En souvenir de Robert Yergeau
Après un trop long silence de six ans, Daniel Poliquin nous donne un nouvel ouvrage de fiction, dont le titre — une véritable trouvaille — convient parfaitement à l’écrivain mécréant qu’il est : L’historien de rien1. Et c’est admirable.
Cet historien, c’est bien sûr celui des existences sans grand éclat, des tranches de vie parfois douloureuses, toujours ordinaires au sens où elles sont courantes, mais jamais médiocres ni spectaculaires. Ici se démarquent l’ingéniosité de la composition narrative et la qualité de l’écriture : un art du portrait enrichi par une épaisseur existentielle ; un souci de contextualisation historique ou sociologique de l’événement, ce qui apporte une profondeur de champ à l’histoire, un peu comme le décor duquel se détache le héros sur une scène de théâtre ; le regard amusé et taquin d’un narrateur-personnage par ailleurs fragile et attendri, capable d’autodérision et d’enthousiasme.
D’une certaine manière, ce nouveau livre de Poliquin n’en est pas un : il n’y a guère une ligne qui n’évoque un personnage, une situation ou une posture esthétique, identitaire ou morale d’un ouvrage précédent de l’auteur. C’est la manière Poliquin. Une question de style et de motifs. Vous vous rappelez l’étonnant personnage d’Amalia Driscoll dans La kermesse ? Il a pris ici l’aspect mondain de la « petite mère ». Et Calvin Winter, vous l’aviez aimé dans L’écureuil noir ? Il se refait une identité sous le nom de Thomas Francœur. Et c’est à la fois médusé et ébloui que nous prenons plaisir à la lecture de ce livre tout neuf comme une ville de notre connaissance nettoyée par la pluie.
Le livre se présente comme un roman, malgré des allures assez nettes de recueil de (trois) nouvelles. Ce qui trace la ligne romanesque de l’ouvrage, c’est le narrateur, Thomas Francœur, le petit-fils de l’ancêtre maternelle sur laquelle s’ouvre L’historien de rien. Nous sommes dans les années de la Première Guerre mondiale. À vingt-six ans, intoxiquée par les récits de voyage qu’elle a lus et entendus, « la petite mère » quitte son village natal des steppes canadiennes pour satisfaire ses rêves de grandeur et aller refaire sa vie en Europe. Toutefois, elle ne se rend pas plus loin que la gare, perdue au milieu de nulle part, et dont les trains ont été réquisitionnés parce que le Canada est en guerre. Elle y patiente néanmoins quelque temps, puis choisit de s’y installer, vivant de la culture d’un champ voisin. Un émigrant roumain de passage, qui la séduit parce qu’il joue du violon et qu’il est européen, lui fait un enfant, qu’elle baptise du nom francisé d’un jeune homme (franc cœur) qu’elle avait jadis aimé en secret et qui est mort prématurément. Finalement contrainte à demeurer dans son coin de pays, elle ne délaisse pas pour autant ses ambitions mondaines, ses rêves d’ascension sociale. Bientôt mariée à un sous-ministre de l’Éducation, elle finit ses jours à Edmonton, drapée dans son snobisme et ses poses théâtrales, épluchant son « savoir héraldique » comme un bréviaire. Ce premier chapitre est indéniablement beau, émouvant ; chaque page amène au lecteur son lot de découvertes et d’étonnements. À n’en pas douter, on a là certaines des meilleures pages que Poliquin ait écrites.
La deuxième partie se situe temporellement dans les toutes dernières années de vie de « la petite mère », au moment où le narrateur, petit-fils de celle-ci, se trouve, quant à lui, au seuil de l’adolescence. Cette partie est peut-être moins intéressante, quoique assez cocasse ; elle est d’ailleurs moins ambitieuse aussi bien sur le plan de la longueur que sur celui du contenu, qui se résume en somme à ceci : l’amitié entre le narrateur et deux amis, et plus principalement la journée d’été mouvementée qu’ils ont passée ensemble à l’Exposition du Canada central à Ottawa. Sauf erreur, c’est la première fois que Poliquin s’attarde à des souvenirs d’enfance. On y trouve un peu l’ambiance des Nouvelles de la Capitale.
Dans la dernière partie, Thomas Francœur, maintenant dans la quarantaine, raconte la déconfiture que fut sa vie. Commis dans une quincaillerie, il est appelé Rocky, du nom d’un précédent employé dont il porte le badge. Il a derrière lui le passé d’un avocat (il a exercé pendant une dizaine d’années), profession dont il n’avait jamais voulu, mais qu’il avait accepté d’embrasser pour se conformer à l’image qu’on se faisait de lui. De la même manière il avait épousé une femme qu’il n’aimait pas pour faire plaisir aux autres. Un jour il choisit de faire volontairement « naufrage » pour apprendre à s’aimer et à être heureux, enchaînant divorce et dépression, avant de se trouver un emploi dans une quincaillerie, puisque depuis toujours il aimait manipuler les outils et faire de menus travaux de bricolage. Pour la première fois, c’est à lui seul qu’il a pensé et qu’il a décidé de faire plaisir. « Je ne possède plus que moi, ce qui fait que je suis sans doute l’homme le plus libre sur terre. » Mais « Rocky » n’est chez lui qu’une étape de transition dans la réappropriation et la quête de soi : à la fin du roman, il décide de tout quitter pour partir refaire sa vie ailleurs, en Asie ou en Europe, en tout cas assez loin pour être sûr de pouvoir repartir à neuf.
Cette fin vient évidemment boucler l’incipit du livre, où « la petite mère » avait choisi de quitter son pays natal sans pourtant concrétiser son désir. Aussi Thomas Francœur réalise-t-il le projet raté de l’ancêtre maternelle. Mais pour cela il doit se défaire du personnage contrefait qu’il est devenu. D’abord figurant sur une scène où il se contentait de jouer un rôle qui ne lui appartient pas, il devient le héros d’une « descension sociale » volontaire qui lui permet d’apprivoiser qui il est dans le monde. Cela signifie recommencer à zéro : « Je fais maintenant la vie de l’immigrant qui commence au bas de l’échelle et qui trouve la vie bien plus belle dans son nouveau pays ». À la fin, il se prend au mot et choisit de quitter le pays, un peu dans l’esprit qui était celui de Benjamin Saint-Ours à la fin de L’homme de paille. Il s’est non seulement séparé de sa femme, de ses enfants et de son ancienne vie, mais il a aussi tourné le dos à « la petite mère », dont il a « imaginé » les commencements dans le premier chapitre et qui, toute sa vie, est restée aliénée par son désir de distinction et rivée à ses images d’Épinal. On pourra alors se demander si le désir de refaire sa vie en Europe, que le narrateur prête à son ancêtre au début du livre, n’est pas en réalité la projection de son propre échec à lui, échec que la prise en charge du roman lui aura permis de surmonter, la narration de sa vie étant faite de souvenirs « à exorciser ». Il aura enfin déjoué le piège de la « fabulation autobiographique ».
1. Daniel Poliquin, L’historien de rien, Boréal, Montréal, 2012, 184 p. ; 21 $.
EXTRAITS
Mais là, il n’y avait plus de village. Elle n’avait plus de parents, elle était seule au monde, comme si elle s’était trouvée au début de la Création. Et il y avait devant elle un jeune homme enjôleur, pas laid du tout, aux belles manières, qui jouait du violon, savait dessiner et réciter des poèmes en trois ou quatre langues. Il ne savait pas écrire, comme il le lui avait avoué, mais ça ne se sentait pas du tout. En plus, il avait vu certains lieux dont elle rêvait et savait en parler avec émotion. Il savait Dresde et marks, Venise et lires. Il avait tout pour lui, quoi.
p. 35
Connaissez-vous Orléans ? Je ne vous le souhaite pas. C’est en banlieue d’Ottawa, une ancienne paroisse rurale franco-ontarienne à l’os où les fermiers ont tous vendu leurs terres à des promoteurs immobiliers. C’est plein de maisons toutes faites pareilles où se sont réfugiées les familles canadiennes-françaises des vieilles paroisses d’Ottawa. De beaux arbres ont eu le temps de pousser depuis, il n’y a pas un gazon de pas tondu bien comme il faut, les écoles sont censées être bonnes pour les enfants, et dans toutes les maisons, on trouve tous les gadgets de la vie moderne, mais pas un livre. Des fois, il y a des instruments de musique, mais qui ne servent pas souvent. Du temps où j’y vivais, les gens étaient tellement colons qu’ils ne savaient pas que le nom de la ville était français : ils prononçaient Orleenz. Je sais bien que je ne devrais pas dire ces choses-là et que je généralise, mais c’est pour me venger de m’être fait chier pendant vingt ans à Orléans. Vous feriez pareil vous aussi, peut-être même pire.
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