Le 12 novembre 1984 Paul-Émile Roy, professeur et essayiste, qui se dit « lecteur assidu » de Pierre Vadeboncœur, adresse à celui-ci un billet accompagnant un article qu’il lui a consacré. Vadeboncœur répond qu’il se sent « vraiment compris » : « […] je n’écris, au fond, en vérité, que par poésie, par art, beaucoup moins par volonté d’analyser, Par action donc […] par amour, par délectation ». Dès cette réponse le ton de la correspondance est donné et le niveau auquel elle s’engage, celui de l’implication directe et franche.
Vadeboncœur aime recevoir et écrire des lettres. Elles vont s’échanger à un rythme rapide et soutenu : ce n’est ici qu’un premier volume1 qui s’achève sur la mort de Miron en 1997. D’autres sont à venir – pour notre bonheur ! – puisqu’au total plus de sept cents ont été échangées jusqu’à la mort de Vadeboncœur. Yvon Rivard, qui fut proche de lui, dans sa brève et éclairante introduction présente cette correspondance comme « une sorte de journal à quatre mains ». Il lui a fallu bien sûr élaguer, enlever des remarques accessoires, des références (pas toutes) aux personnes vivantes.
Les deux hommes appartiennent à la même génération et ils observent le train du monde qui les inquiète, souvent les scandalise. À commencer par la situation du Québec, sa dérive culturelle inséparable de toutes les autres. On reconnaît là l’écho des livres qui ont imposé Vadeboncœur comme l’analyste, le penseur, l’inspirateur : Un génocide en douce ou Trois essais sur l’insignifiance. En filigrane apparaissent une quinzaine d’années d’histoire du Québec à travers des évocations de ses politiciens, de Lévesque et Bourgault à Gérard Pelletier et Bourassa, des écrivains et artistes que Vadeboncœur a côtoyés : Paul Morin, Fernand Dumont, Pierre Falardeau, Jacques Ferron, Gilles Marcotte, Jean-Marcel Paquette, Jean-Louis Roux, les chers Borduas et Miron, et bien d’autres. Le trait est précis, parfois acéré, il touche juste, avec cet art du portrait que Vadeboncœur possédait à un haut degré. Et son correspondant mis en verve et en appétit réagit, approuve ou nuance. Mais loin d’être les souvenirs d’un homme déjà âgé qui se raconte, ces remarques sont mises en perspective : elles s’interrogent sur des destins, des circonstances qui les ont marqués, les époques qui les ont vus surgir. Et surtout sur des enjeux qui débordent les limites de ces personnalités, parfois sur leur valeur exemplaire.
« L’époque me blesse de plus en plus », dit Vadeboncœur – il s’en est souvent ouvert, au moins dès Les deux royaumes. Par la vulgarité, la futilité, l’insignifiance qui la dominent, par l’absence de transcendance qui caractérise la postmodernité. Ce n’est pas là propos morose et affligé d’un homme qui s’est toujours refusé à jouer les Cassandre et les prophètes de mauvais augure, mais constat fait selon des valeurs auxquelles il croit et qu’il défend de toutes les forces de sa plume – comme le fait aussi Paul-Émile Roy par l’écrit et sa fonction d’enseignant. Même la France que Vadeboncœur aime se laisse gagner par l’envahissement des modes, des stéréotypes mis en circulation par les fabricants (en particulier américains) de la culture de masse. Il approuve avec enthousiasme l’idée de son correspondant qui voudrait que l’éducation soit organisée « en fonction de l’homme d’abord, du travail ou de la société ensuite ». Aujourd’hui nous en sommes plus éloignés que jamais… Dans un moment de pessimisme extrême, Vadeboncœur voit le Québec sombrer parmi les premiers pays avec le monde qui est dans « un état effroyable ». Que faire ? S’indigner – et la colère alimente la verve de l’écrivain ? À coup sûr suivre son chemin.
Vadeboncœur l’a fait avec une droiture exemplaire. Et cependant avec quelle insistance il refuse l’admiration qui veut faire de lui un modèle ! En des pages émouvantes il s’avoue, dans ses doutes sur lui-même, sa fragilité. Souvent il fait retour sur lui-même et se livre à sa propre critique. Ses premiers livres ne lui plaisent guère, trop bavards, cédant à la complaisance littéraire. Il préfère Essai sur une pensée heureuse et Le bonheur excessif. Il se résigne mal à ce que l’on en parle comme d’une « œuvre » alors que Paul-Émile Roy lui donne à lire le manuscrit de l’étude qu’il lui consacre, bonheur excessif. Vadeboncœur, un homme attentif, au moins cette épithète trouve-t-elle grâce à ses yeux… Il s’agace des termes qu’on lui accole souvent, « irréductible » lui semble enflure injustifiable.
C’est l’occasion pour lui d’évaluer sans indulgence ses livres mais surtout de préciser son idée de l’écriture. Après tant de pages accumulées et dont le nombre ne cesse de croître (il fait ici volontiers allusion aux travaux en cours, comme son correspondant) : « Un jour, je ne sais quand, je me mettrai systématiquement à écrire sur l’essentiel seul ». Il l’a fait, et avec quelle exigence !
Paul-Émile Roy détache cette phrase : « Écrire, c’est se mettre dans la situation suivante : promener la pointe de la conscience dans l’inconnue ». Nous ne pouvons nous aussi qu’applaudir avec Roy ! C’est bien en effet un outil d’exploration de notre monde et de soi-même, souci auquel notre époque dans sa globalité est étrangère, qu’elle ne comprend pas.
Ce qui ramène la réflexion entre les deux correspondants au « problème » de la culture. Ils s’élèvent contre l’idée qu’elle est savoir acquis, donc un bien possédé. Elle est non seulement la somme de ce qui a été accompli mais elle continue à se faire, à nous faire. À nous garder vivants. Ce n’est pas un hasard si Péguy occupe beaucoup de place dans les échanges, lui qui n’a cessé de lutter contre l’immobilité, l’habitude, la sclérose de la pensée, contre la mort intérieure. Tout naturellement Vadeboncœur et Roy en viennent à la question de la vie spirituelle et de la foi, à propos de Simone Weil, que tous deux lisent avec ferveur – et crainte devant son austérité radicale et presque inhumaine. Occasion pour Vadeboncœur de définir sa position : « Je suis une espèce de croyant naïf, de sceptique parallèle, de fataliste pratique, de candide espérant… » Ce qui semble bien aussi le point auquel il est parvenu dans ses Essais sur la croyance et l’incroyance, La clef de voûte et Les fragments d’éternité (posthumes).
Voilà, sommairement indiquée l’étendue du registre où s’établit cette correspondance. Deux esprits éclairés et exigeants s’y stimulent l’un l’autre, dans le respect et l’admiration mutuelle. Nous y voyons un Vadeboncœur intime, avec son humour, son goût du rire, sa drôlerie, son sens de la formule, son regard toujours en éveil. Et les lettres de Roy gagné par l’exemple de son correspondant deviennent plus spontanées et incisives. C’est là un signe et une preuve tangible de l’action de Pierre Vadeboncœur, de sa capacité d’entraîner, celle de littéralement enflammer les esprits. Il démontre une fois encore, par l’exemple, que celui qui choisit d’agir par l’écriture doit aller vers les plus hautes préoccupations.
1. Paul-Émile Roy et Pierre Vadeboncœur, L’écrivain et son lecteur, Correspondance (1984-1997), choix et présentation par Yvon Rivard, Leméac, Montréal, 2011, 448 p. ; 34,95 $.