ÉMILE KOVAR
Pseudo de Émile Nelligan, Le Samedi, 1896
Romain Gary s’est suicidé le 2 décembre 1980. Lectures de Romain Gary1 a été publié 30 ans plus tard, à l’occasion de l’exposition « Romain Gary, des Racines du ciel à La vie devant soi », qui s’est tenue du 3 décembre 2010 au 3 avril 2011, au Musée des lettres et manuscrits, à Paris. Il s’agit d’un beau livre, grand format, à couverture rigide, qui contient plusieurs documents exceptionnels : photographies en noir et blanc, illustrations de couvertures originales, extraits de lettres ou de manuscrits. On trouve notamment un aide-mémoire rédigé par l’auteur et destiné à lui servir de référence lors de la rédaction d’un roman policier demeuré inédit et intitulé Le charlatan.
Surtout, Lectures de Romain Gary présente les textes de onze lecteurs privilégiés, écrivains ou philosophes, qui proposent chacun leur vision d’un ouvrage de Romain Gary ou du personnage qu’il était et de son œuvre, dans le cas de Pierre Assouline. Un document particulièrement émouvant est la lettre d’adieu de Gary, adressée à la presse et datée du « Jour J ». Ce fut l’ultime expression de son « désespoir sans fond », comme l’affirme Tzvetan Todorov dans sa lecture de La nuit sera calme. D’ailleurs, l’auteur dit bien dans sa dernière lettre que le titre de cet ouvrage renferme peut-être la réponse à la question : pourquoi ? Pourquoi choisir de partir, déjà, à 66 ans ? Pour mettre fin à son tourment ? Trouver enfin le calme, l’apaisement ? Mais alors, dans le néant… Puisqu’il affirmait ne pas croire à l’au-delà.
Quoi qu’il en soit, l’exposition présentée par le Musée des lettres et manuscrits et le livre d’accompagnement sont « la première manifestation d’envergure consacrée à l’auteur de La promesse de l’aube », comme l’écrit dans sa préface le président du Musée, Gérard Lhéritier. Il ajoute avoir « le sentiment de réparer peut-être une injustice ». Car il faut dire que, malgré ses succès en Amérique, Romain Gary a été pour le moins « incompris » par la critique littéraire française. C’est sans doute là la raison pour laquelle il s’est inventé un double – Émile Ajar – sous le pseudonyme duquel il a publié quelques romans qui ont été bien reçus : Gros-Câlin (1974), La vie devant soi (1975), Pseudo (1976), L’angoisse du roi Salomon (1979). Avec La vie devant soi, Gary s’est même vu décerner le prix Goncourt, ce qui a fait de lui le seul auteur à avoir reçu cette distinction à deux reprises (contrevenant ainsi aux règles d’attribution).
Cela a donné naissance à « l’affaire Ajar », le plus fameux scandale littéraire du XXe siècle. Romain Gary, voulant rester dans l’ombre, a demandé à son neveu, Paul Pavlowitch, d’assumer le rôle d’Émile Ajar. La mystification n’a été dénouée qu’après la mort de Gary et la publication posthume de Vie et mort d’Émile Ajar. Auparavant, devant les quelques critiques perspicaces ayant douté, le véritable auteur de La vie devant soi n’a cessé de nier avoir quoi que ce soit à voir avec Ajar. Sinon que celui-ci l’ait vaguement plagié.
En ce qui a trait à l’exposition, Gérard Lhéritier déclare : « Il était grand temps de mettre Romain Gary à sa véritable place : l’une des toutes premières de la littérature française du XXe siècle ». Cet écrivain humaniste a vécu plusieurs vies (il a été pilote de chasse pour la France libre, diplomate, scénariste et réalisateur de films), ce qui ne l’a pas empêché d’en revendiquer d’autres encore, par l’intermédiaire de son œuvre. Non seulement à travers les pseudonymes utilisés – dont le principal a été Émile Ajar – mais également par ses personnages qui, pour certains, ont exprimé sa révolte, son indignation devant « tout ce qui est inhumain dans la vie humaine », écrit Pierre Assouline. Gary s’insurge contre la faim, la maladie, le vieillissement, la méchanceté, la bêtise, la pauvreté, la solitude ; lui qui, paradoxalement, a été décrit par sa première femme, l’écrivaine Lesley Blanch, comme narcissique, égoïste, inculte, neurasthénique…
Il est pourtant évident que Romain Gary penche invariablement du côté des faibles, des doux. Dans La promesse de l’aube, roman partiellement autobiographique, il montre deux faibles, une mère et son fils, « sans force ni puissance », qui vont pourtant parvenir à « faire surgir un fragile et toujours éphémère îlot d’humanité dans le monde », a compris Mireille Sacotte. Tzvetan Todorov affirme, quant à lui, que l’auteur dans La nuit sera calme « voit à la base de tous nos malheurs, l’esprit machiste : le désir de vaincre, le désir de l’emporter, l’héroïsme ». Gary a une inclination pour le féminisme. « Son espoir est de remplacer la rage de vaincre par la féminité », croit encore Todorov.
Il est manifeste que le séducteur qu’était Romain Gary a énormément aimé les femmes. Les extraits de son œuvre qui en témoignent sont innombrables. On peut penser à cette citation de La nuit sera calme où il est question d’Ilona, son grand amour : « C’était certainement la femme que j’ai le plus aimée dans ma vie et qui était faite pour vivre avec moi jusqu’à la fin des jours, des miens, en tout cas. » Il ajoute : « Je pensais que je ne pourrais jamais vivre sans elle, mais on peut toujours, c’est même ce qu’il y a de si dégueulasse ». Il peut vivre, oui, mais il est brisé. Il est comme frappé par la « foudre », dit-il, lorsqu’il reçoit tout à coup des nouvelles d’Ilona, 24 ans après qu’il l’ait crue morte. Elle est plutôt dans une clinique psychiatrique, atteinte de schizophrénie. Il se précipite pour la voir, mais renonce au dernier moment afin de lui permettre de « rester belle ». Un autre remarquable extrait est tiré du roman inédit Le charlatan : « Je n’ai jamais pu vivre sans toi, et cela veut dire aussi, cela veut dire surtout, lorsque je ne te connaissais pas. Tu me manquais terriblement, lorsque je ne te connaissais pas ».
Lectures de Romain Gary est un ouvrage magnifique qui fera à coup sûr le bonheur des lecteurs de Romain Gary et de tous ceux qui souhaitent découvrir cet auteur empreint d’humanisme.
1. Collectif, Lectures de Romain Gary, Gallimard/Musée des lettres et manuscrits, Paris, 2010, 240 p. ; 54,95 $.
EXTRAITS
Romain Gary était un comédien, un joueur, un aventurier, un séducteur ; ce qui prédispose à passer pour un dilettante aux yeux de la postérité ; il n’y aurait de pire malentendu.
p. 18
« Vieillir ? » demande à Romain Gary une journaliste. Il répond : « Catastrophe. Mais ça ne m’arrivera pas. Jamais. J’imagine que ce doit être une chose atroce, mais comme moi, je suis incapable de vieillir, j’ai fait un pacte avec ce monsieur là-haut, vous connaissez ? J’ai fait un pacte avec lui aux termes duquel je ne vieillirai jamais. »
p. 77
Ainsi Gary pouvait-il s’exclamer : « Je suis contre tous ceux qui croient avoir absolument raison. »
p. 82
[…] la volonté constante qui anime Gary de faire comprendre que, dans l’homme le plus abject, il existe une personne, sinon meilleure – du moins perfectible.
p. 82
Ce qui l’anime […], c’est un humanisme vigilant, exigeant, soucieux d’interdire à quiconque d’ignorer – ou de dénier – la part de mal qu’on porte en soi. Pour Gary, la création artistique est le geste capable de remédier à la laideur du monde.
p. 82