D’une nation, d’un pays, on vise toujours à retenir les figures marquantes, celles qui ont mené de grands projets collectifs, ou qui ont imprégné la vie de la pensée par la rigueur et la profondeur de leur réflexion. Fernand Dumont est l’une de ces figures.
Son prestige est immense auprès des intellectuels et de la communauté universitaire dont il a été l’un des phares les plus éclairants pendant les quarante dernières années, l’une des périodes les plus enchevêtrées et les plus mouvantes de notre histoire. Il n’est pas moindre auprès de tous les Québécois qui ont cherché et cherchent encore à comprendre leur réalité, à se comprendre dans le siècle. Fernand Dumont ne s’est pas confiné en effet à l’enseignement. Il s’est engagé personnellement dans le travail quotidien du Québécois qui construit son pays. Ainsi, des organismes toujours actifs dans notre milieu lui doivent d’être nés ; des politiciens ont profité de ses recherches et de ses conseils. Et ne comptent pas pour peu les générations de jeunes qui ont suivi son enseignement, de moins jeunes qui ne cessent de relire ses œuvres pour y trouver des raisons de croire et d’espérer, des motifs pour l’action. La carrière universitaire de Fernand Dumont vient de se terminer. Nuit blanche a demandé à deux amis, élèves, collègues de vous le présenter.
Je n’ai jamais été l’élève de Fernand Dumont, mais il me semble l’avoir toujours connu. Très tôt, j’ai partagé les jeux de ses enfants. De cette époque, deux souvenirs très forts me sont restés. Celui d’une folle ronde où il s’était laissé entraîner à chanter et à danser avec nous. Celui de son bureau où il ne fallait pas le déranger, où à chacune de mes visites je risquais un regard. Dans leur contraste, ces deux images laissent entrevoir la complexité du personnage.
Trajectoire surprenante que celle de Fernand Dumont, à laquelle il fait souvent allusion dans ses écrits. Ses racines sont à Montmorency, dans le monde ouvrier ; plusieurs membres de sa famille ont travaillé à la Dominion Textile, lui-même y a passé des « vacances » scolaires. Son père savait à peine écrire, alors que lui est titulaire de deux doctorats, le premier en sociologie et le second en théologie.
La culture
Cette tension entre les cultures populaire et universitaire, qu’il renomme culture première et culture seconde, est au cœur de son œuvre et de sa trajectoire. Toujours il reprendra, pour les repenser, les mêmes questions de fond. Ainsi dans Chantiers (1973), un article intitulé : « De l’idéologie à l’historiographie : le cas canadien-français », révèle en quelque sorte la genèse de la Genèse de la société québécoise (1993)… Si son œuvre est abondante et à première vue marquée par la diversité des approches (théorie, essais, poèmes) et des disciplines (sociologie, philosophie, théologie), c’est constamment la question de la culture qui l’habite, principalement celle du Québec. On ne s’étonnera donc pas qu’il fonde en 1981 une revue portant justement le titre : Questions de culture.
Quel est « le lieu de l’homme », se demande-t-il en 1968 dans un ouvrage qui lui vaudra le Prix du Gouverneur général, si ce n’est la culture ! C’est dans ce livre, désormais classique, qu’il propose sa théorie de la culture, à la fois distance et mémoire… Aussi Fernand Dumont ne cesse-t-il de s’interroger sur ce qu’il en advient et, en 1987, paraissait un recueil d’articles sur le sujet : Le sort de la culture. Il met en branle, avec Jean Hamelin, un vaste chantier sur la culture québécoise, ce qui donnera naissance à quatre volumes d’analyses sur les idéologies au Québec (1969, 1972, 1978, 1983), auxquels ont collaboré plusieurs chercheurs débutants… dont Gérard Bouchard, René Hardy, Denise Lemieux.
Il dirige en effet de nombreuses équipes au fil des ans et inspire plusieurs travaux individuels, mémoires et thèses. Il signe plus de vingt préfaces, encore récemment celle de l’excellent ouvrage de Jean Lamarre (Le devenir de la nation québécoise, Septentrion, 1993) qui lui est dédié. Mais Fernand Dumont n’est pas qu’un professeur ; pour plusieurs il aura été un maître, mieux un modèle. La démarche qui le porte à écrire de la poésie, à repenser l’histoire, à analyser le rôle des institutions, à s’interroger sur le savoir, sur ses conditions de réalisation est source d’inspiration. Fernand Dumont résiste à toute compartimentation ; ni les sociologues ni les théologiens ne peuvent se l’approprier pour leurs confréries respectives. On ne peut l’associer non plus à aucune autre école qu’à la sienne car toujours il demeure à l’abri des modes. Alors que le marxisme est dominant dans les milieux universitaires, il s’interroge sur le vécu, dans un éditorial-manifeste de Recherches sociographiques (1973) qu’il signe avec sa collègue Nicole Gagnon ; alors que la sécularisation semble achevée, il publie L’institution de la théologie (1987) ; quand le marxisme semble enterré et que tous parlent de postmodernité, il s’interroge sur la persistance des classes sociales et d’importantes inégalités économiques dans la conférence d’ouverture d’un colloque portant sur La société québécoise après 30 ans de révolution tranquille (1990). S’il associe de nombreuses personnes à ses chantiers, il n’en demeure pas moins solitaire dans sa démarche. Voilà certes un maître difficile à dépasser.
Pour Fernand Dumont, comprendre la culture ce n’est pas affaire de statistiques, c’est interroger l’imaginaire, les idéologies, la littérature, c’est interpréter l’histoire, scruter l’identité. Ses travaux relèvent d’une approche herméneutique, d’une écoute attentive des textes, mais aussi des gens. Si ses propres travaux sont plutôt théoriques, il a été à l’origine d’ouvrages non seulement sur la théorie de la culture mais aussi sur la culture parallèle, sur les jeunes, sur la santé ou les problèmes sociaux. Comment en effet mener une réflexion théorique sans enracinement ? Aussi, dès 1960, avec Jean-Charles Falardeau, il fonde Recherches sociographiques.
Le Québec
C’est le Québec qui est le lieu de ses questionnements, de ses engagements. « Le tragique de la culture québécoise », selon son expression, fait son attachement pour cette société. C’est autant par la poésie qu’il entend « parler de septembre » que par un recours à l’histoire et à la littérature qu’il analyse la « genèse de la société québécoise » et qu’indirectement… il parle d’octobre. Les critiques de son dernier livre ont souvent remarqué qu’il y traite au moins autant de l’époque actuelle, indirectement, que des XVIIIe et XIXe siècles.
Ses préoccupations historiques en effet ne le font pas qu’interroger le passé ; il se soucie tout autant des jeunes, de l’avenir. Dans son bilan de la Révolution tranquille, il s’inquiète du fait que les inégalités sociales n’ont pas disparu au Québec et cette année, il dirige avec Simon Langlois et Yves Martin, son vieux complice en sociologie, un Traité des problèmes sociaux. Déjà dans les années 50, avec Yves Martin, il avait sillonné le diocèse de Saint-Jérôme, pour préparer L’analyse des structures sociales régionales qui sera publié en 1963.
Il ne s’est pas contenté en effet de la pièce déjà encombrée de livres qui m’impressionnait tant. Il a fondé l’Institut supérieur des sciences humaines (ISSH) à l’Université Laval au début des années 70 et l’Institut québécois de recherche sur la culture en 1979. Il ne s’est pas cantonné non plus à l’université ou aux instituts de recherche, il a « conseillé » Camille Laurin à l’époque de la rédaction du Livre Blanc sur le développement culturel, il a présidé la Commission Dumont sur la situation de l’Église à la fin des années 60 ; cette commission a tenu des audiences dans toutes les régions du Québec et reçu plus de 800 mémoires. Le rapport de cette commission, souvent appelé tout simplement Rapport Dumont a été publié chez Fides en 1971 sous le titre L’Église du Québec : un héritage, un projet.
Le savant
Aucune affectation, dans les manières et dans le langage, mais quelle érudition chez Fernand Dumont, à tel point qu’on préférerait au titre de chercheur, celui de savant pour le qualifier ! L’homme qui n’a cessé de nouer entre eux les fils de la sociologie, de la philosophie et de la littérature, de l’écriture, de la formation et de l’engagement, le récipiendaire de doctorats honoris causa qui a puisé dans le monde ouvrier de son enfance ses interrogations et son inspiration – en témoignent encore les premières pages de la Genèse de la société québécoise – comment ce penseur n’aurait-il pas fasciné ses étudiants, même ceux qu’il ne convainquait pas tout à fait ?
Un poète, un sociologue, un philosophe, un théologien, un chercheur qui s’est intéressé aussi à l’histoire et à la psychanalyse, c’est un cliché que de présenter ainsi Fernand Dumont. En fait plutôt que d’énumérer ainsi le bottin des sciences de l’homme, de l’anthropologie au sens où il l’entend dans L’anthropologie en l’absence de l’homme (1981), il suffirait de dire tout simplement que Fernand Dumont est un écrivain, un intellectuel, dans l’acception la plus exigeante de ces termes.
Fernand Dumont a publié, entre autres :
L’Ange du matin (poésie), de Malte, 1952 ; « L’Institution juridique », mémoire présenté pour l’obtention d’une maîtrise en sciences sociales, Québec, Université Laval, 1953 ; L’analyse des structures sociales régionales, avec Yves Martin, PUL, 1963 ; Pour la conversion de la pensée chrétienne, HMH, 1964, Mame, 1966 ; Le lieu de l’homme, HMH, 1968, « Nénuphar » Fides, 1994 ; La dialectique de l’objet économique, Anthropos, 1970 ; Parler de septembre (poésie), l’Hexagone, 1970 ; La vigile du Québec, HMH, 1971 ; Chantiers, Essai sur la pratique des sciences de l’homme, HMH, 1973 ; Les idéologies, PUF, 1974 ; L’anthropologie en l’absence de l’homme, PUF, 1981 ; L’institution de la théologie, Fides, 1987 ; Le sort de la culture, l’Hexagone, 1987 ; Genèse de la société québécoise, Boréal, 1993.
Sélection d’ouvrages sous sa direction : Situation de la recherche au Canada français, avec Yves Martin, PUL, 1962 ; Les idéologies au Canada français, 4 tomes (1850-1900 ; 1900-1929 ; 1929-1940 ; 1940-1970), avec Jean Hamelin et Jean-Paul Montminy, PUL, 1969, 1972, 1978, 1983 ; Traité d’anthropologie médicale, avec Jacques Dufresne et Yves Martin, IQRC/PUQ/Presses de l’Université de Lyon, 1985 ; Une société des jeunes ?, IQRC, 1986 ; La société québécoise après 30 ans de changements, IQRC, 1990 ; Traité des problèmes sociaux, IQRC, 1994 ; L’avenir de la mémoire, « Conférence », Nuit blanche éditeur, à paraître en 1995.