont inventé une certaine Amérique !
1. Sylvain Lelièvre en a fait usage dans sa chanson « Le chanteur indigène » (1977).
2. Sébastien Côté (sous la dir. de), La Nouvelle-France sur les planches parisiennes. Anthologie (1720-1786), PUL, Québec, 428 p.
3. Source d’inspiration de la pièce « L’île du Gougou » (1720), de Lesage et d’Orneval.
4. Caractère qui perdure au début du siècle suivant chez Chateaubriand (Atala) : « Non loin d’Apalachucla s’élevait, sur un tertre isolé, le pavillon du conseil. Trois cercles de colonnes formaient l’élégante architecture de cette rotonde. Les colonnes étaient de cyprès poli et sculpté […] ». Si le cyprès des étangs est l’arbre emblématique de cette région essentiellement marécageuse, il est toutefois surprenant de retrouver une rotonde, élément associé à l’architecture classique européenne et à son usage dans les édifices institutionnels des États-Unis.
5. La Nouvelle-France sur les planches parisiennes, p. 29 et 34. L’auteur ne peut être placé dans le sillage de Rousseau, la pièce datant de 1721. On est ici dans l’orbite de Lahontan.
6. On rapporte qu’en 1725 une visite d’Illinois à Paris avait frappé les esprits et accru l’intérêt pour l’Amérique. Comment ne pas évoquer ici le sort des malheureux Donnacona, Domagaya et Taignoagny enlevés par Cartier et morts en France deux siècles plus tôt ?
EXTRAITS
À ces exemples concrets s’ajoutent la prétendue simplicité de la vie canadienne, la forêt et les animaux sauvages, le souvenir impérissable des Filles du roi, la primauté de l’amour dans le mariage et les avantages de l’éloignement, lequel efface les contraintes les plus absurdes de la culture française.
Sébastien Côté, p. 5.
Forts de leur connaissance des Anciens et des Sauvages européens, fussent-ils purement imaginaires, les voyageurs de langue française n’eurent pas à inventer un nouveau terme générique pour désigner les Autochtones américains. […] Grâce à son ancienneté latine, ses usages balisés et son ancrage dans l’imaginaire d’Ancien Régime, Sauvage dut alors s’imposer à eux comme une évidence.
Sébastien Côté, p. 14-15.
Lorsque toujours dans l’innocence,
On ne dit rien que ce qu’on pense,
On parle iroquois (bis).
Lorsqu’on dit qu’on est sincère,
Quoique l’on sache le contraire,
On parle françois (bis).
Lesage et d’Orneval, « La Sauvagesse », p. 115.
Un Sauvage a de la raison. Elle est la règle de toutes ses actions. Ses mœurs sont naturelles et pures. Il en est qui pourraient servir d’exemple à vos plus fameux philosophes.
Monsieur de Nizas, « Le Sauvage en France », p. 229.
Rosse-le-moi d’importance, sinon j’en fais mon affaire et apportant sa chevelure aux pieds de Talmis comme un trophée dû à sa gloire.
Monsieur de Nizas, « Le Sauvage en France », p. 234.
Ce que je vais nommer théâtre, c’est un endroit vaste et superbement orné où s’assemble le public, où une troupe de personnes de tout sexe et que l’on appelle comédiens tiennent une école de vertu, en y représentant les grandes actions ou les malheurs des héros, comme la mort de César ou de Pompée et de plusieurs autres, vous menant à l’admiration, à la pitié ou à l’horreur des crimes.
Monsieur de Nizas, « Le Sauvage en France », p. 246.
Je veux tout ce que je trouvais à Paris et tout ce qui manque ici : des bals, des comédies, des opéras, des soupers fins, des anecdotes scandaleuses, des propos malins, des belles point sévères, des maris point jaloux, enfin tout ce qui peut faire le bonheur d’un galant homme.
Claude Louis-Michel de Sacy, « La sympathie », p. 322.
Parmi nous, jamais une fille
Ne prend un mari de son choix.
Ce soin regarde sa famille :
L’épouser, voilà tous ses droits.
Louis Delaunay, « Le Français chez les Hurons, ou les Vertus de la baguette », p. 386.