Quelques années ont suffi pour que s’impose des deux côtés de l’Atlantique l’envoûtante présence de Kathy Reichs et que s’accrédite, malgré l’étrangeté du titre, la profession d’anthropologue judiciaire de son héroïne Temperance Brennan. Aujourd’hui, tout lecteur de romans policiers sait qu’aucun os, si vieux ou minuscule soit-il, ne refusera de confier ses secrets à Temperance Brennan.
L’auteure, l’une des très rares sinon la seule à accorder des autographes en français et en anglais à deux stands différents lors du Salon du livre de Montréal, a beau produire à un rythme soutenu des bouquins de dimensions costaudes, son public en réclame toujours davantage. Pourquoi exactement ?
La rigueur partout
Dès Déjà dead (1998)1, le premier bouquin de Kathy Reichs, le public québécois savait à quoi s’en tenir. L’alter ego de l’auteure allait parler de ce qu’elle connaît, c’est-à-dire d’autopsies, de dissections pointues et méfiantes, d’instruments toujours plus aptes à confesser le corps humain, de tables statistiques comparant sans concession à la rectitude politique les caractéristiques physiques des Caucasiens, des Noirs ou des Asiatiques. Sur ce terrain, Kathy Reichs a tenu à transférer à Temperance Brennan, Tempe pour les intimes, l’ensemble de ses connaissances, de ses curiosités et de son constant professionnalisme. Ce qu’on devait découvrir presque au même moment, c’est que la rigueur de Kathy Reichs déborde largement les limites du laboratoire ou de la table d’autopsie. La scientifique se double d’une agile observatrice des décors, des coutumes, des façons de vivre. Lire Kathy Reichs, c’est suivre pas à pas ses personnages, lire avec eux les noms des rues et des monuments, subir les aléas de la circulation, hanter les restaurants qu’ils fréquentent, voir, sentir et goûter leur vie quotidienne. La description, cet art que l’actuelle littérature québécoise ne pratique qu’avec parcimonie, s’insère partout, du terrain de stationnement au restaurant de quartier en passant par le vêtement de l’enquêteur-dragueur et les arbres du cimetière de Côte-des-Neiges. L’intrigue y puise du carburant et les frissons déferlent d’autant plus volontiers que la lecture se nourrit de connivences avec le monde familier. Un film ne serait pas plus précis.
Recherche et actualité
Sans doute parce que la Kathy Reichs qui anime et alimente Tempe Brennan exerce elle-même son métier avec scrupules et prudence, l’information scientifique est mise à jour avant même que le lecteur moyen ait pu en craindre le vieillissement. Si, par exemple, le recours au test du carbone 14 laisse l’impression que l’auteure s’en tient à des méthodes classiques, Meurtres à la carte (2005) rétablit les faits : la théorie générale demeure fiable, mais encore convient-il de tenir compte des déferlements de strontium 90 survenus au cours d’une certaine période : « Le résultat, c’est qu’on peut employer ce carbone 14 artificiel, appelé aussi ‘carbone de la bombe’, pour déterminer si quelqu’un est mort avant ou après la période où l’on pratiquait des essais nucléaires dans l’atmosphère ». Nul n’accusera l’auteure de se satisfaire de données périmées ou imprécises. Là encore, le public se sent respecté : on lui sert un savoir constamment remis à jour.
De plus, Tempe Brennan, alias Kathy Reichs, se fait un devoir de rendre à chacun l’hommage qui lui est dû. Elle ne sous-estime pas son savoir, mais elle ne se prétend pas dépositaire de toutes les découvertes. Dès qu’une incertitude surgit dans ses enquêtes, elle met à contribution son réseau de spécialistes. Elle connaît toujours quelque part quelqu’un qui lui dispensera en quelques minutes ou quelques heures les informations souhaitables. Telle spécialiste connaît tout des volatiles et peut évaluer en dollars (sales) le prix d’un oiseau rarissime offert au commerce par des contrebandiers. Un autre lui expliquera comment et pourquoi les taches laissées sur les murs par des gouttes de sang en disent long sur l’angle de tir. Il aurait été facile pour cette superbe conteuse de revendiquer subrepticement la gloire de tous ces secrets ; l’honnêteté intellectuelle lui a paru une meilleure pratique. On trouve en outre, à la fin de chaque ouvrage, de très précises « reconnaissances de dettes ». La compétence s’accommode aisément de l’humilité.
Cette impression d’accompagner une praticienne dans son examen du crime encore saignant, l’insertion dans l’actualité brûlante y contribue puissamment. Il n’est pas un Québécois qui ne se remémore dans Passage mortel (1999) l’enfer vécu lors de la mémorable tempête de verglas. De la même façon, Mortelles décisions (2000) tisonnera les tristes souvenirs des guerres de motards qui ont quelque peu éclairci les rangs des trafiquants, en plus de coûter des vies innocentes. De la même manière, Kathy Reichs mettra à contribution une catastrophe aérienne ou la guerre civile qui a longuement ensanglanté le Guatemala pour entraîner Temperance Brennan dans Voyage fatal (2001) et dans Secrets d’outre-tombe (2002). Ce souci de relier les intrigues et l’information transmise au grand public ne fait pas oublier à Kathy Reichs des fléaux sociaux comme le trafic d’espèces en voie de disparition (Les os troubles, 2003) ou le tribut prélevé par les sectes à même la fragilité ou la crédulité des masses.
Blindée ? C’est à voir
Un succès aussi durable que celui-là met forcément à contribution quelques astuces. La sincérité n’y perd d’ailleurs rien. Ainsi, Kathy Reichs a vite compris que son métier fascine et déconcerte. Une femme qui manie le scalpel et la scie et qui, selon les cas, recolle les débris des corps ou en pénètre les entrailles ne peut que mystifier son auditoire : « Mais comment fait-elle ? » L’habileté consistera à défendre simultanément des vues divergentes : oui, l’habitude est prise et la professionnelle résiste aussi bien au sang qu’aux odeurs répugnantes, mais, oui, d’autre part, certains cadavres, particulièrement ceux des enfants, continuent à soulever le cœur. Du coup, l’empathie est créée : la professionnelle n’est pas inhumaine. Un risque menace cependant, celui de toujours présenter le crime particulier de chaque livre comme celui qui, malgré tout, émeut la professionnelle… Après lecture de sept ou huit livres, on tend à croire, ce qui n’est pas un mal, que l’habitude du scalpel n’éteint pas la sensibilité.
Imprudences et débordements
Romancière aguerrie, Kathy Reichs respecte le principe voulant que la parfaite vertu soit un repoussoir plutôt qu’un attrait. Si Temperance Brennan s’en tenait rigoureusement à sa description de tâche, le public détesterait bientôt la fadeur des murs du laboratoire. L’anthropologue judiciaire qui anime la fiction se permet donc, pour notre plus grand plaisir et au mépris des règles qui départagent sèchement les rôles dans la « vraie vie », de court-circuiter les policiers, de rendre visite aux truands qui lui téléphonent, de fuir les lieux d’un crime pour esquiver certaines questions, etc. Tempe se met bêtement et spectaculairement les pieds dans les plats et on l’en remercie. Même si c’est elle qui accapare notre sympathie, on ne blâmera pourtant pas les policiers qui la trouvent envahissante, brouillonne, imprévisible. Elle promet, mais ne tient pas. Elle a souvent raison contre eux et ils finissent presque toujours par le reconnaître, mais la Kathy Reichs qui traite avec les policiers québécois et les étudiants de la Caroline du Sud susciterait un tollé des deux côtés de la frontière si elle érigeait en doctrine les généreux et imprudents débordements de Temperance Brennan. Ne nous en plaignons pas, car, s’il fallait que la fiction se fasse aussi cartésienne qu’un organigramme policier ou universitaire, mieux vaudrait lire le bottin téléphonique !
On n’en voudra pas non plus à l’auteure si Temperance Brennan tient à l’occasion des propos qui relèvent plutôt de la sociologie ou de la psychologie. L’anthropologue, qu’il s’agisse de l’auteure ou du personnage inventé, se résigne mal à ce que les sectes multiplient les intrusions dans la liberté des gens ; Kathy Reichs et Temperance Brennan tombent donc d’accord pour désamorcer avec colère quelques-uns des pièges mis au point par les sectes. On sera moins spontanément d’accord, peut-être parce que l’explication est plus laconique, avec l’opinion qu’exprime Temperance Brennan (Kathy Reichs ?) au sujet du clonage humain et des cellules souches : « Je ne peux pas comprendre que des gens s’opposent à ce genre de recherches ».
On se demandera pourquoi, dans un autre registre, Temperance Brennan mange autant de malbouffe avec une telle ferveur. Kathy Reichs n’est probablement pas au courant !
Petites susceptibilités ?
Kathy Reichs veille avec trop de soin à ne pas heurter les susceptibilités québécoises pour qu’on n’apprécie pas chez elle une délicatesse qui fait défaut à bien des auteurs étrangers entrés en contact avec la Belle Province. Fille de la chaleur et du soleil, elle n’aime pas l’hiver, mais c’est à son épiderme qu’elle reproche sa réaction, non au Québec. S’il lui arrive de perdre pied quand déferle avec une grossièreté béate le joual québécois, Kathy Reichs trace finement la ligne de démarcation entre la conversation fangeuse d’un Hell’s Angel et le français élégant du policier LaManche. Tout en consultant plus volontiers son réseau de collègues étatsuniens, elle rendra quand même hommage à la compétence des services d’analyse québécois ainsi qu’au modernisme de certains équipements. Attitudes et observations sereines et respectueuses.
Cela dit, un certain agacement revendique le droit de s’exprimer quand c’est en traduction hexagonale qu’on entend s’exprimer les policiers montréalais. Le problème est récurrent. Il semble qu’on peut en même temps ergoter à propos de l’exception culturelle et continuer à confier à des traducteurs européens l’adaptation de récits immergés dans une réalité qu’ils ne connaissent pas. Qu’on se rappelle ce qu’est devenu entre les mains d’un traducteur français qui n’avait jamais vu une partie de baseball le magnifique The Great American Novel de Philip Roth. Kathy Reichs court les mêmes risques. Le lecteur européen de la version française ne saura donc pas que l’Opération Carcajou est plus familière chez ceux qui l’ont payée que « le » Carcajou. Il ignorera que les policiers qui ont fait partie de l’escouade hybride connaissent mieux le carcajou que le glouton (« mammifère carnivore de la taïga et de la toundra d’Eurasie et d’Amérique du Nord, au corps massif et aux mâchoires puissantes », Mortelles décisions, p. 54, note 1). Il ignorera aussi que le sergent Guy Oulette (Mortelles décisions, p. 439) porte plus volontiers son vrai nom… Quand Kathy Reichs réfère, correctement d’ailleurs, à l’édifice Wilfrid-Derome, un traducteur québécois aurait peut-être mieux identifié Wilfrid Derome. On y aurait alors appris ce qu’en dit Jacques Côté dans sa remarquable biographie du personnage : « À son retour [de France, en 1910], après moult démarches auprès du premier ministre Lomer Gouin, Derome fonde un laboratoire de recherches médico-légales ultramoderne, le premier du genre en Amérique » (Wilfrid Derome, expert en homocides, Boréal, quatrième de couverture).
Vétilles et non pas crimes graves. Ne nous trompons d’ailleurs pas de piste : ce n’est pas l’auteure qui est en cause.
1. Les dates entre parenthèses correspondent à l’éditions originale étatsunienne.
Kathy Reichs a publié :
Déjà dead, Robert Laffont, 1998, Pocket, 2000 ; Passage mortel, Robert Laffont, 2000, Pocket, 2002 ; Mortelles décisions, Robert Laffont, 2002, Pocket, 2003 ; Voyage fatal, Robert Laffont, 2002, Pocket, 2004 ; Secrets d’outre-tombe, Robert Laffont, 2003, Pocket, 2005 ; Les os troubles, Robert Laffont, 2004 ; Meurtres à la carte, Robert Laffont, 2005.
EXTRAITS
Ces heures passées en compagnie d’une tête qui commençait à se décomposer dans la chaleur d’une salle non réfrigérée avaient engourdi mon sens olfactif. Mes gants et ma tenue tachés de graisse et de suie ajoutaient certainement une touche délicate au parfum général.
Les os troubles, p. 89.
Les habitués de l’endroit se divisent en deux groupes aux horaires bien distincts. Les cols blancs, agents immobiliers, avocats et autres comptables arrivent en début de soirée pour s’envoyer une pression derrière la cravate avant une partie de ballon, un rendez-vous amoureux ou un dîner entre copains.
Plus tard, une fois qu’ils ont vidé les lieux, les étudiants de Queens College prennent la relève. Soie, gabardine et cuir italien cèdent la place aux jeans, aux t-shirts en coton et aux sandales de corde. Les Mercedes, Beemer et autres voitures de sport se transforment en Honda, Chevrolet et décapotables bas de gamme.
Les os troubles, p. 139.
Je n’avais pas retrouvé un seul indice se rapportant à leur habillement. Les fibres naturelles telles que le coton, la toile ou la laine se détériorent rapidement. Mais pourquoi n’y avait-il même pas une dent de fermeture éclair ? Un œillet ? Un bouton pression ? Un crochet de soutien-gorge ? Ces filles avaient été dépouillées de leurs habits avant d’être cachées dans des tombes anonymes.
Meurtres à la carte, p.63.
Le Québec. Les deux solitudes. La française catholique, l’anglaise calviniste. Dans la province, deux langues et deux cultures se heurtent de front depuis que les Britanniques ont pris Montréal en 1760. La place Jacques-Cartier est un microcosme dans la pierre duquel est gravé ce tribalisme linguistique.
Meurtres à la carte, p.122.
La répétition de certains mouvements laisse des marques sur le squelette. Élizabeth était supposée avoir passé des années à prier sur le sol en pierre de sa cellule monacale. L’agenouillement, avec la combinaison d’une pression sur les genoux et d’une hyperflexion des orteils, provoque exactement l’effet que j’observais là.
Passage mortel, p. 75.
Car enfin, le principal producteur d’homicides par arme à feu, c’est quand même mon pays, les États-Unis. Chez nous, les rues et les lieux de travail sont zones de guerre. Des ados sont abattus pour leur blouson, des épouses pour avoir servi le dîner en retard, des écoliers pour avoir déjeuné à la cantine du lycée. Tous les ans, plus de trente mille Américains sont fauchés par balle.
Secrets d’outre-tombe, p. 35.
Si ce détail en soi n’était pas essentiel dans la mise en place du plan de sécurité, le fait que la tombe se trouve à moins de dix mètres du Chemin Remembrance et à vingt mètres du portail sud était, quand à lui, capital.
Mortelles décisions, p. 411.
– Si l’armée est astreinte à comptabiliser chaque gramme d’explosif en sa possession, sur les chantiers le pointage est loin d’être aussi minutieux. Un artificier peut toucher dix bâtons, ne les utiliser qu’aux trois quarts chacun et se garder le reste sous le coude. Ni vu ni connu. Tout ce qu’il lui faut, après, c’est un détonateur. Ou bien il peut fourguer son excédent au marché noir, les clients ne manquent pas.
Voyage fatal, p. 128.