En littérature, on raconte parfois les histoires autrement qu’en commençant par le commencement. Cette histoire-ci est littéraire. Elle débute le vendredi 28 octobre 2016, à la Maison de la littérature de Québec où des dizaines d’écrivains et d’amis de L’instant même sont réunis pour en célébrer le 30e anniversaire.

Au lieu des discours de circonstance, nous avons monté un florilège (de 30 minutes…) pour retracer trois décennies d’édition, de la fondation par Jean-Paul Beaumier, Denis LeBrun, Marie Taillon et moi jusqu’à maintenant ou plutôt jusqu’à demain matin : sur la roue de fortune d’une maison d’édition, l’aiguille ne s’arrête jamais sur Présent, car il y a toujours des livres en préparation, toujours des projets sur la table à dessin – qui est en fait une table à desseins.
Cette manière de raconter L’instant nous a permis de parler du passage de la maquette initiale, avec photo de couverture en noir et blanc (conçue par Anne-Marie Guérineau), à la couleur ; de l’insertion rapide d’ouvrages collectifs et de nouvellistes étrangers (en français puis en traduction) ; de l’hésitation à concevoir la première anthologie (Dix ans de nouvelles), car pareille entreprise nécessite qu’on extraie une nouvelle hors de son environnement textuel d’origine ; de l’apparition successive des collections de romans, d’essais, de théâtre (« L’instant scène »), de cinéma (« L’instant ciné »), de photographie (« L’instant décisif »), de twittérature, sans oublier les formats de poche (dont « Connaître », collection consacrée à l’enseignement de la littérature). Comme l’édition est affaire de mots, mais aussi de chiffres, nous avons fait état de 382 titres, dont 171 recueils de nouvelles et 217 livres numériques, écrits par 173 auteurs. Le scénario de la soirée comprenait des rubriques non factuelles afin de témoigner de la contribution indispensable de nos proches collaborateurs, parmi lesquels figurent les écrivains qui sont ou ont aussi été membres du comité de lecture. Ce sont eux qui ont le mérite d’avoir établi l’essentiel du catalogue.
Le tout était distribué dans une narration, formant un écrin dans lequel on avait placé des extraits de textes qu’une douzaine d’auteurs ont lus, chacun prêtant sa voix au texte d’un autre. Dans l’immédiateté, l’instant de la lecture, nous étions tous plongés dans le sentiment, la sensation, la saveur du présent. La littérature est parfois une donnée immatérielle (le terme « donnée » est capital : on est ici dans l’ordre du don, de la gratuité, de ce qu’il suffit d’accepter). Les brèves lectures se présentaient en habits de beauté. Du lutrin où Marie Taillon et moi enchaînions les séquences, le temps que les lecteurs viennent nous rejoindre, on voyait briller les yeux d’auditeurs émus. La littérature a parfois l’œil humide.

Du florilège émergeait plus que des événements et des faits : un esprit, que je ramènerai à quelques mots : audace, émulation amicale, préséance du texte sur la mode et les lois du marché – ce qui n’interdit pas le succès et ne dispense de payer les fournisseurs ! Ce que nous avons tous cherché, pendant toutes ces années, éditeurs, directeurs de collections, écrivains, réviseurs, attachées de presse, c’est essentiellement à rendre compte d’un état de la littérature, de la littérature-qui-se-fait. Et à contribuer à la faire. S’il est un bilan qu’on peut établir maintenant, c’est que les lettres québécoises ne seraient pas tout à fait les mêmes sans L’instant même : la maison a été un vecteur de l’évolution récente de nos lettres et le restera. Ce vendredi-là, tout le monde en a été conscient, preuves à l’oreille ; autrement, c’est-à-dire quand on n’est pas un vendredi 28 octobre 2016, on oublie ce qui se construit au fil du temps, le présent (encore lui) est la chose la plus insaisissable qui soit – sitôt qu’on croit le tenir au creux de ses mains, il est déjà parti.
Le passé, lui, était né comme on appelle l’avenir : à l’origine, nous avons créé L’instant pour que vive la nouvelle, alors que l’horizon des années 1980, en cela semblable à ce qui avait précédé, était plutôt rébarbatif au genre. Il s’en publiait peu, très peu, sous prétexte que le Grand Public (il a bon dos…) n’en voulait pas. Pour en lire, il fallait puiser dans les rayons étrangers (au premier chef, chez les Latinos) ou plonger dans le passé chez monsieur Maupassant. Vivre la littérature au présent, et spécifiquement la nouvelle, c’était nous assurer d’observations empiriques, à bras-le-corps, ce dont j’ai rendu compte en 1997 dans Nous aurions un petit genre. D’où est ressorti le danger d’immolation, car on n’avait pas menti en disant que la nouvelle était commercialement limitée. Nous pouvions désormais le vérifier ! Aussi, après 32 recueils, avons-nous modifié le cap et intégré le roman à la politique éditoriale.

On comprendra alors pourquoi nous avons inséré des anthologies dans le volet initial, à commencer par les Nouvelles mexicaines d’aujourd’hui, hommage d’un éditeur d’ici (merci à Louis Jolicœur !) aux nouvellistes d’un Pays d’En-Bas. Ont suivi la francophonie, Porto Rico, le Canada, l’Irlande, la France des xviie et xviiie siècles, le Chili et la Grèce, sans compter celles que nous avons consacrées à la nouvelle québécoise. L’esprit, disais-je : nous voulions d’une enseigne qui permette des rassemblements. Mine de rien, des textes de Tchicaya U Tam’si, Christiane Baroche, Douglas Glover, Tahar Ben Jelloun, Boualem Sansal, Édouard Glissant, Leonora Carrington, Alistair MacLeod, Marguerite Yourcenar, Mavis Gallant, Gisèle Pineau, Aidan Mathews, Antonine Maillet, Annie Saumont, Jean-Noël Blanc, Jacqueline Harpman, Georges-Olivier Châteaureynaud, Maryse Condé, Peter Brook, Vassili Choukchine, Tonino Benacquista et Marguerite Duras ont paru chez nous.
Qu’on me pardonne de ne citer que des écrivains venus d’ailleurs : le catalogue québécois est considérable, et personne ne voudrait ici d’une liste comme en affiche notre site Internet. Tout de même, souffrez que je fasse une exception : L’instant même a été créé en mai 1985, et nous avons eu la patience d’attendre le livre qui donnerait à notre entreprise des assises sûres. La meilleure patience consiste à ne pas attendre : un nouvelliste publiait çà et là en revue, c’est-à-dire au compte-gouttes, des textes répondant à nos désirs esthétiques, Bertrand Bergeron, accosté un soir de lancement de revue :
Auriez-vous un recueil par hasard ?

Le hasard n’a rien à voir, vous l’avez compris : la parution de Parcours improbables en 1986 tient du crime prémédité. La voie était tracée, nous n’avions d’autre choix que de faire en sorte que la nouvelle affiche son côté résolument novateur – qualité que nous considérions comme intrinsèque au genre, cela dit. L’avantage de la patience, c’est que tout était prêt quand Parcours a paru, ce qu’a confirmé la suite : la chaîne des livres se formait et tout parlait de la même voix, même si la nouvelle est le genre de l’éclatement par excellence. Les auteurs se lisaient et s’influençaient les uns les autres, à telle enseigne que la critique a parlé d’une « école de L’instant même ». Notez que cela ne me sera vraiment agréable à entendre que le jour où je ne serai plus directeur littéraire de la boîte : d’un manuscrit nous espérons, oui, qu’il corresponde à l’image de marque de la maison ; mais les grands émois sont ailleurs, dans la diffraction, dans la transgression qu’un livre nouveau nous amène à faire par rapport à nous-mêmes. Ne lit-on pas pour être, au moins de temps en temps, amené hors de soi-même ?
Célébrer un anniversaire, c’est s’exposer aux nécessités du récit et à la tentation du bilan. Quand on a soi-même deux fois 30 ans, c’est aussi se rendre compte que L’instant même compte pour la moitié de sa vie. Pour ce qui est du bilan, je déclare forfait. Les bilans sont parfois plutôt devant que derrière : bientôt, 200 écrivains auront contribué à faire de cette petite maison une maison, dans le sens premier du terme, et un instant… durable.
* * *
Pour parler ici de L’instant même, j’ai d’abord eu en tête un simple relevé des faits, mais grâce à tous ces gens venus célébrer L’instant avec nous, j’ai compris que, dans cette histoire, tout n’est que littérature.
* Julie Adam, Gilles Pellerin, Christiane Lahaie, Louis Jolicœur et Georges Desmeules en 1997 lors d’un lancement collectif. ©Archives L’instant même.
** Dixième anniversaire de L’instant même en 1986 : Roland Bourneuf, Jean Pierre Girard, Olga Boutenko, Christiane Lahaie, Gilles Pellerin, Jean Pelchat, Sylvie Massicotte, Anne Legault, Louise Cotnoir, Guy Cloutier, Michel Dufour, Hugues Corriveau et Jean-Paul Beaumier. ©Archives L’instant même.