La poésie de Guillevic se donne sans condition au lecteur, comme la beauté d’une fleur sauvage, épanouie, s’offre au promeneur. Le lecteur est d’ailleurs un promeneur solitaire peu pressé ; on l’y oblige. Grand observateur de la nature, comme de la roche ou du tapis, Guillevic s’est fait le porte-voix du minuscule, des détails insignifiants qui nous entourent. Reliés les uns aux autres par sa plume, ils forment, quand on s’éloigne, une belle et grande chose.
Relier1, voilà d’ailleurs le titre sous lequel Gallimard a rassemblé des textes « ayant connu, au fil des années, une édition limitée ». Relier, pour relire, pour lierre, autre anagramme. On doit ce titre judicieux à la seconde femme d’Eugène Guillevic, Lucie Guillevic-Albertini. De nombreux poèmes et suites avaient été édités en peu d’exemplaires, et étaient devenus introuvables, comme Dires, poèmes manuscrits photocopiés, réassemblés par Dorny, et insérés dans une boîte d’allumettes, ainsi que d’autres collaborations avec des peintres amis, tels Dubuchet et Léger. En tout, quelque 800 pages de courts vers que l’on parcourt sans fatigue.
L’humain et les autres
Dès les premiers poèmes rédigés en 1938, Guillevic prend le parti de ces « autres ». Ainsi figure dans Requiem, brève suite dédiée à Jules Supervielle, un éloge aux fourmis : « Parle-t-on / D’un cadavre de fourmi ? / Cadavre à peine / Sur l’herbe verte » Si l’humain est au centre du monde, c’est bien, ajoute le poète, une « erreur de la providence ». Jusqu’au dernier poème manuscrit recopié le 10 décembre 1996, Guillevic consacrera toute sa vie à relier l’humain à la nature. Relier, au sens où il le fut déjà, lié. Remettre sur un pied d’égalité, parce qu’appartenant justement à cette nature, humains et insectes, pierres et fleurs.
Même s’il fut l’ami de Paul Éluard, qu’il côtoya Breton durant la Seconde Guerre, Guillevic a toujours considéré le surréalisme avec un brin de méfiance. Peut-être parce que cette révolution du langage mettait trop l’humain à l’avant-scène au détriment du reste. Comme ses contemporains, Guillevic croit que le poète a le devoir d’éclairer, mais, à la différence d’Éluard, il veut la communion, la communication, affirme-t-il d’ailleurs dans un entretien donné en 1991. « Je considère peut-être à tort, dit-il, que le surréalisme n’a pas enrichi la langue. Il s’agit d’une langue plate. » Ce n’est pas sans raison que son œuvre a marqué la littérature du vingtième siècle : elle est en soi une petite révolution. Qui avant lui avait seulement fait l’éloge d’une descente de lit, d’un pissenlit, d’un pèse-personne ?
« Il se glorifiait / De marcher dans les ténèbres. // En fait, / Il allait son chemin / Dans l’obscurité », écrit Guillevic, qui s’est toujours refusé les élucubrations métaphysiques. Retournons à ce « sol raboteux », dirait-il à la manière de Wittgenstein. Quittons la « glace glissante » de la logique du langage. Seule est vraie l’expérience des choses, le contact avec la matière. Nous avons besoin de « frottement », disait aussi le philosophe.
Comme on a pu le constater, cette perspective n’est pas entrevue sans humour. Ailleurs, le poète pointe l’invention de sa propre grandeur : « Il se prend donc / Pour le greffier de l’univers ». Conscience, donc, des limites de sa propre philosophie de décentrement. « Il ne vit pas sa vie / […] C’est sa vie qui le vit. »
Miroir de soi
L’intérêt de ce regard réside dans ses « défauts de fabrication ». Le poète veut redonner à la nature et aux choses une grandeur perdue. Soit. Mais le piège de l’anthropomorphisme menace. Dans l’univers de Guillevic, les vignes s’interrogent, les roses gardent leurs secrets, la pierre retient un soupir. Le poète ira jusqu’à leur prêter une conscience de la douleur – « Un vent / Tellement froid // Que lui-même / Doit en souffrir » – ou une volonté – « J’avais cru / Du soleil // Qu’il était / Sans rancune ». C’est sans doute plus pour ouvrir les champs de la conscience humaine, pour la décloisonner, que pour se regarder que le poète donne une voix aux éléments de la nature. Les sentiments comme la peur de la vieillesse et de la fin, par exemple, transposés dans la nature, perdent de leur intensité. Car la nature est rarement bouillonnante. Miroir, elle montre aussi à quel point nous sommes ridicules malgré l’importance que nous nous donnons : « L’épi / Croit que c’est lui // Qui a voulu / S’arrêter de grandir ».
Il y a un peu de bouddhisme zen dans l’entreprise poétique de Guillevic. Dans la forme brève des vers, bien sûr, qui rappelle les haïkus japonais. Mais aussi dans la distance émotionnelle qu’oblige ce miroir : le poète, par la nature, contemple sa propre souffrance. Elle repose devant lui, presque avec sérénité, comme la terre que nous avons un jour été : « Que ferais-je / Si j’étais pierre et terre ? // Tu l’as été / Tu le seras ». À ce propos, la partie la plus saisissante de Relier est sans doute le recueil intitulé Hôpital. On est ému par le détachement avec lequel le poète livre son expérience de la souffrance. En fait, dans cette suite de poèmes écrits sur un lit d’hôpital, elle y est quasi absente. Ses seules manifestations ont lieu par le truchement des choses : « La peur / Trouve à se dire // Par bien des choses, / Par les fenêtres, / Par la blancheur des draps ». Voilà le poème le plus douloureux du recueil. Guillevic, alors âgé de presque 80 ans, nous livre une profonde leçon de vie. Il ravale sa douleur et tourne son regard vers ce qui l’entoure, les infirmières, les compagnons de chambre, les murs, le dehors impossible, à défaut de parler de la nature. C’est comme s’il nous disait : vous voyez, on n’est jamais emprisonné, il suffit de regarder une fissure, d’entendre un craquement pour s’oublier dans la complexité du monde.
Sans faire de parallèles oiseux entre vie et œuvre, on pourrait affirmer qu’il dut très tôt apprendre à vivre avec presque rien. Ce fils de marin avouera à l’un de ses biographes qu’il ne posséda jamais un seul jouet pendant toute son enfance, et que parmi ses vêtements de misère, pas un ne fut neuf.
L’anodin vital
On s’entend pour dire que le rôle du poète est de donner à voir ce que nul ne peut ou ne veut voir, mais jamais cette mission n’a été accomplie avec autant d’entêtement que chez Guillevic. Son œuvre se lit comme une encyclopédie de l’anodin. Le recueil Blason de la chambre est une nomenclature de tous les objets qui composent une chambre, de l’interrupteur à la moquette en passant par le réveil-matin qui oublie « les grandes et les pas grandes / Révolutions du monde. // Comme si le cosmos / N’existait pas ». Tout un recueil est consacré à l’escargot, alors qu’un autre s’intéresse aux racines. Il ne s’agit pourtant pas d’une forme de matérialisme, ni de réalisme. L’objet est une question non résolue, pas un constat. Une question qui renvoie à son existence propre. À la manière d’Héraclite, le poète croit en la non-permanence des choses : un jour nous sommes roche, un jour nous sommes oiseau ou brin d’herbe.
Relire le monde : relier l’anodin à l’anodin. Pour Guillevic, chaque manifestation de la vie participe à une harmonie presque musicale. Harpe, Guitare, Orgue sont d’ailleurs les titres de recueils portant encore et toujours sur la nature. Relier pour faire entendre de nouvelles harmoniques, pour les entendre toutes, d’une seule écoute, au moment ultime. Relier la terre et le ciel : quand l’oiseau n’arrive pas à se poser sur la terre, la terre est « privée / De tentation vers la hauteur ».
1. Guillevic, Relier, 1938-1996, Gallimard, Paris, 2007, 804 p. ; 55,95 $.
EXTRAITS
Ce qui montait par lui
S’est mis à retomber
Rien ne va plus cogner
Au plafond des jours.
Temple du merle, Relier 1938-1996, p. 43
Après tout
C’est peut-être
Autour de la brindille
Lâchée par un oiseau,
Couchée sur un rocher,
Que tourne tout l’espace
Avec ses contenus.
Guitare, Relier 1938-1996, p. 226-227
Ceux qui disent
Que l’escargot n’avance pas vite,
C’est qu’ils n’ont jamais été
Escargot.
L’escargot, Relier 1938-1996, p. 435