« Patience et longueur de temps », prônait Jean de La Fontaine1, un adage que l’auteur a sûrement fait sien en échafaudant sa nouvelle proposition littéraire, celle d’écrire l’histoire de l’humanité, rien de moins. L’écrivain franco-belge2 caressait cette idée folle depuis plus de 30 ans.
Du néolithique jusqu’à aujourd’hui
Projet titanesque, La traversée des temps comptera plus de 5000 pages. En 2021, Schmitt publie coup sur coup les deux premiers tomes de son magnum opus qui en comptera huit, soit Paradis perdus3, dans lequel ses personnages affrontent le déluge, et La porte du ciel4, où il est bien entendu question de la tour de Babel. Le prolifique écrivain a terminé le découpage de l’odyssée depuis longtemps et sait d’ores et déjà ce dont traitera chacun des titres prévus5. Fait rare dans le métier, Schmitt dit assurer lui-même l’imposant travail de recherche que nécessite la rédaction d’un tel ouvrage.
L’auteur propose d’ailleurs un fil d’Ariane efficace pour rendre son œuvre plus fluide. Suivant un code généralement réservé à la science-fiction, Schmitt a rendu immortel le narrateur de la saga – aussi le personnage principal –, qui guidera le lecteur de siècle en siècle, de lieu en lieu, d’événement en événement. Comme les lombrics, le protagoniste pourra régénérer son propre corps, ce qui se révélera de nombreuses fois fort utile. Parfois amusant, parfois irritant ou même trop cousu de fil blanc, le stratagème remplit toutefois son office.
La curiosité de Schmitt, son éclectisme et son talent de narrateur servent son écriture, ce que l’agrégé de l’École normale supérieure de Paris, docteur en philosophie, a maintes fois démontré. Son œuvre multiforme a plu dès ses débuts, dans les années 1990. Éric-Emmanuel Schmitt serait, dit-on, l’auteur français contemporain le plus lu et le plus joué au monde.
Tome 1 : le déluge
Noam, il se nomme Noam, ce héros immortel. Il vit dans un village lacustre situé sur les rives de ce qui est aujourd’hui la mer Noire. Son histoire débute il y a 8000 ans, à la période du néolithique, un moment charnière dans l’évolution de l’humanité. Les humains sont encore nomades, mais certains chasseurs-cueilleurs commencent à se sédentariser et à développer les prémisses de l’agriculture et de l’élevage.
Selon Schmitt, déjà régnaient hostilité et scission. Les conflits n’étaient jamais loin, ce que les prochains millénaires confirmeront sans équivoque. « Nous estimions que nous, les Sédentaires, nous formions une humanité supérieure aux Chasseurs, cette race ignoble », confie l’immortel.
Il est facile de faire un rapprochement entre Noam et le Noé de la Bible puisque, dans Paradis perdus,déferlent sur son clan le déluge et le tsunami qui s’en est sans doute suivi. « Une vague géante, plus haute qu’une montagne, sortait de l’horizon béant et se précipitait sur nous, résolue à nous engloutir. » Un rêve prémonitoire avait permis à Noam-Noé et aux siens d’échapper au cataclysme en construisant l’arche bien connue. « Quoique continûment menacés d’éclatement, nous flottions. Si forte et constante que fut notre crainte de l’engloutissement, nous flottions. »
La famille de Noam survivra, dont Noura, sa femme adorée, autre immortelle qui lui donnera bien du fil à retordre au cours des siècles à venir.
Tome 2 : Babel en Mésopotamie
Pour se remettre des moments difficiles qu’il a vécus à la fin de Paradis perdus, Noam connaît une très longue période de dormance. Au début du deuxième tome, La porte du ciel, il ne sort de son interminable sommeil que pour mieux retrouver son épouse, aimante et vivante. Il était convaincu de l’avoir perdue à jamais. « Cela fait plusieurs générations, Noam, que je prends soin de toi. Tant de générations que je ne les compte plus », explique Noura. Leur bonheur sera bref, car ils seront à nouveau séparés.
Maintes fois, le couple jouera ainsi au chat et à la souris, puisque telle est l’éternelle quête de Noam, aller à la recherche de Noura.
Au IVe millénaire av. J.-C., les pas du héros redevenu célibataire le conduisent au Moyen-Orient, précisément en Mésopotamie, une civilisation située entre le Tigre et l’Euphrate, dans l’actuel Irak. Noam y découvre des sciences qui lui étaient jusqu’alors inconnues, telles l’écriture, l’astronomie et l’architecture. Il visite les premières cités du monde où règne une organisation sociale qui l’étonne. « Une des nouveautés qui me frappaient le plus dans ces villes, c’étaient les commerçants. Dans mon village, il n’y avait que des artisans. »
Noam s’installe à Babel, une des nombreuses cités fondées par le terrible Nemrod6, lequel, selon Schmitt, craignait bien plus un nouveau déluge qu’il méprisait Dieu. Le puissant tyran fait élever une tour « afin de s’y réfugier au cas où les flots recouvriraient le territoire ». Babel ou Bāb-Ilum7 ne signifie-t-il pas « la porte des dieux » ou, mieux encore, la porte du ciel ?
Devenu guérisseur, puis émissaire de la reine du pays voisin auprès de Nemrod, Noam-Noé ne peut que constater la victoire du despote sur le légendaire Abraham, un autre de ses descendants. « Votre peuple, lui, m’intéresse, des bergers et des bergères solides, sains, qui fourniront d’excellents esclaves pour édifier la Tour », raille le tyran.
Noam conseillera les généraux, les architectes et les astrologues de Babel, mais même s’ils unissent leurs efforts, ils ne sauront empêcher la tour de s’écrouler. « Ce qui n’avait pas été écrasé ou asphyxié périrait par le feu. Nous assistions au début de la fin. Les Dieux nettoyaient tout. » Noam, Abraham et ses pasteurs survivront à la disparition de la cité et le patriarche poursuivra son chemin avec son épouse Sarah.
Cette Sarah ne serait-elle pas plutôt l’immortelle Noura, que Noam aurait à nouveau retrouvée et reperdue ?
À suivre dans le troisième tome.
Noam hier, Noam aujourd’hui
La saga d’Éric-Emmanuel Schmitt n’a rien d’un récit linéaire. L’auteur rompt la chronologie des événements en alternant les aventures de son héros, celles d’hier et celles d’aujourd’hui. Parfois, c’est le narrateur Noam qui raconte les péripéties de sa vie présente, parfois, c’est plutôt le mémorialiste Noam qui narre ses mésaventures passées, en flash-backs.
Dès les premières pages de La traversée des temps, Noam se réveille dans une grotte, près de Beyrouth. Régénéré, frais et dispos, l’immortel commence une énième nouvelle vie, au XXIe siècle. « Comme c’est bon, une renaissance ! Meilleur qu’une naissance… », confie-t-il. À chaque résurrection, et il en connaîtra sûrement plusieurs tout au long des huit tomes, Noam doit prendre le pouls d’une civilisation qui lui est inconnue. Heureusement, il a tant voyagé dans l’espace et dans le temps qu’il est maintenant polyglotte, ce qui facilite son intégration n’importe où, à n’importe quelle époque. Cette fois, il regarde les téléphones intelligents avec étonnement : « Indifférents aux sollicitations, les touristes consultent une petite boîte plate qu’ils tiennent en mains ».
Omniscient, l’immortel fait souvent référence aux grands de ce monde qu’il a déjà rencontrés ou dont il a entendu parler. Hérodote, Jésus, Louis XIV, Gutenberg ou Einstein défilent dans des notes infrapaginales, aussi passionnantes que les faits d’armes du héros. Noam est un érudit.
En ce début de XXIe siècle, le héros prend ses marques pour une nouvelle aventure, une opération difficile et complexe, même pour un habitué comme lui. Il décide alors de consigner ses vies antérieures, d’écrire ses mémoires. « Il se prépare, il apprivoise l’idée. […] Mardi il s’est acheté un cahier, mercredi trois stylos, jeudi un dictionnaire. » Il est prêt.
« Je suis né il y a plusieurs milliers d’années, dans un pays de ruisseaux et de rivières, au bord d’un lac devenu une mer », commence-t-il.
À venir dans le tome 3 : écologie et pharaons
Dans le deuxième tome, au cœur du Moyen-Orient d’aujourd’hui, Noam s’est joint bien malgré lui à un groupe de survivalistes et cherche à empêcher un désastre mondial de se produire. Terrorisme, complots, problèmes environnementaux, informatique et haute technologie, vidéosurveillance, cyberpirates, Noam se met aux goûts et au vocabulaire du jour. Il fera bientôt équipe avec Britta Thoresen, une « jeune Suédoise écologiste qui terrorise les puissants ». Il n’y a pas de hasard.
Il est vrai que, depuis 8000 ans, Noam entretient un lien fort avec la nature. Écologiste avant la lettre et herboriste de formation, il a souvent exercé le métier de guérisseur. « La Nature anticipe, calcule, voit loin. Nous, le nez collé au présent, nous demeurons aveugles à l’avenir », lui expliquait jadis son beau-père Tibor, aussi son mentor. Noam porte un grand respect à l’environnement, ce que ses conversations à venir avec Britta-Greta ne sauront refroidir, au contraire.
Dans Le soleil sombre, troisième tome à paraître, Schmitt établira sûrement un lien entre les drames actuels de Noam et la suite de ses aventures passées, dans laquelle le mémorialiste racontera sa découverte de l’Égypte antique, au IIIe millénaire av. J.-C.
Les pharaons étant obsédés par leur propre survie, quelles relations le demi-dieu Noam entretiendra-t-il avec eux ? L’immortalité pèse sur celui qui a vu disparaître un à un tous ceux qui lui étaient chers, alors que lui demeurait inexplicablement dans la fleur de l’âge. Après avoir assisté impuissant et inconsolable à la mort de Cham, son fils bien-aimé, il avait déclaré : « Combien de temps ce corps qui ne vieillissait pas allait-il m’obliger à exister ? »
À la fin de La porte du ciel, le Noam du XXIe siècle pense avoir retrouvé sa fugitive Noura. Elle serait en Suède, cette fois, et lui était apparue sur l’écran de son téléphone. « La mère de Britta se penche vers la caméra. […]. Et Noura sourit tendrement à Noam. »
De nouvelles retrouvailles pointent à l’horizon.
1. Jean de La Fontaine, Le lion et le rat, premier recueil des Fables de La Fontaine, 1668.
2. Né en France en 1960, Éric-Emmanuel Schmitt vit à Bruxelles depuis 2002 et détient la double nationalité.
3. Éric-Emmanuel Schmitt, La traversée des temps. T. 1 : Paradis perdus, Albin Michel, Paris, 2021, 563 p. ; 34,95 $
4. Éric-Emmanuel Schmitt, La traversée des temps. T. 2 : La porte du ciel, Albin Michel, Paris, 2021, 580 p. ; 34,95 $
5. Paradis perdus (fin du néolithique et déluge) ; La porte du ciel (Babel et la civilisation mésopotamienne) ;Le soleil sombre (l’Égypte des pharaons et Moïse) ; La lumière du bonheur (la Grèce au IVe siècle av. J.-C.) ;Les deux royaumes (Rome et la naissance du christianisme) ; La mystification (l’Europe médiévale et Jeanne d’Arc) ; Le temps des conquêtes (la Renaissance et la découverte des Amériques) ; Révolutions (révolutions politiques, industrielles, techniques).
6. Dans la Bible, Nemrod est présenté comme le fils de Koush, qui est le fils aîné de Cham, lui-même fils de Noé. Il serait le premier héros sur la terre et le premier roi après le Déluge.
7. Babel ou Bāb-Ilum en akkadien, une langue de la famille des langues sémitiques éteintes parlée en Mésopotamie du début du IIIe jusqu’au Ier millénaire av. J.-C.
EXTRAITS
Parcourir les sentiers, traverser les champs, s’enfoncer dans les bois devenait captivant avec Tibor : j’apprenais à percevoir la Nature et à la rêver, paupières ouvertes et paupières fermées. On découvre autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi, les Esprits pénètrent partout.
Grâce à nos trempages, nos décoctions, nos infusions de simples, Noura se remettait. Certains jours, elle nous accompagnait. […] elle cherchait des senteurs dans l’intention de fabriquer des parfums.
Paradis perdus, p. 76.
On me vénérait tel un sage, un juste, un fondateur. On expliquait que j’avais prévu le déluge […], que j’avais construit un bateau prodigieux, d’une solidité sans pareille, dans lequel j’avais embarqué, en plus des hommes, des couples d’animaux pour préserver toutes les espèces. À les entendre, je n’avais omis de sauver personne et l’on ne se remémorait plus ceux et celles qui avaient succombé. D’une calamité meurtrière, on avait tiré une épopée triomphante.
Paradis perdus, p. 544.
– Papa étudiait inlassablement ces vers. Ça m’écœurait, je me moquais de lui ! Je ne devinais pas qu’il me permettrait d’apprivoiser notre secret à l’avance. […]
– Nous sommes pareils à ces vers, Noam. Nous nous recomposons lorsque nous sommes brisés. Nous ne mourrons…
– Jamais ?
Ni [Noura] ni moi ne prononcions la phrase entière, encore moins le mot qui résumait tout : immortels. […] Notre silence avait une force terrible, telle une flèche fichée dans le cœur.
La porte du ciel, p. 164.
De nouveau, le bruit sourd. Par-dessus, petit à petit, telle l’amorce d’une grêle, des sons de pierres qui tombent.
Je me tournai vers la Tour : elle se fissurait. Des briques se détachaient. Un échafaudage craqua. Des ouvriers, poussés dans le vide, lancèrent des cris de détresse. Leur ultime appui rompit, ils chutèrent et s’écrasèrent au sol.
Dans la foule, ce fut d’abord la sidération, ce vertige de l’esprit qui ne veut pas croire au mal. Puis l’effroi, cette paralysie qui fige les muscles, les poumons, le cœur. La peur, cette énergie qui permet de décamper ou d’attaquer. La panique, cette agitation qui effleure fébrilement mille issues. Enfin le chaos.
La porte du ciel, p. 558.