« Les pays sont comme les fruits, les vers sont toujours à l’intérieur. »
Jean Giraudoux
Quand je suis déprimé, je bouquine. Et je bouquine souvent. Pas d’emploi. Une parentèle en miettes, revancharde, sournoise. Une mère que gestapote la fureur Alzheimer. Un village barbant et barbifiant. Un fils qui ne sera jamais au monde. Pauvre petit Moi. Quand je suis déprimé, je marche. Longtemps. Au hasard. Pour toujours terminer ma fuite chez un libraire d’occasion. Là, entre les rayonnages poussiéreux, je tasse sans ménagement un nez rond, un rat gai appuyé sur sa cane et un chat botté (hihihi, ducharmisons)avant de plonger dans le vieil océan de livres qui s’offre à mon silence. Maigre de paroles et de sous, je cherche la page absolue qui me révélera l’autre nature, celle qui brûle au-delà de la prédation et du pouvoir.
Las, je claque la porte sur le babillage littéraire du nez rond, du rat gai et du chat botté. Je ressors bredouille et, surtout, encore plus déprimé, tant j’ai relevé le nom de milliers d’écrivains oubliés, qui furent à leur époque des vedettes encensées et adulées. Sur eux s’est appesanti le fer à repasser le temps, le temps des feuilles mortes et de la saison incessante des arbres, le temps du silence, du doute, de la déchéance physique et morale. Celui, enfin, de la mort. Celui, toujours, de l’oubli. Au Colisée du livre ou dans la moisissure des cartonnages, en quelque sous-sols humides. Comme des milliers d’autres écrivains, je me vois déjà offert au Grand Rien, épuisé, jauni, tout racorni, pêle-mêle dans le modeste présentoir du Grand Soir.
Dans la rue, pas traînant, je regarde s’envoler les papiers gras qui s’accrochent un instant aux branches défoliées, avant de se perdre dans l’empyrée souillé de soupirs et de souvenirs. Cela me conforte dans mon inutilité, dans mon absolue nécessité. Cela m’a conforté depuis le jour où, enfant, penché sur le cénotaphe de mon père, je chuchotai son nom, et que rien n’est monté de la terre pour me montrer, ne serait-ce qu’une seule fois, d’un doigt blême et décharné, mon pauvre petit Moi. Rien n’est monté de la pierre pour me parler. Si, une seule fois, une seule voix. Celle du silence.
Je suis fils déchu de race surhumaine
Quand je suis désemparé, je lis, au lit, à haute voix, de la poésie à ma bien-aimée. Et je lis souvent. Dans ce temps de tous les temps, ma voix envahit la pièce, s’immisce dans les draps. Puis ma bien-aimée s’endort sur les poèmes de Desrochers et de Nelligan, sa main sur mon membre chaud tandis que, sous l’édredon, circulent sans cesse les ardeurs de mon coeur. À cet instant, j’éteins, je me retourne, je sens son souffle contre ma joue, je murmure le dernier poème, répétant sans cesse dans un mince filet de voix : « Je suis fils déchu de race surhumaine ». Enfin je me tais. Enfin je la caresse. D’un baiser. Ensuite, de ma douce main usée d’ancien tailleur de vêtements. Nous haletons, nous partageons nos souffles, toutes humeurs étalées pour l’épiphanie de la chaleur. Puis, de nouveau, le silence. Ainsi, dans l’obscurité, la vie se multiplie entre la bête et la tête, entre mon membre toujours gonflé et ceux qui, bientôt, s’assoupiront. Ainsi, dans le silence, les coeurs gravitent, l’amour se délite parce que, dans l’amour, il y a toutes les fêtes, toutes les défaites. Les bêtes véloces du sommeil viendront bientôt dévorer nos corps férocement incomplets. Et la nuit, trop noire pour la poésie.
À cet instant je suis un homme, c’est-à-dire un être capable d’aimer et de combler, de bâtir maison, de l’emplir d’enfants rieurs et frondeurs, d’écrire, de publier… et de réciter à sa bien-aimée les vers des plus grands poètes sans passer, aux yeux des rieurs, pour une tapette. À cet instant, je suis heureux. Je suis heureux et … je ne trouve pas le sommeil… Je le trouve… Voici que je marche sur la terre des Fonds, dans la vaste prairie magique de la rivière Le Bras, en compagnie de Charlotte, d’Alain et d’Anne-Marie. Sous le lourd soleil de l’automne, à grandes enjambées, je cherche le gué. Il est pourtant là, tout près des grandes épinettes blanches, parmi les longues herbes sèches qui ne sont pas encore écrasées sous les vents contraires et les premières neiges. Je cours comme un perdu, un tantinet ridicule aux yeux de mes amis, moi qui me targue de connaître l’intimité des pierres et de la terre. Sans cesse je cherche le gué parce que je tiens à leur montrer, de l’autre côté de la rivière encaissée, les castors et leurs robustes barrages, le grand héron d’Amérique française et sa plus que bête patience, les outardes criardes et mes yeux, enfin, qui bleuiront sous l’empyrée. Mais le rêve des rêves s’éteint avant de trouver le gué. Amer, je reviens au rêve blanc. À la réalité. Je reviens au grand jeu des grands yeux toujours ouverts sur l’humaine cruauté.
Un grand écrivain au petit pied
Sur ma table de chevet, le réveille-matin et son cadran phosphorescent. J’entends le grésillement ténu de la trotteuse qui tourne en rond, qui monte et qui descend, à l’instar de l’humanité. « Seulement du temps qui ne s’écoule pas, qui ne s’écoule jamais, même dans la réalité », me dis-je. Puis, à côté, à plat, la masse sombre des quatorze tomes parus du Journal de Jean-Pierre Guay, tour de Babel de notre inénarrable condition inhumaine. Cela me trouble, cela m’ennuie. Première nuit.
Je soupire, je me retourne, je fixe le plafond tout en me désolant à l’idée d’un si grand écrivain qui se vautre dans la substantifique petite vie sans posséder le génie d’un Réjean Ducharme. Un grand écrivain au petit pied. Un autre. Québécois, trop québécois, tout ce qu’il y a de plus québécois. D’une culture recolonisée, de maternelle à vie et de père absent, abonnée à l’éternelle lallation identitaire. Culture du divertissement évanescent et de la vaine activité compensatoire. De mère amère et de père perdu. Littérature d’un peuple veule et pusillanime. Qui s’est écrasé, bêtement, après 1980, pour ne plus se relever. Qui a hésité, lâchement, en 1995. Qui a, depuis, piétiné les dépouilles sanguinolentes de son identité pour mieux s’acoquiner avec les fripouilles de la nouvelle économie, cannibalistes et mangeurs d’âme. Une flopée de Ti-Guy Bertrand vire-capot vomissent maintenant sur la langue québécoise, sur la culture québécoise, sur l’identité québécoise. Des qui s’écrasent devant les éructations crypto-racistes du moindre Mouk-Mouk. Des pour qui le mot Québécois sonne quétaine. Tous unis dans la mondialisation de la niaiserie, tous réunis pour entonner L’Internationale de l’insignifiance. À ce titre, le Journal est exemplaire.
« Pourquoi vous en prenez-vous ainsi au peuple québécois, Môssieur le critique crinqué ? Le Journal ne suffit-il pas à votre détestation ? », proteste alors ma mauvaise bonne conscience. Parce qu’il est un parcours québécois, trop québécois, tout ce qu’il y a de plus québécois. Où l’on saccage et l’on brûle sans vergogne ce qu’on a chéri depuis le berceau, ce qu’on a juré, la veille, de défendre jusqu’à la mort. Race de morts vivants, de velléitaires, de pusillanimes, d’évanescents, d’ambivalents et de grabataires à l’infirmité ontologique. De la politique d’affirmation nationale tous azimuts des années 70 jusqu’au féroce individualisme des années 90, en passant par la défense et l’illustration syndicale des années 80, tout le Journal transpire l’exemplaire Québécois ordinaire, tout le Journal s’inspire des modes savamment distillées par les publicitaires du vide à l’ensemble de la superstructure culturelle québécoise. En ce sens, Jean-Pierre Guay a été québécois, trop québécois, tout ce qu’il y a de plus québécois. Le sait-il ? Sait-il qu’il salive avec son siècle ? qu’il ne transcende rien parce qu’il bricole son pauvre petit Moi avec les paradigmes imposés par les abrutis de la culture du non-lieu et du non-être ? Sait-il aussi qu’il est soumis, dans sa solitude entourée, à une sélection surnaturelle ? Sait-il enfin que sa vie est la négation de la vie d’autrui qu’il détruit pendant qu’il essaie de se dépouiller de son pauvre petit Moi québécois, trop québécois, tout ce qu’il y a de plus québécois ? Le Journal me donne la fâcheuse impression d’être une fourmi dans le siècle. Corrigeons. Plutôt une sauterelle renversée qui, sur le couvercle d’une poubelle, ne regarde pas le ciel. Pis ! Une grenouille qui, au fond de son puits, ne rêve jamais devenir Bouddha. Que l’on est loin des grandes bolées d’air du début de la Révolution tranquille ! Que l’on est loin de l’effervescence des années 70 ! (Naïve, certes, mais tellement vivante.)
Un douloureux dépouillement de son Moi
En près de quinze ans, Jean-Pierre Guay est passé de la notation abondante et échevelée du bruit social, politique et littéraire, à la notation simple des particules élémentaires. Au fil de son Journal, nous assistons à un long et douloureux dépouillement de son Moi. Au bout du compte, après tous les règlements de compte, après un long et féroce sabotage de tous les Moi – du sien comme de celui de près de trois cents victimes involontaires ; j’ai fait le compte –, Jean-Pierre Guay se retrouve seul sur la plage de Beauport, vide d’âmes mais pleine d’une plate nature cent fois contemplée, mille fois racontée, avec son chien rabattu et les p’tits oiseaux bien entendus. N’affirme-t-il pas que sa « vraie nature […] est de ne rien chercher, de ne rien voir, de ne rien attendre, de ne rien désirer, d’être là, tout simplement… » ? (Seul sur le sable). Sur la plage, au long de ses promenades, loin de la littérature, il dit haut et fort, face à la marée : « Chers lecteurs que je méprise, plaignez-moi, mais pas trop. Chers amis lèche-cul, je vous aime, mais pas trop. Moi, je veux la paix et rien d’autre ». Sans jamais désarmer, Jean-Pierre Guay dresse un mur de mots contre le monde. Bien sûr, nous sommes invités à croire sur parole ce menteur aragonien, tout comme à se méfier de la littérature, de sa littérature. Arriverons-nous, en bout de piste, à une dissolution du Moi, à une « hénaurme » atrophie de son pauvre petit Moi ?
Plus nous avançons dans la lecture de son Journal, plus nous sommes envahis par une lancinante impression de déjà-vu, de déjà-lu, de déjà-entendu. À quoi bon nous rabattre les oreilles avec son pauvre petit Moi, alors que la plupart des écrivains (des alcooliques ! des neurasthéniques ! des maniaco-dépressifs !) ont depuis longtemps traversé leur propre mer des Sarcasmes en quelque Triangle des Solitudes ? À quoi bon cette bile subjective jetée pêle-mêle sur son écran paranoïaque, à quoi bon ses excommunications, ses anathèmes ? À quoi bon cette débilité dans la simplicité, cet « opinium » à l’usage exclusif de la mémère noire de la mémoire ? De la prière ? Aïe ! L’analyse de ses rêves ? Calembredaines pseudo-freudiennes. De la féroce critique de la gent littéraire ? Bof. L’essence est, par essence, volatile (hihihi, ducharmisons), et l’existence est une cochonnerie désodorisée, tout comme la littérature ? Artaud nous a déjà jasé de cette affaire somme toute banale, narcotiques à l’appui ; et Rimbaud, bien avant lui, avant son grand silence matérialiste. Le milieu littéraire québécois est petit, borné, épais dans le plus mince ? Air connu. Universellement connu. Alors, where is the beef ? comme disent les Amerloques.
Las du cancanesque tintamarre du Journal, je me lève d’un bond pour me diriger vers ma bibliothèque d’Alexandrie, où dorment d’autres écrivains québécois qui font dans les petits plaisirs au ras des pâquerettes, qui se déterritorialisent le cul dans le cucul mondial. Tant d’écrivains au regard terre à terre, à des années-lumière de maîtriser l’art étrange de transcender l’univers, cet art étrange qui consiste à bousculer sans cesse le pauvre petit Moi, à harnacher son « bruit » social, à articuler son « bruit » politique, à polir son « bruit » culturel. Cet art étrange qui consiste à fouler d’un pas ferme la terre de son pays, la tête dans les étoiles.
Chez l’écrivain québécois, aujourd’hui, malheureusement, nulle vision démiurgique, nulle transcendance ni état survolté, nul oeil de porc frais jeté ailleurs que sur la verte prairie de son petit patelin intérieur travesti en serre chaude de l’insignifiance. Seulement la vie… au présent. L’enfer d’un éternel présent. L’enfer végétatif de l’être en marche feutrée vers le nivellement.
À la fois, l’écrivain québécois se fend de lamentations et de coups de coeur, de vociférations et de coups de cul, de minauderies et de victimisation à coups de gueule rectifiée. Qui se vautre, en plus, dans l’autodérision. Qui applaudit, enfin, d’étranges fossoyeurs de son âme quand ils le frappent à grands coups de pelle derrière le crâne, au bord de la fosse commune. Tel est le réquisitoire au procès de l’âme québécoise. Tel est le procès-verbal du Journal de Jean-Pierre Guay. Pis là, le gars dit qu’i’ est tanné de lire des ersatz de La Case de l’oncle Tom, c’est-tu assez clair !
Pourtant, je devrais être d’esprit et de coeur avec le Journal, car rares sont les pages où Jean-Pierre Guay n’enrage pas de la petitesse des gens, tout en soulignant à gros traits sa propre nullité, son insondable insignifiance. Je ne le suis pas sur ce terrain parce que nous assistons, au fil des pages, à une curieuse recolonisation de l’âme québécoise, recolonisation qui rappelle le Québec d’avant la Révolution tranquille : un Moi aliéné dans son présent, dépossédé de son passé réel comme de son avenir, tout occupé par le rien tonitruant mais velléitaire, par l’agaçant « bruit » de fond de son inutilité historique. Bref, ce retour du refoulé me donne la nausée. Cette démarche « déconstructiviste » de néo-porteur d’eau me porte à rêver au plus aride désert péruvien.
« Wô les moteurs, Môssieur le critique crinqué ! me coupe ma bonne mauvaise conscience. Comme ça, le Journal a tout faux ? Je trouve que vous avez le front large de l’ignorant… » Il se trouve que non. Je le tance vertement, et rudement, et franchement parce que justement (mentmentmentment : mensonge : mens : esprit), Jean-Pierre Guay est un grand écrivain, un de nos plus grands écrivains. Parce que Jean-Pierre Guay mérite plus que l’ordinaire rasoir de ce Journal aux thèmes mille fois rabattus, bien plus que de sa frileuse et friteuse patrie remplie de fonctionnaires de l’imaginaire. Parce qu’il possède un style, un style éblouissant à faire rougir de honte les faces de crêpe qui écrevissent à l’UNEQ le temps de pisser deux livres maigrelets en vingt ans, pour ensuite s’asseoir la vie entière sur un statut fiscal et social d’écrivain (ça paraît bien, deux livres, dans un c.v. de carriériste, n’est-ce pas ?). Des faces de crêpe qui hantent les couchettes des cégeps et des universités, qui se flairent, se lèchent et s’épouillent mutuellement le derrière dans les colloques nationaux et internationaux, les cocktails et les académies.
Jean-Pierre Guay, styliste accompli
Précisons. Un écrivain, un vrai, est avant tout un style. Dans le cas de Jean-Pierre Guay, il est presque toujours parfait. Je veux dire par là que son style traduit exactement sa pensée, dans ses grands errements comme dans ses petites vérités, dans ses jugements péremptoires comme dans ses égarements, dans ses hésitations comme dans ses envolées. Styliste accompli, Jean-Pierre Guay manie la plume comme un scalpel, et scalpe sans jamais trembler, sans jamais se rendre compte qu’en opérant in vivo autrui, il se tranche aussi la main, il se saigne à mort tout en marmottant : « Écrire, c’est mourir un peu. Et je vous entraîne avec mon pauvre petit Moi dans la mort. Je suis une victime. Vous êtes tous des victimes. Mes victimes. Etc. »
Le style, seul, doit appuyer le vrai discours qui est celui de la vie, alors que la nature est bruit, désordre, mort programmée et proclamée dans chaque naissance contraire à la vérité. Hélas ! Force est de constater que le Journal se range presque toujours du côté de la nature. En ce sens, le Journal est d’une insignifiance parfaite (ne pas confondre avec parfaite insignifiance). Pourquoi ? Parce qu’il utilise les armes de la nature pour combattre la nature.
Sans style, un écrivain n’est rien. Sans vision, un écrivain dépérit avant de mourir au Colisée du livre. Toute littérature est une vision qui se réalise au prix des plus grands cris. Et je vois bien, trop bien, que la vision de Jean-Pierre Guay, au-delà de son style unique, et après avoir férocement dénoncé le monde entier, que sa vision, dis-je, débouche sur de la plate contemplostate, sur de la nature qui n’a rien à dire. Même s’il affirme : « J’écris parce qu’écrire, c’est moi. Et le monde en moi. Et j’écris encore pour, justement, transcender le moi de mon moi ». Transcender le moi de mon moi ! Pirouettes et cacaouate. Balivernes. Fadaises. Culture barbelée comme ersatz d’une pauvre petite nature. Bref, la littérature, pour Jean-Pierre Guay, ne sera jamais une illumination. Seulement la crampe cérébrale du névrosé classique, la danse en ligne avec l’aveugle sans son chien, toutes activités compensatoires d’une société qui se meurt sous le poids d’êtres merchandisés.
Je pue, je tue, je suis nu, mais aimez-moi
« Inutile, donc, ce Journal ? » me siffle, effarée, ma plus que bonne mauvaise conscience. Je suis contre la publication des journaux plus ou moins intimes, de verbatims de fadaises proférées sur les falaises de marbre. Ils ne sont, la plupart du temps, qu’une suite erratique de notations ponctuelles, de brimborions, de brèves fluctuations qualitatives et quantitatives, à des années-lumière des mouvements quantiques de la vie et de l’univers. Trop souvent la description plus ou moins minutieuse d’un misérabilisme du Moi. Je l’assimile au plus banal mouvement brownien, vous savez, à ce « mouvement désordonné des particules en suspension dans un liquide, dû à l’agitation thermique » (Le Petit Robert). De plus, en physique comme en littérature, il n’existe pas de miroir parfait. L’image est une incessante déformation locale de la réalité, de « notre » réalité, faite de fluctuations métaphoriques ou paradigmatiques de la conscience qui « s’investit » dans l’espace et le temps, sans jamais saisir la profonde et complexe nature de ces derniers. Bref, nous sommes « agis », bernés, bercés par l’illusion d’un paradis ou d’un enfer de pacotille alors que, sans cesse, dans nos gènes, gronde l’orage.
La plupart des diarrhistes (hihihi, ducharmisons), à mon humble avis, ne dépassent jamais le stade de la lallation : ils essaient de tout dire et en sont forcément incapables. Selon la loi de Brillouin, une information infinie exige une énergie infinie. Le corollaire de cette loi est simple : à réalité partielle, vérité partiale. Alors les diaristes se complaisent dans la fixation, en petits tas, de leurs vagues vérités, de leur insignifiante réalité : je pue, je tue, je suis nu, mais aimez-moi. Le Journal de Jean-Pierre Guay loge à cette enseigne.
Mais la notation erratique des flots de conscience compose, en bout de ligne, une sorte de courtepointe de notre être (ou de notre non-être…) non dépourvue de poésie, de cette poésie qui se nourrit de hasard dans les profondes crevasses de la nature, de ces délicates et fugaces insuffisances que l’on appelle, dans nos rares moments de grâce, la vie. Peut-on parler, dans ce cas, de poésie événementielle, ponctuelle et postillonnée, d’une poésie vive de la salive ? Alors, lisez le Journal comme une métaphore de la vie postillonnante, vibrion tragique et proliférant, qui essaie tant bien que mal de piéger la nature impériale, impérieuse et, surtout, impitoyable. Une métaphore de la petite vie qui deviendra grande quand le grand écrivain cessera de cracher dans la soupe populaire de ses infortunés confrères.
De ce Journal, Réginald Martel a fait une passion. Mais il se trouve que la race des écrivains québécois se nourrit avant tout de rages de dents et de mémérages, d’insignifiances et de niaiseries. Qu’elle est condamnée au déficit de l’avoir et… de l’être. Car Jean-Pierre Guay, même s’il dit tout haut ce que bien des « écrevisses » murmurent dans les cocktails, Jean-Pierre Guay, dis-je, n’a rien à dire. Car il dit tout. Sauf l’essentiel. Il dit tout. Magnifiquement. C’est pour cette raison que je n’écris pas de journal, activité futile et niaise entre toutes. C’est pour cette raison que, en lieu et place, j’observe, de l’aube au crépuscule, les oiseaux : ils n’ont pas de cervelle, n’ont rien à dire et occupent tout le ciel.
« Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas ? » (Rimbaud). Par cette mutilation du Moi, de tous les pauvres petits Moi, Jean-Pierre Guay se damne et nous condamne. Définitivement. Le dernier tome refermé, il ne me reste rien. Sauf un ego. Énorme.
Jean-Pierre Guay a publié :
Le journal qui a d’abord été édité chez Pierre Tisseyre. Les Herbes rouges l’ont repris ; en décembre 2001, seize tomes étaient parus.
Poésie : Porteur d’os, Guy Chambelland, 1974 ; Ô l’homme !, Guy Chambelland, 1975 ; Porteur d’os suivi de Ô l’homme ! et de Autres poèmes (1974-1985), Les Herbes rouges, 1977 ; Le premier poisson rouge, Les Herbes rouges, 1999.
Roman : Mise en liberté, Prix du Cercle du livre de France, Pierre Tisseyre, 1974 ; Le bonheur de Christian Dagenais, Pierre Tisseyre, 1980.
Essai : Voir les mots, Pierre Tisseyre, 1975 ; Lorsque notre littérature était jeune, entretiens avec Pierre Tisseyre, Pierre Tisseyre, 1983.