Aujourd’hui presque oublié, Robert Rumilly retrouve sa stature dans la biographie éponyme menée avec méthode et culture par Jean-François Nadeau1.
Le personnage demeure peu séduisant, mais il abandonne la silhouette tremblée qu’on a tracée de lui. Fécond, envahissant, rusé, Rumilly aura perpétué en sol québécois les valeurs de la France royaliste. Il les aura défendues jusqu’à sa mort en 1983.
Empire et monarchie
Né en Martinique en 1897, transplanté à Paris en 1900, Rumilly est d’une ascendance qui aime l’ordre et l’uniforme. Après l’École supérieure de guerre, il se rend au Tonkin « servir l’état-major du général de division de l’armée coloniale ». Il revient en France à temps pour les tranchées de 1914. Il y démontre courage et qualités de chef, ce qui lui ouvre Saint-Cyr. Ses convictions sont tôt bétonnées : amour de l’autorité, dédain des épidermes différents, mépris pour la démocratie. Dans une France que 1918 a engoncée dans la complaisance, Rumilly flirte avec l’anarchisme. Un instant seulement. Puis il s’insinue au plus intime de l’Action française. Ainsi que le note Nadeau, « de l’anarchisme à l’Action française, la marche est peut-être moins haute qu’il n’y apparaît à première vue ». Au cours des années 1920, Rumilly sert un chef, Charles Maurras, et son rêve d’une monarchie musclée. Les textes de Maurras n’incitent pas à la tiédeur : « Est-ce que sous couleur de modération, de tolérance, il eut mieux valu laisser au mal un champ libre ? Le mal révolutionnaire se fût rendu maître de tout » (« Dédicace au comte de Paris », Au signe de Flore, Grasset, 1933, p. XIII). Proche du maître, Rumilly s’adonne avec les vibrants Camelots du roi « à une activité militante systématique, telle que la vente du journal, le collage d’affiches, la distribution de tracts, l’organisation de manifestations et d’actions contre des groupes ennemis ». Tant que dure l’espoir d’une France rénovée, l’Action française séduit les jeunes. Cet attrait s’étiole quand le Vatican condamne l’Action française et que le pays renonce à la restauration monarchique. Rumilly décide alors de changer de décor.
Programme inchangé
Arrivé au Québec en 1928, Rumilly garde le cap. Adaptation facile, car l’Action française jouit d’un large crédit au Québec. Les élites, clergé en tête, veillent à ce que le Québec boude 1789. « En des temps voués à la démocratie, le peuple ne peut plus que constituer un pouvoir dangereux pour lui-même. C’est ainsi que Robert Rumilly, comme tous les partisans de l’Action française, acquiert la conviction que la justice et la liberté ne peuvent être défendues par la démocratie. » Sûr de lui, arrimé à la France royaliste, privilégiant les politiciens les plus portés au pouvoir personnel, Rumilly dispense ses conseils à Camillien Houde comme à Duplessis, à René Chaloult comme à Henri Bourassa. Travailleur acharné et polyvalent, il se dote rapidement d’une perception précise de l’histoire politique de son pays d’adoption. Son Histoire de la province de Québec (HPQ) n’était encore que projet au moment où il devient traducteur au Parlement en 1936 ; il en signe le 41e tome en 1969. Et ce n’est là qu’une facette de sa production.
Fidèle aux sources, Nadeau liquide le mythe voulant que Rumilly ait été, par vénalité ou conviction, à la botte de Duplessis : « Il a été dit souvent que Rumilly était lié de très près à Duplessis. Au sens strict de l’expression, cela ne tient pas. Dans les faits, l’historien ne rencontra Duplessis qu’à quelques très rares occasions… » Osmose entre deux tenants de la droite, pas de tutelle.
Et l’histoire ?
Nadeau, historien, scrute la conception que Rumilly se fait de l’histoire. Autant Nadeau reconnaît l’ampleur du labeur de Rumilly, autant lui déplaît sa désinvolture à l’égard des sources. Rumilly, admet-il, était parfois tenu au laconisme par une promesse, mais rien ne justifie son culte du clair-obscur. Ainsi s’expliquerait le discrédit dans lequel les historiens modernes ont enseveli Rumilly. Greffons là-dessus un autre facteur : en faisant de Rumilly le faire-valoir de Duplessis, on s’obligeait à l’engloutir avec la grande noirceur. En se trompant.
Cela dit, Nadeau circonscrit à merveille la visée majeure de Rumilly : le vrai personnage historique, c’est le Québec. Cette perspective, Rumilly l’a observée chez Jules Romains sans lui vouer de la gratitude : « Il s’agit d’une technique littéraire, encore plus justifiée dans l’histoire que dans le roman. Elle correspond à la réalité d’une vie collective. Je l’aurais peut-être, je l’aurais sans doute employée sans la priorité d’un romancier, car les méthodes, comme les idées, flottent dans l’air d’un temps et n’appartiennent en propre à personne. Sans pouvoir évaluer l’influence de Jules Romains, il convient de reconnaître au moins sa priorité » (HPQ, T. 1, p. VII). Priorité en effet : Romains lance le premier de ses 27 tomes en 1932 ; Rumilly signe le sien en 1941. Notons aussi que, selon Romains, la « technique » pouvait déborder le roman : « Une telle investigation du monde social, morceau par morceau, région par région, qui eut à son heure une allure de conquête, prendrait maintenant quelque chose de bien mécanique, de bien prévu. […] oui, ce serait un peu trop comme le no 17 sur les Animaux de basse-cour venant après le 16 sur les Arbres fruitiers et le 15 sur les Parasites de la vigne… » (Les hommes de bonne volonté, T. 1, Robert Laffont, 2003, p. 3). À son habitude, Rumilly balaie ses dettes sous le tapis. Antériorité, pas influence…
Toujours campé sur ses certitudes tranchantes, Rumilly s’entremettra en faveur de collabos notoires. Pressant et habile, il exploitera le penchant québécois pour Pétain. Chez Rumilly, le temps n’érode pas le credo de départ.
On s’étonnera donc que le sous-titre de cette remarquable enquête fasse de Rumilly « l’homme de Duplessis ». Mieux que quiconque, Nadeau sait, en effet, que Rumilly ne fut jamais que l’homme de Rumilly.
1. Jean-François Nadeau, Robert Rumilly, L’homme de Duplessis, Lux, Montréal, 2009, 411 p. ; 34,95 $.
EXTRAITS
À compter de 1943, de Bernonville appartient à une unité de Waffen-SS, ces anges de la mort du régime hitlérien. […] Il sera affecté aux mêmes fonctions dans la ville de Lyon, chasse gardée de Klaus Barbie, un des bourreaux nazis les plus tristement célèbres.
À la fin de la guerre, menacé de la peine de mort, de Bernonville fuit la France pour essayer de sauver sa peau, comme bien d’autres collaborateurs. Son premier refuge, le Canada, lui fait découvrir un ami fidèle en Robert Rumilly, un historien aux convictions de droite, très près du régime de l’Union nationale de Maurice Duplessis, un ardent disciple de l’Action française de Charles Maurras. Méconnu du grand public, ce Rumilly est un agitateur méthodique chauffé à blanc. Cet intellectuel est étonnant par son énergie et son ardeur. Il a publié une œuvre abondante, tout en trempant à fond dans nombre d’aventures politiques. C’est à ce curieux personnage à la vie menée au triple galop qu’est consacré ce livre.
P.10.
En 1994, avec mon camarade Gonzalo Arriaga, nous avons mis au jour le rôle majeur que joua Rumilly, après la Seconde Guerre mondiale, dans l’accueil de plusieurs criminels qui, tout comme de Bernonville, avaient quitté l’Europe après la guerre sous des déguisements et des identités d’emprunt. Le fruit de cette recherche, publiée d’abord dans Le Devoir, souleva plusieurs jours durant les passions dans l’opinion publique. La tempête qui s’ensuivit fut vive. Des passages à la télévision et à la radio de même que des entrevues multiples alimentèrent le débat sur le passé parfois trouble d’une partie de l’intelligentsia canadienne-française.
p. 10-11.