Arabe né à Jérusalem, devenu professeur de littérature comparée à Columbia University, conférencier à travers le monde, défenseur des droits des Palestiniens et des valeurs humanistes, Edward W. Said a vécu les déchirements de l’intellectuel appartenant à plusieurs cultures. Et pour cela même, il a été un infatigable bâtisseur de paix.
Il était apparu il y a quelques mois à la télévision, avec son visage digne mais marqué par la maladie, sa parole précise et mesurée, sa pensée lucide, informée, mûrie. Il nous alertait, nous incitait à ouvrir les yeux sur notre monde chaotique, nous encourageait à comprendre pour agir : ce qu’il n’avait cessé de faire jusqu’à sa mort à l’automne 2003.
Se sentir différent
Ce n’est pas un hasard s’il avait intitulé son autobiographie Out of Place. Sa place, son appartenance, il les a cherchées toute sa vie, dans un malaise présent dès l’enfance. Ce qui aurait pu devenir handicap et paralysie, Edward Said avait su le transformer en une paradoxale richesse.
En 1935, à sa naissance, Jérusalem est sous mandat britannique. Les Said appartiennent à un milieu bourgeois jouissant d’une certaine aisance. Le père est un homme d’affaires peu communicatif et d’esprit pratique, avec qui le jeune Edward aura des rapports difficiles ; la mère est douée d’une sensibilité artistique dont l’enfant héritera. Ils sont, bien qu’Arabes, anglicans. Étrange situation que de se trouver minoritaires à l’intérieur d’une minorité ! Et ce n’est pas là le seul facteur de ce qu’il faut bien appeler chez le jeune homme aliénation. La famille vit principalement au Caire mais passe les étés au Liban – moments de bien-être pour Edward. À l’école anglaise, même s’il s’efforce de peu attirer l’attention, il dérange – un Arabe qui parle anglais avec un accent. Réservé, plus porté à la rêverie qu’aux jeux bruyants, peu sportif, ce que déplore le père, très doué pour la musique (il deviendra un excellent pianiste, et il consacrera plusieurs écrits à la musique qui sera toujours présente dans sa vie). L’O.N.U. décide le partage de la Palestine en deux États, les Arabes rejetant la décision, ce qui déclenche la guerre israélo-palestinienne. Comme de nombreux Palestiniens, les Said doivent quitter pour toujours Jérusalem en 1947. Après un fragile enracinement, le déracinement, voire l’expulsion, qui est ressentie comme une injustice collective.
Le père envoie son fils aux États-Unis où il étudie au Massachusetts, puis à Princeton et à Harvard. Edward Said s’engage ainsi dans une traditionnelle carrière universitaire, consacrée à l’enseignement de la littérature comparée et à la recherche. Il a suivi cette voie exclusive jusqu’à, déclare-t-il, 1967 : cette année fut celle de la guerre des Six jours qui mit aux prises Israël avec l’Égypte et la Syrie.
Les préoccupations de Said, ses écrits, prennent alors une orientation nouvelle : il interroge les rapports entre la littérature et la politique, celle-ci prise non plus comme un objet lointain et sans poids, mais comme une réalité à laquelle il participe douloureusement.
La théorie littéraire et sa pratique
L’œuvre critique d’Edward Said est consacrée dès ses débuts à des questions de méthode sur lesquelles il est revenu à maintes reprises pour raffiner, compléter, corriger. Ses commentateurs ont fait observer ce qu’elle comporte d’insuffisances, d’imprécision dans l’emploi des concepts, voire de contradictions et d’incohérences. Dans ses écrits, tout comme dans les positions qu’il défendra face aux événements de l’heure, il lui est arrivé de tomber dans les pièges qu’il dénonçait. Ces fautes (qu’il a reconnues), si elles entachent certaines analyses, n’enlèvent rien à la force, à la richesse, à la fécondité, à la valeur éclairante de l’ensemble.
Edward Said, on ne peut s’en étonner, s’est tôt et souvent attaché à des écrivains qui furent des transfuges ou des migrants culturels. Joseph Conrad, le Polonais devenu romancier de langue anglaise, lui fournit l’objet de son premier livre où il étudie plus spécialement la question de l’autobiographie. Et aussi Rudyard Kipling (Kim), le Britannique qui passa en Inde la majeure partie de sa vie. Said interroge les récits de voyageurs, de François René de Chateaubriand à Gérard de Nerval et Gustave Flaubert, Ernest Renan, le roman anglais depuis Robinson Crusoe de Daniel Defoe jusqu’à A Passage to India d’E.M. Forster, et combien de livres et d’auteurs moins prestigieux qui contribuèrent à créer dans la littérature une certaine image de l’Orient – l’Inde et surtout la Palestine et l’Égypte – que nous avons fini par prendre pour la réalité.
C’est là un des domaines favoris et très fréquenté du comparatisme, plus particulièrement français. Cette branche des recherches littéraires étudie traditionnellement les genres, les périodes, la thématique, mais – Said lui en fait le reproche – comme un objet en soi, d’une abstraite pureté. Reproche sans doute trop englobant et radical, mais qui vaut surtout pour les recherches qui, au dire de Said, se pratiquaient en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans les années soixante-dix, alors que la réflexion théorique était en Europe, en France notamment, en pleine effervescence. Said juge essentiel que les représentations littéraires de l’Orient soient reliées avec le discours officiel du moment où elles sont nées, spécifiquement avec le colonialisme et l’impérialisme.
Le comparatisme a été longtemps centré exclusivement sur l’Europe, chrétienne et romaine, sa culture constituant la référence à partir de laquelle était considéré le reste du monde. Ce point de vue implique un ensemble de postulats dépassant largement le cadre des études littéraires, et qui, comme tout postulat, ne peuvent être remis en question : l’Europe possède la vérité en fait de réflexion philosophique, de valeurs morales, d’organisation sociale, de modes de gouvernement, d’accomplissement scientifique et technique, de savoir-faire, d’esprit d’entreprise. En un mot que l’on n’ose maintenant plus prononcer : une supériorité raciale. On connaît l’histoire des XIXe et XXe siècles, et le présent sous nos yeux mêmes nous dit que ces postulats ne sont pas morts ! Edward Said constate que le comparatisme s’est développé sans vraiment réexaminer ses présupposés, et que, spécifiquement, il a procédé à ses analyses des rapports Occident-Orient dans une sorte de vide intemporel et d’asepsie idéologique. C’est sans doute beaucoup simplifier les résultats de l’inventaire, et Said reconnaît lui-même que depuis la notion goethéenne de Weltliteratur, des efforts ont été accomplis pour dépasser la vision des littératures dans le cadre étroitement national (et nationaliste). Tel est d’ailleurs un des objectifs que s’est donné le comparatisme dès ses débuts et une de ses principales justifications.
Il est probablement exact que celui qui procède à des analyses – disons, principalement universitaires – ne s’interroge pas toujours, ou pas assez, sur ses propres positions. Pour parodier Jacques Lacan : d’où parle-t-il ? Il admet comme allant de soi ce qui est loin de l’être et ne devrait pas l’être, lui-même étant conditionné par le moment, le contexte sociopolitique, les idéologies dominantes, les traditions dont il est issu, les préjugés personnels, ses propres composantes psychologiques, etc., dont il ne peut prétendre s’abstraire. Cela est si évident qu’on hésite à le répéter, et pourtant Il est vrai que Roland Barthes, entre bien d’autres, nous a réappris le devoir de relativiser notre lecture. Il est vrai aussi que Georg Lukacs et à sa suite Lucien Goldmann, ont montré combien la création d’une œuvre renvoyait aux structures politiques et économiques de l’époque.
L’Orient : naissance d’un stéréotype
Ces théoriciens ne sont pourtant pas ceux auxquels se réfère Edward Said – on peut s’étonner du peu de place qu’il leur accorde dans ses analyse. Il doit principalement aux théories de Michel Foucault et Antonio Gramsci qui, en gros, convergent sur ce point fondamental : l’importance capital du rapport entre le pouvoir et le savoir. Dans leur sillage, Said montre comment les représentations de l’Orient sont, non seulement influencées, mais construites par les systèmes de pouvoir où elles naissent avec le concours de l’intelligentsia. Said s’est expliqué sur sa dette à l’égard de ces deux théoriciens, notamment dans The World, the Text and the Critic (1983). Les applications sont à chercher avent tout dans Orientalism (1978), que beaucoup considèrent comme son œuvre maîtresse et qui a eu un retentissement considérable sur les études « post-coloniales », et, selon la même ligne directrice, Culture and Imperialism (1994).
Dans le dernier titre, le mot-clef est lâché : l’impérialisme ! Qui est hégémonie proclamée d’un peuple, d’une nation, sur le reste du monde. Sous des formes diverses, l’histoire depuis le XVIe siècle a connu successivement celles de l’Espagne, du Portugal, de la France, et bien sûr, résumant et magnifiant les prédécesseurs, l’impérialisme britannique. Quel pays européen n’a pas cherché, et souvent réussi, à se tailler un fief colonial, le colonialisme étant, si l’on veut, la mise en œuvre géographique de l’impérialisme ? La Grande-Bretagne y est parvenue cependant au-delà de toute mesure et a poussé à l’extrême la « mission colonisatrice » dont les Français se sont eux aussi bien souvent investis. Edward Said a lu de près les chantres de l’impérialisme anglais : avant Kipling, les victoriens, Thomas Carlyle, John Ruskin, Alfred Tennyson, combien d’autres maintenant oubliés ou qui n’étaient pas des écrivains. Il a recherché les marques en littérature de cet impérialisme, distingué les diverses formes qu’il a prises. Il a aussi insisté sur la nécessité, souvent inaperçue, d’examiner les résistances, d’écouter les voix discordantes et réprimées, donc à lire conjointement les deux mouvements.
De l’énorme corpus analysé – romans, textes non littéraires, principalement journaux et récits de voyage, souvenirs, essais, discours –, ressort à l’évidence une dominante : l’ignorance, l’incompréhension, parfois le mépris de l’Europe envers les autres cultures, plus spécifiquement orientales, et en même temps la fascination. Ainsi les pays occidentaux, c’est-à-dire ceux qui exercent le pouvoir politique, économique, moral, intellectuel, ont bâti des entités, et elles ont été largement acceptées comme uniques, irréductibles, immuables, telles que le Continent noir (d’origine victorienne), l’Inde, l’Islam, les Arabes, puis le communisme, et aujourd’hui le fondamentalisme, le terrorisme, etc. Toutes notions qui reposent, certes, sur une réalité, mais quelle est-elle ? Et, problème crucial, quel rapport existe-t-il entre une réalité et sa représentation ? Penser en termes d’entités dispense – nous l’observons chaque jour – de penser vraiment.
Des remarques critiques et des nuances s’imposent ici. Lorsqu’Edward Said parle de « l’Occident », ne commet-il pas l’erreur qu’il dénonce, c’est-à-dire de faire de cet Occident une entité parmi d’autres ? L’Occident est-il si homogène qu’il donne l’impression de le croire ? Et puis, dans cette littérature qu’il analyse, on ne peut faire abstraction de « l’équation personnelle » : si l’Orient de Flaubert est redevable à son époque et à sa société, il est aussi le fantasme, l’Orient intérieur de Flaubert. Dans son souci d’élargir la perspective du « discours oriental » et d’analyser les modalités de sa construction, Said montre bien comment, pour l’occidental pris globalement, l’oriental est vu comme mystérieux, menaçant, violent, cruel, il est vu comme l’Autre. La notion jungienne d’ombre collective – que Said ne semble pas considérer – serait ici pertinente. Si par exemple, l’Indien a pu largement porter les projections du Nord-Américain, le Noir celles de l’Européen, l’Orient paraît bien s’identifier au refoulé, à la peur et à la mauvaise conscience, mais aussi à une source vitale inconsciente de l’Occidental, à la part de lui-même non reconnue.
Se dessine aux yeux d’Edward Said une vision de l’histoire axée sur les interactions, les chevauchements, les enchevêtrements. C’est là une des directions maîtresses qu’il indique : contre une conception « abstractisante » de l’histoire, considérer le tissu serré qui relie culture, politique, économie, donc tendre à une vision pluraliste. L’autre direction est l’importance éminente mais escamotée, plus ou moins délibérément occultée, de l’impérialisme dans la compréhension de la culture, plus spécifiquement de la littérature, qui proclame l’absolue conviction de la supériorité blanche, masculine, chrétienne, anglo-saxonne, à qui serait confiée la noble mission de dominer et d’éduquer l’humanité.
On croyait démodée cette rengaine civilisatrice Latéralement d’abord, et puis de front, Edward Said s’est livré à une vigoureuse critique de l’impérialisme américain. Il prend ainsi place dans les rangs des universitaires qui sortent de leur tour d’ivoire – la réalité ne dément pas toujours le stéréotype ! – et qui observent le monde présent. Pensons à Noam Chomsky, à Cornélius Castoriadis, à Pierre Bourdieu, à Tzvetan Todorov. L’analyse critique ne doit pas, en effet, se satisfaire d’elle-même, mais conduire à l’action, ce qui, Said le déplore, n’est pas le cas chez Foucault. Analyser mais pour amener un changement, à commencer par le monde universitaire. Le penseur évoque souvent à ce propos la « trahison des clercs1 », la soumission ou l’isolement de l’intellectuel allant de pair avec son désistement, son repli dans la neutralité, la distance, la non-participation, pour ne pas dire peut-être son indifférence face à l’événement de l’heure : aujourd’hui l’événement implique toute la planète.
La cause palestinienne
Edward Said, lui, s’est déclaré, et avec de plus en plus de véhémence. Le problème, hautement chargé d’angoisse, a été la situation des Palestiniens. Il leur a consacré plusieurs ouvrages, pour la plupart recueils d’entretiens, depuis The Question of Palestine (1979) jusqu’aux entretiens de Culture and Resistance (2003). Il y rapporte des faits attestés mais le plus souvent oubliés ou occultés. L’élimination des Arabes de la Palestine était déjà implicite dans la Déclaration Balfour de 1917 qui envisageait la création d’un État israélien. Après que celui-ci fût devenu réalité en 1947, la ligne politique générale de ses dirigeants, de Golda Meir à Ariel Sharon n’a guère dévié. En parler signifie déjà entrer sur un terrain miné. La souffrance des juifs, l’Holocauste : cela devrait-il pour autant nous aveugler sur le présent ? Expulsions, destructions, multiplication des colonies israéliennes, enfermement des Arabes dans d’étroites enclaves, qui les condamne au chômage, à la surpopulation explosive, au désespoir : les médias en parlent avec un vocabulaire euphémisant (redéploiement, intervention, transfert ), ou tout simplement n’en parlent pas. Edward Said montre que le point de vue israélien est seul considéré, mais il se défend contre l’objection facile qui lui est faite : « Écrire d’une plume critique sur le sionisme en Palestine ne signifie pas maintenant être antisémite ». La seule conduite à tenir est à ses yeux claire : il faut impérativement que soit entendue l’autre voix, que soient jugées la politique israélienne officielle, les positions américaines, les responsabilités des états arabes. Se défaire des équations Palestiniens = terroristes, Israéliens = démocrates modèles. Présenter des alternatives : l’une d’elles s’impose pour sortir de l’impasse où de jour en jour les deux camps s’enfoncent, à savoir créer un État binational, démocratique, non sectaire, non religieux mais laïc. Les journaux signalaient il y a peu que l’idée prenait forme en Israël même, chez des personnalités qui jusqu’alors avaient réputation de faucons plus que de colombes. Et dans l’immédiat il faut multiplier les gestes concrets, comme Said en a accomplis en organisant concerts et entretiens avec Daniel Barenboïm devant des auditoires arabes.
La position d’Edward Said a été maintes fois critiquée et contestée. Position bien confortable que celle d’un universitaire américain dénonçant des abus qui ne l’atteignent pas dans sa personne ! Parle-t-il en son nom, au nom des Palestiniens et du tiers-monde, lui qui a si peu en commun avec l’opprimé et le Palestinien moyen ? Arguments qui peuvent être retournés en sa faveur : Said s’est servi justement des son appartenance à plusieurs cultures et de son autorité morale et intellectuelle pour se faire entendre dans le pays et les milieux mêmes qui contribuent à créer des stéréotypes dispensateurs d’aveuglement et de haine.
Réaffirmer l’humanisme
Retenons l’essentiel de cette position qu’on a nommée celle du « specular-border intellectual » : il se tient aux avant-postes, dans un entre-deux (inconfortable et qui n’assure nullement l’immunité !) qui permet de considérer les mouvements dans les deux camps, de concevoir du possible, peut-être même de l’utopie nécessaire pour relancer le progrès.
Il serait inadéquat de dire qu’Edward Said s’est « converti » à l’action : sa réflexion y a trouvé son aboutissement logique et, pourrait-on dire, obligé. Si, dans l’ordre de la méthode, il a insisté sur la nécessité d’une « lecture contrapuntique » globale qui prend en compte simultanément les textes et les institutions, c’est parce qu’il constatait que, depuis deux siècles, la culture et l’expérience constituaient deux sphères étanches chez les historiens de la culture. Et l’homme de savoir, de pensée et de dialogue qu’il fut lui-même ne pouvait se satisfaire de cette séparation : il se trouvait lui-même conduit à participer. Mais, déclarait-il, « je me suis fait un point d’honneur de ne jamais accepter une fonction officielle quelle qu’elle fût ». Il lui importait essentiellement de garantir distance critique et indépendance pour avoir la liberté de se prononcer.
Ses déclarations, ses interventions touchant la cause palestinienne – on le comprendra aisément – participent de valeurs auxquelles il a consacré le meilleur de ses énergies. Un des derniers textes que le public francophone a pu lire, « L’humanisme, rempart contre la barbarie » (publié dans Le monde diplomatique) a été écrit pendant « l’occupation illégale de l’Irak par les États-Unis et la Grande-Bretagne ». D’une remarquable densité, il a la nature et la portée d’un testament spirituel. Edward Said jette un regard rétrospectif sur son œuvre et ses actes. Tristesse, amertume de voir que la compréhension occidentale (particulièrement américaine) du Proche-Orient, des Arabes et de l’Islam n’a guère progressé, que les positions tout aussi aveugles se sont durcies. Said accuse sans détours les responsables américains et leurs conseillers d’arrogance, de triomphalisme, d’ignorance de la réalité : les vieux mythes prédominent, orchestrés par la propagande officielle sur « l’Islam et le terrorisme », « la menace arabe », « le déclin séculaire de l’Islam ». Devant ce déferlement de mensonges et de haine, Said a tenté, avec ardeur et un sentiment croissant d’urgence, de dresser l’humanisme, « un mot que, têtu, je continue à utiliser malgré son rejet méprisant par les critiques postmodernes sophistiqués ». « Il ne s’agit pas là d’une piété sentimentale nous enjoignant de revenir aux valeurs traditionnelles et aux classiques, mais bien de renouer avec la pratique d’un discours mondial laïque et rationnel. » Nous devons comprendre que l’orientalisme et l’antisémitisme moderne ont des racines communes, prendre en compte les souffrances séculaires et contemporaines du peuple juif, tout comme l’extrême diversité du monde arabe et de l’Islam, chez qui a disparu largement « toute pensée critique et toute confrontation individuelle avec les questions posées par le monde contemporain ».
Je souligne ces deux expressions parce qu’elles suffiraient à résumer la démarche d’Edward Said et son message. Par son intelligence, sa lucidité, son courage, il a été de ces hommes dont nous avons aujourd’hui tellement besoin. D’abord, reprenant l’injonction socratique que Gramsci adressait à l’écrivain et au critique quels qu’ils fussent : « Connais-toi toi-même », Said nous a montré comment repérer en nous-même les traces que la culture a laissées, c’est-à-dire les préjugés, les idées toutes faites, les simplifications et distorsions dans notre regard, la haine dans notre cœur. Et à partir de ce travail sur soi-même, comment gagner le droit de parler.
1. Rappelons que sous ce titre devenu célèbre, Julien Benda publiait dans les années vingt un pamphlet où il fustigeait les intellectuels inféodés au pouvoir politique.
Principales œuvres d’Edward Said traduites en français :
L’orientalisme, trad. de l’anglais par Catherine Malamoud, Seuil,1980 ; Culture et impérialisme, trad. de l’anglais par Paul Chemla, Fayard/Le monde diplomatique, 2000 ; À contre-voie, trad. de l’anglais par Brigitte Caland et Isabelle Genet, Le Serpent à plumes, 2002.
En anglais : The Question of Palestine, Vintage, London, 1992 (1979) ; The World, the Text and the Critic, Vintage, London, 1991 (1983) ; Culture and Resistance (Conversations with David Barsanian), Southend Press, Cambridge, 2003.
On pourra consulter l’excellente introduction critique, à la fois précise, rigoureuse et respectueuse, de Valery Kennedy, Edward Said, Polity Press, Cambridge, U.K., 2000.