Trois-Pistoles réédite Les vivants, les morts et les autres1, un roman de 1959 de Pierre Gélinas, préfacé pour l’occasion par Jacques Pelletier. Décédé en 2009 dans l’indifférence complète, Gélinas, né en 1925, n’était plus lu depuis longtemps, même s’il était revenu à l’écriture dans les années 1990 après un silence éditorial de plus de 30 ans.
Que Les vivants, les morts et les autres soit en partie un roman autobiographique ne fait aucun doute, et ce, sur les plans politique et intellectuel : il s’agit essentiellement d’une sorte de bilan fait par un jeune homme sans doute quelque peu désillusionné par le syndicalisme et le communisme après y avoir vécu le meilleur de sa courte existence, mais qui a néanmoins traversé des expériences qui ont contribué à l’amener vers l’âge d’homme. Car ce roman politique est certainement d’abord un roman d’éducation. L’engagement syndicaliste et politique n’est pas ici une fin en soi, mais une manière pour Maurice Tremblay d’apprendre à trouver sa place dans le monde, une place qui consacrerait d’autres valeurs que celles de la tradition bourgeoise familiale du père, un riche industriel dont la mort, dans les premières pages, coïncide pour le fils avec les perspectives d’une vie nouvelle. Ce qui fascine Maurice chez les dirigeants communistes qu’il fréquente, c’est « l’harmonie entre le monde et soi, c’est-à-dire entre l’homme et lui-même » qu’ils semblent avoir trouvée. Cela indique le sens de la propre quête de Maurice, qui n’est pas différente de celle des autres et qui parviendra à une étape décisive lors de son adhésion au Parti : « Qu’est-ce que la maturité ? Le rajustement de soi aux autres ; on réconcilie ses ambitions avec ce que l’on accepte d’être parmi les autres », pense Maurice. Il aura alors trouvé sa place. Cependant, dans la dernière partie du roman, au moment où Maurice semble avoir atteint « un rare état de sérénité » et qu’il est en paix avec son passé, le rapport Khrouchtchev sur les « crimes de Staline » vient miner la gestion interne du Parti et renvoie Maurice à la solitude ; après avoir traversé une crise intérieure, il comprend qu’il n’a pas perdu pour autant, que tout n’est pas fini, car de cette expérience il lui reste une forme de sagesse.
La force littéraire du roman de Gélinas tient en bonne partie à cette habileté à moduler les choix sociopolitiques du héros, mais aussi des autres personnages, en fonction de leur nature profonde. Les grèves de la Dominion Textile, de Dupuis Frères ou encore l’émeute provoquée par la suspension imposée à Maurice Richard sont bien sûr des épisodes historiques de mobilisation et de sensibilisation des forces communautaires, et Gélinas, dans le cadre d’un roman qui se positionne socialement à gauche, en tire parti ; mais jamais le romancier n’oublie qu’il y a des hommes et des femmes dont la personnalité et les expériences particulières permettent de rendre cohérents ces événements. Sous les apparences d’un roman politique, Gélinas fait aussi œuvre psychologique, quoi qu’on ait pu en dire. Ou plutôt le travail d’écriture n’a rien à voir avec l’analyse du roman psychologique des écrivains de la Relève, par exemple, mais les résultats auxquels Gélinas parvient paraissent plus probants, parce que mieux ancrés dans le réel. Il semble toujours, chez un Robert Élie ou encore un Jean Filiatrault, que le personnage soit en deuil du réel ; chez Gélinas, on s’y inscrit, on s’y installe, et l’écriture est assez fine pour suggérer, derrière la position du personnage, un profil psychologique directeur. Gélinas n’a pas besoin d’insister, le parcours du personnage parle de lui-même, fait le reste.
La nuance, elle est encore dans la capacité d’autodérision du romancier, qui balise son regard sur le Parti aussi bien que sur les convictions de ses membres ou les doutes plus intimes de tout un chacun par une distance pénétrante, parfois ironique. Il écrira par exemple : « Maurice se moquait des naïfs qui allaient à l’Oratoire ; il rêvait d’un pèlerinage au mausolée de la place Rouge ». Le romancier ne s’abuse pas, et son regard lucide sur les choses est nécessairement lié à sa position d’ancien militant communiste avisé qui a appris que le monde est faillible et complexe.
Si le roman détonnait dans la production littéraire de la fin des années 1950 (mais Jacques Pelletier rappelle la proximité du roman de Gélinas avec Le feu dans l’amiante publié en 1956 par Jean-Jules Richard), c’était encore par sa structure : Maurice Tremblay n’est pas un héros central selon l’idée qu’on se fait conventionnellement d’un héros de roman, il est un personnage parmi bien d’autres. Après avoir occupé le chapitre 2, Maurice ne revient qu’au chapitre 6 ; entre-temps, la famille de Réjeanne Lussier et la Dominion Textile auront occupé le romancier. Le chapitre 7 s’intéresse aux préparatifs du Parti communiste, dont on n’avait guère entendu parler jusque-là, en prévision du Congrès de la Paix de Toronto ; le chapitre suivant nous offre, sur ce même Congrès, le point de vue de la bourgeoisie libérale et ministérielle. La structure romanesque repose ainsi sur une multiplication de points de vue. Ce choix formel n’est pas innocent : il reproduit la revendication d’égalité, de partage et de justice des personnages. En cela, le roman reconduit la forme dominante du roman populiste ou communiste français des années 1930 ; et on pense souvent, en lisant Gélinas, à Paul Nizan, en particulier au Cheval de Troie.
Les vivants, les morts et les autres aujourd’hui ? Un roman d’une réussite littéraire indéniable : l’équilibrage structurel du roman, sa finesse psychologique, la qualité de ses descriptions, la maîtrise des discours politiques (aussi bien à droite qu’à gauche), tout cela dénote un romancier de premier plan. Quant à sa valeur politique que veut bien voir Jacques Pelletier dans sa préface éclairée, elle me paraît relative. Sans doute les structures de pouvoir et de coercition exercées par le capital actuel prolongent l’univers décrit par Gélinas, mais le contexte a par ailleurs fortement changé. C’est que la société marchande, qui n’était pas encore tout à fait installée à l’époque du roman de Gélinas, a radicalement changé la donne, aliénant complètement la liberté de pensée et de parole, entraînant une démobilisation généralisée ou à tout le moins une indifférence déprimante contre lesquelles, jusqu’à preuve du contraire, les groupes activistes sont plutôt impuissants. Il reste que le roman de Gélinas, par la qualité de son regard, est un document précieux.
Jacques Pelletier et Trois-Pistoles annoncent leur volonté de rééditer l’ensemble de l’œuvre de Gélinas, incluant un certain nombre de textes inédits. Il faut souhaiter que ce projet se concrétise, il y a là assurément une injustice à combler au regard de l’histoire littéraire.
1. Pierre Gélinas, Les vivants, les morts et les autres, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2010, 318 p. ; 32,95 $.
EXTRAITS
Son père lui avait répété assez souvent : « Tu vieilliras ! » chaque fois qu’il s’indignait de quelque chose, que Maurice se méfiait aussi de cette sagesse qui, en principe, vient avec l’âge. L’adolescent se définit de l’extérieur de l’Univers, il y voit ce qu’y prêtent ses rêves, des sommets prodigieux de courage, des abîmes de turpitude, sans plateaux, sans vallées, car tout y est excessif ; il a des émerveillements et des désespoirs sans mesure. Et puis un jour, sans qu’on sache comment, on n’aperçoit plus ni abîmes ni sommets, mais des crevasses et des monticules si modestes qu’il apparaît de plus en plus indifférent de les distinguer ; on ne se fait guère de mal en tombant, on ne découvre en grimpant aucun horizon nouveau ; rien n’étonne plus et guère plus ne vaut la peine qu’on s’afflige. On accepte cette perspective nouvelle ; il est rare qu’on s’interroge sur l’étrange phénomène qui l’a substituée à celle de l’adolescence. Qu’est-ce que la maturité ? Le rajustement de soi aux autres ; on réconcilie ses ambitions avec ce que l’on accepte d’être parmi les autres ; les sommets que l’on sait désormais ne devoir jamais atteindre s’évanouissent du paysage, ils étaient imaginaires ; on se plie aux compromis qui, lorsqu’on n’en voyait pas la fatalité, révoltaient l’âme ; c’est que le mal est relatif, il n’est puni que s’il échoue. C’est ce qu’on appelle devenir humain, se mettre à l’échelle des hommes, dont le réconfort est d’être semblables les uns aux autres.
p. 220-221
Nous avons chez nous plus d’écrivains, de poètes, de peintres, de chanteurs par mille carré qu’en n’importe quel pays du monde. Notre petite bourgeoisie a besoin plus que toute autre d’échapper à sa propre réalité, de se donner sur le papier l’illusion d’une grandeur qu’elle n’a jamais su conquérir, ni par les armes ni par l’argent : des gens lugubres. Ils ne possèdent rien, ou si peu qu’un boutiquier comme mon père faisait figure de grand industriel. Ils ne gouvernent rien ; une minorité momifiée dans la terreur, qui hurle victoire quand elle réussit à ne pas mourir. Des rats de bibliothèque qui, devant le fantôme d’une punaise, se prennent pour des lions. Ils vivent dans les livres parce qu’ils ont peur de sortir dans la rue. Ils écrivent afin d’avoir une excuse de rester assis. L’élite, croient-ils ! En vérité, ils sont morts, mais personne n’a eu le courage de le leur dire, alors ils continuent à prétendre qu’ils vivent, et les imbéciles continuent à encenser des cadavres.
p. 90