Le titre, à première vue, ne mérite qu’un regard distrait : un autre de ces journaux intimes, un autre de ces petits dépôts de petites confidences, un autre de ces écrits romantiques que l’auteur entoure de secret en le croyant bien à tort objet de toutes les curiosités.
On se tromperait pourtant en passant trop vite. L’intérêt de Mes souvenirs1, en effet, monte d’un cran devant l’ampleur du résultat : plusieurs centaines de pages et une assiduité assez soutenue pendant presque dix ans. Volume et durée dépassent de beaucoup la moyenne des « journaux de bord » mis en chantier comme une résolution de nouvel an et négligés presque aussi vite.
Forcément, vient la question : qui était ce Jacques-Ferdinand Verret ? La surprise, ce sera, comme le souligne l’ordonnateur Rémi Ferland, que le diariste n’appartient à aucune des grandes familles québécoises qui accaparèrent et animèrent la vie politique et culturelle de nos prédécesseurs. Rien de commun entre Jacques-Ferdinand Verret et les femmes du meilleur monde que furent Henriette Dessaulles et Joséphine Marchand, toutes deux rédactrices de fascinants journaux. Rien de mieux que ces différences pour rendre l’auteur intéressant.
Mystère persistant
À la lecture, on mesure d’ailleurs à quel point Jacques-Ferdinand Verret est étranger à l’univers de l’introspection dans lequel on croyait pénétrer. Il a dix-neuf ans quand il s’engage solennellement à « relater les divers faits qui partageront [s]a vie depuis le premier jour de janvier 1879 jusqu’au 28 mars 1880 ». Il en aura vingt-sept quand la plume lui tombera des mains le 2 janvier 1888. On ne sait trop comment l’idée lui est venue de tenir chronique, ni pourquoi il s’est fixé comme limite le 28 mars 1880, ni pourquoi il franchit cette date sans y lire un seuil significatif. Mystérieux jeune homme décidément.
Jacques-Ferdinand Verret continue à mystifier quand il se révèle plutôt rebelle à l’instruction, allergique au latin et au grec, incapable de dépasser le stade des études secondaires. Il n’aspire ni à la prêtrise, ni à l’une ou l’autre des professions dites libérales qui pratiquaient un recrutement massif parmi les jeunes du temps. Il n’appartient même pas, ce qui achève de le caractériser d’étonnante façon, à ce monde rural dont la littérature québécoise a si longtemps subi la loi. Il vit à Charlesbourg, environnement déjà plus urbain que rural, et cultive les compétences exigées par le commerce plus que la discipline répétitive du paysan. L’entreprise familiale comprend une boulangerie, mais, sans avoir les prétentions du magasin général, elle vise aussi à satisfaire les besoins d’articles courants. Rien qui soit particulièrement propice aux élans poétiques ou aux grandes remises en question.
Une activité sans trêve
Les Souvenirs ne prennent pas tout de suite leur vitesse de croisière. Les cinq premiers mois de 1879 n’inspirent à l’auteur qu’une demi-douzaine de courtes notations : réunions de famille, baptêmes, inauguration d’une statue… C’est pauvre. Surtout, c’est sec. Puis, à compter de juin, il intervient plus régulièrement, plus longuement. Nous n’en sommes pas à l’effervescence, qui d’ailleurs ne viendra jamais, mais Jacques-Ferdinand Verret en dit plus long sur ses activités.
Se livre-t-il ? Assez peu. Ou plutôt il se livre malgré lui. On découvre avec surprise que ce jeune homme a tôt quitté l’école, mais qu’il utilise non seulement un français de niveau au moins moyen, mais aussi un anglais efficace et généralement correct. Où a-t-il appris cette seconde langue ? Mystère. Il lit et ses goûts littéraires étonnent : Hugo, Sand, Dumas, Chateaubriand… Il commande directement à Paris ce qui lui fait défaut au Québec. On s’aperçoit, d’autre part, que le jeune homme correspond en français et en anglais avec tous les commerces qui, à Montréal, à New York ou au New Jersey, peuvent lui fournir des objets utiles ou, au contraire, divertissants. Jacques-Ferdinand Verret, du haut de ses vingt ans, choisit, exige, presse, négocie et proteste. Il ne connaît le monde que par les catalogues qu’il épluche, mais il ne le redoute pas. Il sera aussi fringant en exigeant des pouvoirs publics que Charlesbourg reçoive du courrier le lundi.
Les Souvenirs sont donc, avant tout, le journal d’un jeune commerçant qui, comme sans doute bien d’autres, tire pleinement parti d’une instruction rudimentaire. Le document, du coup, prend du relief : il témoigne de l’existence d’un Québec pragmatique et même mercantile, ouvert sur la littérature française comme sur les produits culturels américains, capable de multiplier tout à l’heure les « académies commerciales » autant que les séminaires du cours classique.
Plutôt énigmatique
Jacques-Ferdinand Verret en dit long sur son environnement, peu sur lui-même. Il raconte les fréquentations et les mariages des autres, mais il se borne à se dire lui-même en amour avec l’amour. Quand se referme son journal, son célibat résiste encore. Bien peu de ses contemporains sont dans la même situation. Ce n’est pourtant pas qu’il soit indifférent au charme féminin. Il se permet même, avec une insistance d’assez mauvais goût, de commenter cliniquement les caractéristiques physiques de chacune des femmes qu’il croise. Il se rachète un peu en admettant, lorsque l’une ou l’autre prend mari, que la future, malgré sa bouche trop petite ou son teint trop foncé, rendra quand même son mariage heureux. Le caractère ambigu de ces évaluations ne lui échappe pas : à maintes reprises, il se demandera si, un jour, il s’éveillera lui-même à l’amour. Il compose même, sur le thème de l’amour, des poèmes où la versification occupe plus de place que l’inspiration.
On demeure sidéré devant le rythme infernal de la vie familiale et sociale qui emporte cette fin du XIXe siècle. Le va-et-vient est constant, cousins et cousines s’invitent, parents et amis font escale sans avertissement et organisent la partie de cartes, les danses, les jeux de société. Soir après soir, on se retrouve à dix, vingt ou trente. Des règles non écrites gouvernent le deuil, les remariages, les bonnes manières, mais la vie déferle et bouillonne. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, tout ce beau monde se couche tard, fait la moue si la maîtresse de maison met fin hâtivement à la danse… à 3h30 du matin, alors qu’on prévoyait sautiller jusqu’à l’aurore. On s’initie aux nouvelles danses, malgré un curé aussi envahissant dans les assemblées publiques que matamore dans les admonestations lancées du haut de la chaire. Le jeune homme confie d’ailleurs à son journal de vertes critiques au sujet de ce cléricalisme auquel le milieu oppose une assez belle résistance.
Le diariste se décrit lui-même comme politiquement modéré. Il penche du côté conservateur, mais il réagit avec la même colère que tout le monde au « coup d’État » perpétré par Letellier de Saint-Just qui limoge le premier ministre ou à l’exécution de Louis Riel. Ses colères politiques n’ont cependant pas de constance. Très vite, il reprend le récit de ses interminables promenades, des soirées au cours desquelles il s’ennuie avec ses semblables, des noces qui attirent son attention et dont il continue à faire l’évaluation physique et morale.
Jacques-Ferdinand Verret est étonnamment discret au sujet de ses parents. Ils sont là, il les respecte, mais il n’éprouve aucun besoin de nous en parler. Comment les tâches sont-elles réparties entre son père et lui ? On ne sait trop. Comment le jeune homme participe-t-il à la vie quotidienne de la famille, aux repas ? On ne sait. Il calcule toutes ses dépenses, mais de quelle autonomie financière jouit-il par rapport à l’entreprise familiale ? On se perd en hypothèses. On sait tout au plus que le jeune homme a envisagé une transplantation à New York et qu’il a même effectué une démarche en ce sens. Elle a échoué et Jacques-Ferdinand semble l’avoir oubliée. Difficile d’expliquer qu’il en dise si peu sur ses parents.
Toute l’information souhaitable
Pareil document deviendrait vite opaque ou du moins imprécis si les annotations faisaient défaut ou survolaient le texte de trop haut. Ce n’est pas le cas. Rémi Ferland, avec minutie mais sans lourdeur, identifie les personnages aussitôt que l’auteur les évoque, puise dans les journaux de l’époque les détails d’un accident relaté, replace dans son contexte l’expression que le lecteur d’aujourd’hui risquerait de ne pas comprendre. Travail très professionnel et qui donne accès à un siècle dont les intérêts commerciaux et sociaux risquaient de nous échapper.
1. Jacques-Ferdinand Verret, Mes souvenir, t. 1, 1879-1882, De la Huit, 2001, 509 p., 27 $ ; t. 2, 1883-1888, De la Huit, 2002, 566 p., 27 $. Édition présentée et annotée par Rémi Ferland.