L’anthologie 50 ans de poésie 1971-20211, préparée par Bernard Pozier, vient souligner le travail exceptionnel des Écrits des Forges, une maison d’édition de Trois-Rivières consacrée uniquement à la poésie. Un demi-siècle d’écriture que l’on nous présente à juste titre comme des extraits d’un important catalogue.
Il est impossible, dans ce genre d’exercice, de donner à lire tous les poètes publiés. On pourra tout de même, avec bonheur, y lire, selon la formule « un poète, un poème, une page », 101 poètes d’ici (ô le beau nombre très québécois !) et aussi de nombreux poètes acadiens, français, mexicains, belges, américains, etc.
Éditeur international, les Écrits des Forges n’ont jamais voulu être une chapelle ou une école. Ils ont souhaité « forger des voies et des voix à l’infini » selon le vœu de leur fondateur Gatien Lapointe. C’est d’ailleurs le poète d’Ode au Saint-Laurent et d’Arbre-radar qui inaugure l’anthologie avec ce vers magnifique : « Souffle du feu dans la gorge de la neige ». Et si c’était la mission de cette maison d’édition ? Souffler, maintenir et protéger le feu de la poésie qui est aussi toujours à venir.
Le futur n’est pas une perspective lointaine, il est la continuation d’une longue traversée qui a débuté il y a fort longtemps. Lire un tel livre est une occasion de se souvenir et de découvrir, mais également une invitation à imaginer la poésie de demain.
Pour célébrer la publication de cette importante et déjà incontournable anthologie, nous avons demandé à des poètes des Forges venant de différentes régions du Québec, de penser la poésie des 50 prochaines années. Les réponses sont très diverses, à l’image des recueils de cette maison d’édition.
Bernard Pozier, directeur littéraire des Écrits des Forges, Montréal
Pour perdurer, la poésie renoue sans cesse avec le langage de l’ellipse (peut-être désormais sous l’influence des communications actuelles et futures). Elle continue sans relâche à interroger diversement l’humanité, la Terre, l’univers et la mort, à en scruter splendeurs et catastrophes (jour à jour, dans le temps qui a fui, fuit et fuira). Dans ses partitions de paroles, sur tous les rythmes possibles, dans toutes les dimensions de la langue, elle a gardé, garde et gardera vivant le souffle de quelques êtres au dire inimitable et qui, pourtant, quelque part en dedans, ressemblent à tous et à toutes de toutes les époques. La poésie va son chemin, inventant son propre pas et ses propres formes, pour dire tout ce que nous sommes, tant que nous serons.
Pierre Chatillon, Nicolet
Dans L’épopée de Gilgamesh, œuvre vieille de 5 000 ans, la détresse du héros face à la mort est aussi déchirante qu’elle peut l’être pour un jeune poète d’aujourd’hui. Les plus grandes civilisations ont été réduites en poussière et pourtant des poèmes gravés sur des fragments de pierre se sont rendus jusqu’à nous. Ils nous confirment que le cœur humain ne change jamais.
Pour ma part, j’ai connu toutes les modifications survenues au cours des 50 dernières années. Tant sur le plan des structures que sur celui des idéologies. Et pourtant la poésie est toujours vivante. Tant qu’elle exprimera les joies et les douleurs du cœur, elle n’aura rien perdu de sa fraîcheur dans 50 ou 500 ans.
Louise Desjardins, Rouyn-Noranda
La poésie des 50 prochaines années ne s’arrêtera pas, fera toujours battre le cœur des gens d’ici et d’ailleurs, leur donnera des ailes, les prendra par la main pour franchir la couche d’ozone et la rivière que les saumons auront péniblement remontée. La poésie abritera encore les rêves perdus, les insomnies cousues de manques et de déceptions. Au petit matin, devant un café synthétique, la poésie dira ce qu’elle veut dire, les mots prendront place sur les lignes brisées du désir, s’enfonceront dans nos lacs d’algues bleues comme des sonars à la recherche de ce qui bouge encore. La poésie n’aura pas de dernier souffle. La poésie parlera en silence avec beaucoup d’éloquence et de délinquance.
Stéphane Despatie, Montréal
Si le passé tire son sens du présent, l’avenir, quant à lui, s’extrapole plus que jamais à la lumière d’événements très récents. Le balancier du principe, si vous me permettez l’inversion, a perdu de son lustre. J’ai la triste impression qu’on assiste tranquillement à une table rase de ce qui s’est fait et que bien peu de voix des 50 dernières années survivront aux 50 prochaines. Cela ne veut pas dire que le genre n’est pas en santé, seulement, je crois qu’une assez grande partie du lectorat lit les choses autrement, et c’est suffisant pour faire valser tout un corpus vers autre chose, vers d’autres regards. Formellement, je crois que la poésie sera plutôt radicale et pour longtemps, ensuite, comme tout deviendra précieux, on se tournera forcément vers le souvenir, et à nouveau, vers la contemplation.
Monique Juteau, Bécancour
Dans 50 ans, après plusieurs pandémies, la poésie aura réussi à sortir de cette vague de poètes malades aux vers ponctués de pulsations arythmiques. La poésie sera terrienne ou martienne : deux grands courants littéraires qui viendront abolir les classifications de la parole selon les paradigmes de la diversité. Tous les écrits des poètes en résidence d’apesanteur sur Mars seront empreints d’un nouveau surréalisme. Des images-chocs qui tourneront parfois à vide, car les poètes sur la planète rouge n’auront pas pu emporter avec eux l’amour. La poésie terrienne sera de plus en plus animale, mâles aux cris rauques, femelles en quête de tanières et de chromosomes valides. Les lumineux, peu nombreux, existeront encore et rêveront de visiter l’exposition Vestons, souliers et vertiges de Jean-Paul Daoust afin de réentendre son ode « Persévérance »sur la tendresse disparue.
Jean-Noël Pontbriand, Sainte-Brigitte-de-Laval
Nous assistons quotidiennement à l’agonie du français dans notre Belle Province, bien assis dans notre « cuisine », continuant à nous gaver de belles phrases, sans nous soucier de la façon dont sont traitées notre langue et notre culture, comme si tout cela ne nous concernait pas.
La langue française, au Québec, s’appauvrit, s’étiole au point de devenir un simulacre de langue que chacun baragouine selon ses humeurs, obéissant aveuglement à toutes les modes et idéologies, utilisant les mots comme de simples moyens de communication, non comme des lieux qu’il faut habiter en leur permettant de vivre à travers la parole vivante dont le poète est le dépositaire, et la langue dont il devrait être le gardien.
Qu’en sera-t-il dans 50 ans ? Je n’ose répondre, et mets mon espoir dans le fait que les Québécois ont, jusqu’ici, toujours su rebondir. À condition que la société leur vienne en aide par un RETOUR à l’enseignement de la LANGUE MATERNELLE enracinée dans les textes littéraires créateurs, et de la littérature orientée vers la recréation des textes vivants de notre fonds littéraire au lieu de nous en tenir à l’enseignement d’une langue de bilinguisme (d’usage) et à une fixation sur les théories littéraires.
Nora Atalla, Québec
L’avenir de la poésie est menacé au Québec et de par la planète, tout comme celui de la langue française et de la littérature en général. Anglomanie, réseaux sociaux chronophages, tablettes, divertissements électroniques, ils rongent l’espace du livre, de l’imaginaire et, conséquemment, de la poésie, déjà assez étriqué. Ces 50 dernières années, les Écrits des Forges ont su se rallier des voix diversifiées, dont la puissance suggestive rejoint un lectorat qui se reconnaît dans leurs univers poétiques. Ces voix multiples s’élaborent à contre-courant, résistant aux modes et aux tendances. Envers et contre tout, j’aime à penser que les Écrits des Forges poursuivront leur œuvre de forgeage, le poème étant leur dispositif de frappe, comme un marteau s’abattant sur le convenu pour faire jaillir la lumière ; qu’ils forgeront encore des écrits avec le même souffle, les réinventant année après année.
Jean Perron, Gatineau
Comme la poésie n’est jamais vraiment rentable, elle survit à toutes les crises économiques. Comme elle n’est jamais vraiment à la mode, elle ne se démode pas. En 1831, Victor Hugo écrivait que « parce que le vent, comme on dit, n’est pas à la poésie, ce n’est pas un motif pour que la poésie ne prenne pas son vol. Tout au contraire des vaisseaux, les oiseaux ne volent bien que contre le vent. Or la poésie tient de l’oiseau ».
Dans 50 ans, la poésie aura sûrement encore ses passionnés, à la fois créateurs, passeurs et mentors, d’une façon ou d’une autre. Elle continuera de se faufiler dans de nouveaux médiums pour toucher des gens de tous les milieux. La poésie transcende les époques, les moyens d’expression et les modes de diffusion.
Michel Létourneau, Rivière-du-Loup
Tout a commencé par une sorte d’usurpation : ma lignée besognait fort mais parlait peu et n’écrivait que bien rarement. Une nuit, toutefois, leurs outils ont laissé derrière eux quelques mots en retailles.
Au matin, j’ai contemplé le saule dans ma cour comme jamais auparavant. Puis, les mots se sont mis à grimper sur son tronc, centimètre par centimètre, pour enfin en atteindre la cime. J’avais si hâte qu’ils me reviennent chargés de beauté et de transcendance. Je pressentais que sur les nervures de chaque feuille, les poètes pourraient s’élancer dans le monde pour les décennies à venir.
1. Bernard Pozier, 50 ans de poésie 1971-2021, Écrits des Forges, Trois-Rivières, 2021, 262 p. ; 22 $.
EXTRAITS
Elle petite fille
aux robes pluvieuses
tant bien que mal tente de retenir
le jour dans son filet de lumière
Elle l’amoureuse
oubliée à la pointe d’un couteau
marche vers l’inachevé du monde
Isabelle Forest, p. 101.
On ne sait pas les aboiements des fleuves
sans niche ni piège ni collier
ni le désir qui gonfle la toile
et qui donne au vent la fureur
d’inventer sa force sa forme
et sa nouvelle solitude.
Yves Boisvert, p. 28.
Ce soir on écrit sur les tables à la pointe du ciseau
on découpe des traits qui n’appartiennent à aucune langue
Hélène Monette, p. 63.
mutisme du feu jusqu’aux rires de fusion,
forge native mieux envoûtée que le soleil.
Rina Lasnier, p. 44.