Avec Interventions critiques1, les éditions Sémaphore poursuivent le travail d’approfondissement de l’œuvre du poète Gilles Hénault, décédé en 1996, tâche entreprise avec la réédition des œuvres poétiques complètes, puis avec les écrits rassemblés dans Graffitis et proses diverses.
Et si l’on se fie à l’introduction rédigée par les organisateurs du bouquin Karim Larose et Manon Plante, s’ajoutera un quatrième tome voué aux arts visuels. Le copieux ouvrage de Hénault collige ses textes critiques sur la poésie, la littérature, la culture et la société. De cette façon est donnée à lire la profonde continuité de pensée d’un poète qui attribue à l’écriture un devoir de découverte, de renouvellement, sans passer par les mots d’ordre dogmatiques.
Si les références fréquentes à Mao apparaissent datées, si les impressions de sa visite en Chine semblent complaisantes, il n’en demeure pas moins qu’à chaque texte Hénault cherche à signaler des contradictions (les siennes et celles du monde contemporain) et à entretenir un dialogue visant à créer de l’art, de la littérature et un monde habitable à partir des constats observés. De cette manière, poésie, action, nécessité de rêver et de découvrir servent à envisager la vie dans ses transformations et ses dépassements. Couve alors, sous une plume qui se fait de plus en plus précise et alerte à mesure que se placent sa réflexion et ses influences, une écriture exaltante, portée par un souffle, par des repères balisés. Sa voix emporte souvent l’adhésion du fait qu’elle se donne comme accompagnement et exigence d’une pensée. Hénault propose un trajet dans les lettres québécoises et mondiales (il lit aussi l’anglais, l’espagnol et l’italien, ce qui le met en dialogue entre autres avec Pablo Neruda qu’il cite dans le texte), qui reconnaît certains modèles, dont Arthur Rimbaud, Hector de Saint-Denys Garneau, Paul-Émile Borduas, etc., et fait de la langue l’objet premier de la littérature, le matériau à partir duquel multiplier les possibles et agir,
Le projet éditorial est enthousiasmant : faire ressortir l’intérêt de la pensée créatrice de Hénault à partir de ses articles, de ses notes, de ses conférences et de ses entretiens, de manière à souligner la portée d’orientations maintenues tout au long de sa trajectoire, tout en éclairant par ce moyen son œuvre poétique. Cet objectif est atteint, notamment parce que le poète montre une pensée souple, signale ses dettes, propose des vues originales, surtout lorsqu’elles sont rapportées au contexte énonciatif, permettant de constater, comme le signalait Jacques Brault, que Hénault dans ses poèmes, ses essais, son travail éditorial ou artistique devançait le milieu culturel. Marquée constamment par l’écriture, poétique certes, mais aussi journalistique, par l’engagement social, entre autres au sein du Parti communiste, par ses amitiés avec les automatistes, la trajectoire de Hénault fait le portrait social, intellectuel et culturel du Québec, de 1930 à 1990, à travers sa lentille souvent perspicace. L’auteur de Totems y apparaît généreux dans la mesure où sa personne n’est jamais placée au premier plan ; priment plutôt les autres créateurs, les groupes sociaux, les artistes et les penseurs qui le stimulent, de telle sorte que ces portraits et ces interventions définissent un certain état des lieux du Québec, jaugé dans ses interactions mondialisées.
Les compilateurs ont exécuté un travail proche de l’édition critique dans la mesure où un appareil de notes vient préciser tout au long de l’essai les données factuelles nécessaires à notre bonne compréhension des enjeux soulevés par Hénault. Le recueil a été divisé en fonction des objets d’intervention et non pas par ordre chronologique. Ce qui fait en sorte qu’est isolée la poésie des interventions sur la culture et la littérature ainsi que celles sur la société. Du coup, chaque partie reprend les essais qui la concernent, cette fois dans une perspective chronologique. Ce choix est à la fois judicieux, en ce sens qu’il montre les continuités thématiques et formelles d’une pensée, et problématique parce que le parcours indique, pour chaque catégorie, d’abord une réflexion tâtonnante, puis une période de maturité dans les années 1950 et 1960, et enfin les redites en fin de carrière. Ce manège se reproduit dans toutes les sections, ce qui entache un peu le plaisir de lecture. Aussi, la présentation par sujets rapproche des écrits diffus dans le temps qui présentent des vues similaires (sur certains poètes, dont Alain Grandbois et Charles Péguy, sur certains enjeux, engagement ou question nationale), créant un sentiment de répétition. L’effet de ressassement est aussi tributaire de l’incorporation au recueil de notes tapuscrites inédites pas toujours bien fignolées et qui n’étaient pas destinées à la publication, ce qui fait en sorte que les spéculations tournent court à l’occasion et qu’elles se multiplient parfois avec les mêmes formulations.
Il faut néanmoins savoir gré à Karim Larose et à Manon Plante d’appréhender, dans un ouvrage de belle facture et bien détaillé, la richesse de la pensée de Hénault. Ainsi, les chercheurs contemporains auront intérêt à relire « Nous passons d’un monde clos à un monde ouvert », article du Devoir fort éclairant, limpide et novateur, qui, en 1960, plaide pour la nécessité pour la culture québécoise de se poser dans un contexte mondial, d’être affamée des Autres pour mieux asseoir la spécificité locale du rapport au monde. Hénault à ce compte, et de manière précoce, annonce les enjeux identitaires des années 1990 dans un contexte marqué par l’éveil d’un nationalisme non plus défensif, mais politiquement encadré, et ce, avec un argumentaire qui touche à ces enjeux à partir des médias, des transferts culturels et des situations institutionnelles. Ce texte, tout comme « La poésie est mot de passe », « La littérature française et l’écrivain québécois » et « Le droit de rêver », par leur force et l’ampleur de leur résonance contemporaine, rachètent les entrevues décevantes et les textes épars moins réussis. Au final, ce recueil donne envie de retourner à l’œuvre poétique de Hénault, confirmant de cette façon la pertinence de rassembler ces essais.
1. Gilles Hénault, Interventions critiques, Essais, notes et entretiens, édition préparée par Karim Larose et Manon Plante, Sémaphore, Montréal, 2008, 503 p. ; 52,95 $.
EXTRAITS
Tout ce que je sais, d’une façon certaine, c’est que nous devons exprimer notre vie à nous, dans la conjonction historique et géographique qui nous est donnée, si nous voulons créer des valeurs dynamiques et viables.
« La poésie et la vie », p. 36.
La poésie est une méthode de prospection ; si la poésie moderne s’est transformée, c’est que la conscience moderne a élargi ses horizons, approfondi et multiplié ses rapport avec le réel.
« La poésie est mot de passe », p. 59.
Le problème qui se posait à nous [les poètes québécois de la génération de Hénault), c’était : comment faire un poème avec ce peuple moutonnant, avec cet espace glacial, avec ces jours gris, avec cette petite misère et les grands espoirs qu’elle engendre malgré tout. Nous avons tenté de passer du « je » au « nous », de retrouver des valeurs qui ne soient pas monnayables, de tendre la main vers des réalités palpables, d’organiser l’espace anonyme pour lui donner vaguement la forme d’une patrie. [ ] Il nous fallait, pour cela, assumer nos tares et nos faiblesses, mais aussi, récupérer notre énergie vitale et nos biens oubliés au long de tous les étroits sentiers du devoir. Il fallait affirmer notre présence au monde, non pas au moyen d’une rhétorique patriotarde, mais par la reconnaissance concrète de notre existence collective sur un sol enfin reconnu comme nôtre.
« Saint-Denys Garneau ou la vie impossible », p. 71.
Autrement dit, nous considérons comme réactionnaire et régressive toute activité artistique dont le sens ne consiste qu’à coordonner des données déjà acquises. Aucune recette ne saurait donner la solution du développement d’une personnalité dans le sens qui lui est propre. Nous disons donc qu’une libération toujours plus grande de l’individu par rapport aux contingences de l’extérieur ainsi que vis-à-vis des préjugés qu’il porte en lui est la condition première et indispensable du développement harmonieux de sa personne. Cela implique donc, dans le domaine de la pensée et de l’art, une révolte constante contre les solutions figées et toutes faites [ ].
« À propos de l’automatisme », p. 156.
[N]ous sommes une civilisation faible, une culture qui se nourrit d’importations. Mais curieusement, c’est là notre force. Dans les civilisations fortes, c’est le réflexe du rejet qui joue le premier rôle. Dans les civilisations incertaines de leur destin, c’est le regard circulaire, l’adhésion à d’autres formes de civilisation qui s’imposent.
« La littérature française et l’écrivain québécois », p. 234.