à Denis Vanier…
Montréal, le 6 mai 1988
Mon cher Denis Vanier,
Reçu le paquet et il a été ouvert immédiatement, tu penses. Merci d’avoir pensé à m’envoyer ton Épilepsie de l’éteint avec une couverture magnifique.
La première lecture a été faite et je veux te donner mon sentiment sans tarder avec, bien entendu, plus d’enthousiasme que de réflexion car le temps apporte des modifications dans la perception des choses et des êtres.
C’est magnifique de mélancolie et d’une espèce de tristesse auxquelles tu ne t’es pas adonné beaucoup par le passé. Je crois que l’on peut résumer le meilleur de ce recueil dans cette image (ô je n’aime pas ce mot !) trouvée immédiatement dans « Et c’est ainsi depuis » (déjà le titre en fait de nostalgie) où des bijoux prohibés deviennent une lotion qui coule sur les photos.
C’est pour cette mélancolie que je t’embrasse avec toute cette sympathie admirative que j’ai depuis longtemps pour ce que tu nous donnes avec une générosité bien rare.
La préface de Rémi Ferland est de grande qualité. Quoi dire d’autre ? Puisqu’il m’y fait une place que je mérite certes mais enfin dans notre chère littérature tout le monde n’a pas cette générosité-là. Je ne sais pas pourquoi il semble s’étonner de ton intérêt pour la politique étrangère. Ce thème est récurrent chez toi depuis toujours. Mais c’est d’évidence un homme fin. Encore un peu trop universitaire à mon goût. Je n’ai jamais compris vraiment ce que sont les « objets » et les « sujets ». Et puis cette histoire du « réel »…
Pour en revenir à toi, ta langue si j’ose dire est plus nette que jamais. Elle est aussi, malgré tout ce que tu peux croire, typiquement française (par opposition à boche par exemple) par sa rapidité. Je pense immédiatement à la musique de Ravel.
Plus évident aussi et ton préfacier le voit très bien, l’apparition d’un pathétique, d’une dramaturgie serrée qui transforme en véritables sonnets quelques-unes des pièces de L’épilepsie de l’éteint.
Naturellement tu vas me jurer que tu es américain etc. Ce sont pour moi des niaiseries sans consistance. Je crois au génie de la langue française. Et tu en fais partie tout à fait.
Mon Dieu que tu nous dépasses tous !
Avec mes bons souvenirs.
Jean Basile Bezrodnoff
… et à Rémi Ferland
Montréal, le 7 mars 1989
Cher Monsieur Rémi Ferland,
Je désespérais d’avoir de vos nouvelles et voilà que je reçois votre lettre et votre revue, que j’ai lues immédiatement. Votre lettre a un aspect formel que j’apprécie. Il y aura toujours une place dans mon coeur pour la comtesse de Magalon. Quant à N’importe quelle route, ça a beaucoup de charme. Puis-je dire mieux ? Cela est dû, je crois, à votre implication personnelle, physique et intellectuelle. Je vous félicite en bonne connaissance de cause. Quel travail ! Vous êtes dans la tradition des inventeurs de revues. C’est une passion que nous partageons donc, moi d’un peu loin maintenant. Saviez-vous que j’ai fait ma première revue à seize ou dix-sept ans ? C’était une revue « gidienne » et je vois que Gide ne vous est pas étranger. J’ai connu le Vaneau ! J’en parle dans un texte que je viens de remettre à Mœbius, à paraître et, je l’espère, moins massacré que le vôtre dans Voix et images, comme je l’apprends. Mais, selon moi, il s’agit moins de véritable censure que de bêtise.
Souvenirs… nostalgie…
J’espère de tout mon cœur que vous saurez rester indépendant de nos tristes chapelles littéraires et que nous n’aurons pas à lire, chez vous, de nos pénibles Céladon qui se faufilent partout à la première occasion qu’on leur offre. Soyez ferme ! La poésie est parfois un monde bien laid, où chacun se pousse et pousse l’autre. D’ailleurs, je ne crains rien. Restez petit, travaillez pour un cercle restreint, quelle bonne idée ! Vous avez tout à y gagner, sauf financièrement, je le crains.
Votre article, dans l’ensemble courageux et excellent, a le grand mérite de soulever des questions réelles, dans une époque qui se défile facilement sous le couvert de la littérature. C’est un appel à la vigilance, avec un ton qui vous est particulier. […]
Je relis, une fois de plus, l’œuvre complète de Verlaine, correspondance comprise. Quel homme merveilleux à condition de n’être ni sa femme, ni sa mère qu’il battait comme vous savez. Je suis très attaché à lui et puis il a quand même écrit quelques-uns des plus beaux poèmes de la langue française.
Je vous signale la parution de Nos cousins d’Amérique(un titre irritant et affreux) de Ronald Creagh, aux éditions Payot. Il traite des Français de France installés aux É.-U., à l’exception des Cajuns, et des Québécois américains, domaine qui nous appartient, dit-il, et que d’ailleurs votre revue « couvre » en effet. Il y a des très intéressantes pages sur les communes anarcho-libertaines, notamment les Icariens que vous connaissez sans doute. […]
Merci de votre envoi, je vous joins le montant de mon abonnement pour l’année qui s’en vient. Pouvez-vous le transmettre pour moi à votre trésorier ? Ne le refusez pas !
Merci de mentionner Klimonov et Viazma. Je crois que la Russie et le Québec font partie des rares pays occidentaux à prendre au sérieux des choses aussi futiles que le ballet et la poésie.
Bien confraternellement,
Jean Basile