En racontant son long exil à Cuba et en France dans Les plages de l’exil1 paru en septembre 2010, Jacques Lanctôt insiste pour contenir les attentes. Qu’on le sache, ce n’est pas ici que les dégustateurs de révélations tonitruantes arracheront leur ultime vérité aux événements d’octobre 1970.
Seuls trouveront substance les lecteurs aptes à comprendre ce qu’est, pour un homme qui a poussé à la limite son amour du pays à naître, une décennie vécue à distance de ce sol. Car c’est d’exil, toujours d’exil, que parle Lanctôt. Précisons : Lanctôt n’a que faire des versions que les romans peuvent élaborer à propos des événements d’Octobre. Ainsi, Lanctôt ridiculise à grand gosier l’idée que le FLQ fut manipulé par la police et les forces politiques opposées à l’indépendance du Québec : « […] mais quoi qu’on fasse et dise, il y aura toujours des ti-jos connaissants pour l’affirmer, en jouant mauvaisement les Jacques Ferron, un écrivain que je respecte et qui inventait le Québec fictif, ce que d’aucuns prennent encore aujourd’hui pour la ‘réalité vraie’, malheureusement ». De façon aussi stable (ou entêtée), Lanctôt conserve toute sa confiance au plaideur Robert Lemieux, un personnage parfois jugé tout autrement par la chronique récente.
De ce pèlerinage, le titre surprendra. Le maire de Paris aura beau réhabiliter le bain de soleil sur les rives de la Seine, il faudrait une ferveur touristique affolée par l’inflation pour loger sous les ponts de Paris l’équivalent des plages cubaines. Le message de Lanctôt est on ne peut plus clair : si son exil se partage entre quatre ans à Cuba et cinq à Paris, c’est le bouillonnement latino-américain qui continue de susciter sa nostalgie. La France, « généreuse dans toute sa splendeur bureaucratique », a littéralement sauvé l’exilé de la catastrophe en lui ouvrant grands les bras, mais « la France raciste, elle, [l]e tuait à petits feux ». Si Lanctôt noue des liens humains au creux de l’Hexagone, c’est davantage avec les paumés et les rebelles venus de tous les horizons qu’avec les gens du cru. À Cuba, Lanctôt a rencontré une parentèle à laquelle il demeure attaché.
Quarante ans après octobre 1970, Lanctôt se refuse toujours aux remords. « Non, je ne regrette rien. Ou si je regrette quelque chose, c’est bien que par nos actions, pacifiques ou radicales, nous n’ayons pas encore obtenu l’indépendance du Québec… » Que vienne cette souveraineté, laisse-t-il entendre, et ce n’est plus dans un cachot, mais sur un piédestal qu’on retrouvera les radicaux d’octobre 1970.
Même si Lanctôt ne consacre que quelques pages crispées à son adolescence, elles ont forcément exigé un immense courage. C’est à 15 ans, raconte-t-il, qu’il se révolte contre un père lié de près à l’antisémite Adrien Arcand. Les modèles du père, ce sont les cibles que le fils entend fracasser. La droite fascisante que le père adule en Franco, en Mussolini, en Salazar, le fils la hait de tout son refoulement ; par un carambolage prévisible, la gauche et le pluralisme recevront l’adhésion du fils. Devenu éditeur des années plus tard, Lanctôt se fera un devoir, dicté par une tenace rancune filiale, de publier des auteurs juifs… Au cours de son long exil, Lanctôt recevra la visite de sa mère à Cuba, mais celle de son père tardera jusqu’à la période parisienne. Même alors, celui-ci, aussi inoxydable que le fils, profitera de son passage à Paris pour fréquenter la presse parisienne la plus vichyssoise.
Dans son exil, c’est de la poésie québécoise que Lanctôt attendait et recevait l’oxygène, d’elle et de ses chantres qu’il nourrissait son attachement à la patrie : Gaston Miron, Gérald Godin, Pierre Perrault, Michèle Lalonde, Félix Leclerc, Michel Garneau, Pauline Julien… Il guette et célèbre chacune de leurs apparitions en France. Devant le comité français appelé à vérifier s’il est frappé d’ostracisme par son pays d’origine, ce sont Félix Leclerc et Pierre Perrault dont Lanctôt brandit les témoignages : eux savent et disent le sort du porteur d’eau et du scieur de bois. Il ne s’agit pas de placage ou d’artifice, car la poésie constitue une langue qu’affectionne Lanctôt et à laquelle il se confie avec naturel. C’est donc à elle qu’il recourt pour baliser son retour d’exil : Rupture de ban2 (1979), c’est à la fois un bilan de l’exil, l’exorcisme des craintes liées au retour, la décantation des maladresses, les adieux à une certaine jeunesse et à ses amours dispersées. Proférer ces poèmes, c’est raviver l’appel de la patrie sans renoncer aux acquis. Dans ce recueil qui tente de réconcilier les âges de l’auteur sans les affadir, Lanctôt télescope les strophes, abolit les rimes, les césures et autres exigences de la prosodie, tresse le quotidien et le projet, la nécessité et le rêve, le retour et la mémoire : « […] te perdant à nouveau de vue dans le creux de la vague du devenir non décidément je ne serai jamais ce roman que je rêve d’écrire à la brunante de l’exode je suis en démesure et ça n’intéresse personne la page d’histoire d’octobre soixante-dix sans continuité avec ce que je suis aujourd’hui parce que loin à jamais bordé d’exil aux neiges éternelles suivant l’actualité d’outre-atlantique au compte-gouttes et m’effondrer sans bruit dans l’évidence amère de ne plus être bientôt tout sera fini encore un dernier cri ex-centrique hors jeu ! »
Trente ans après ces poèmes, Lanctôt répète qu’il regrette seulement l’inefficacité de ses gestes radicaux. L’homme a pourtant changé. À preuve les titres des deux ouvrages. Le recueil de poésie évoquait l’exil et l’amour, la rétrospective retient le versant ensoleillé de l’exil. À vingt-cinq ans, Lanctôt réglait ses comptes de manière impétueuse et se gavait de joies épidermiques ; l’homme buriné par la vie stylise ses priorités. Il écrit pour que ses deux enfants nés en exil et les sept autres « sachent que leur père Noël n’est pas une ordure » et pour que ceux « qui nous ont fait le signe de la victoire » la sachent proche.
1. Jacques Lanctôt, Les plages de l’exil, Stanké, Montréal, 2010, 318 p. ; 24,95 $.
2. Jacques Lanctôt, Rupture de ban, Paroles d’exil et d’amour, VLB, Montréal, 1979, 133 p. ; 6,50 $ (épuisé).
EXTRAITS
J’ai longtemps fui les confidences, et les quelques entrevues que j’ai données à gauche et à droite ne m’ont jamais servi. Je ne veux pas qu’on me vole ma mémoire, et c’est la raison pour laquelle j’ai voulu écrire ce récit. Contrairement à ce que certains peuvent penser, je déteste parler de moi. […] Mais pourtant l’histoire, celle qui concerne mon exil à Cuba et en France, mérite, je crois, d’être racontée. Sans passé, on n’a pas d’avenir, ai-je lu quelque part. Je revendique le premier, quant au second, il reste toujours à construire.
C’est ce que j’ai décidé de faire, avant qu’il ne soit trop tard, avant que la mémoire ne laisse un grand trou noir en moi et que d’autres ne tentent d’inventer le récit de toutes pièces.
Les plages de l’exil, p. 13-14
Voici donc une histoire, faite de petites et de grandes histoires, qui a commencé bien avant que je ne l’écrive. Vous y trouverez, pêle-mêle, entre réalité et démesure, mes rêves et mes amours, tels que je les ai vécus entre l’exil et le retour, un retour qui, en fait, n’a jamais eu lieu.
Parce que de l’exil, on ne revient jamais.
Les plages de l’exil, p. 14
À ceux qui chercheraient dans ce récit des révélations explosives, je dirai simplement qu’ils devront fouiller ailleurs, chez ceux qui fabriquent la fiction mieux que moi et qui ont une propension facile à inventer des complots dans chacune de nos actions de revendication collective. Je me permettrai simplement de paraphraser le psychanalyste Jacques Lacan : « Je dis toujours la vérité, mais pas toute la vérité parce qu’il est impossible de dire toute la vérité, nous manquerions de mots. C’est justement cette impossibilité qui fait que la vérité aspire au réel. »
Les plages de l’exil, p. 14