Porteur de la tradition littéraire et du « ténébreux vécu » de son peuple, un Russe choisit de vivre en France pour y accomplir son œuvre. De cette rencontre sont nés une dizaine de romans puissants, générateurs d’émotion, qui allient intimisme et mouvement épique. Mûris par l’épreuve de la souffrance collective, ils sont illuminés par la foi en la noblesse de l’être humain et en sa beauté fondamentale.
L’œuvre d’Andreï Makine frappe d’abord et surprend par deux évidences. D’une part, la richesse, la souplesse harmonieuse, la vigueur de la langue française sous la plume d’un Russe. De l’autre, l’impression qu’il raconte la guerre comme s’il l’avait faite. Par leur intensité, les événements semblent y prendre une résonance autobiographique alors que Makine est né douze ans après l’entrée de l’Armée rouge à Berlin. Sans doute a-t-il entendu et lu bien des témoignages de première main, constaté le souvenir encore vif dans les mémoires et aussi le travail de l’oubli, l’occultation volontaire, voire le déni. De Lénine et Staline à Brejnev puis Gorbatchev, l’œuvre englobe trois quarts de siècle qui ont bouleversé la Russie et ceux qui l’habitent. Mais que s’est-il vraiment passé ?
La littérature contemporaine abonde en exemples d’écrivains qui ont choisi le français comme langue de la création, de Beckett à Ionesco, de Cioran à Bianciotti et Kundera et Semprun. Au Québec tel a été aussi le choix de Hans-Jürgen Greif, de Sergio Kokis, d’Aki Shimazaki. Pour Andreï Makine, il s’explique en partie par des circonstances individuelles et à partir de la situation de son pays face à l’Occident. Aussi et surtout parce qu’à ses yeux le français est la « langue de l’étonnement », étonnement qu’il lui faut dire et qui est celui d’une nouvelle naissance.
Souffrances d’un peuple trompé
« Un champ de printemps couvert de capotes glacées qui s’étendait quelque part dans le cœur déchiré de la Russie » : l’essentiel de l’œuvre à venir est présent dans cette phrase qui ouvre le premier roman publié, La fille d’un héros de l’Union soviétique (1990). Chacun des mots compte : la guerre, l’immensité et la puissance de la nature, la vie refleurissant sur la mort, la souffrance d’un peuple et – incluse dans l’emploi de l’imparfait – la mémoire.
Le soldat Ivan est sauvé de la mort par une infirmière mais s’enfonce bientôt dans la déchéance de l’alcool. Il est, comme des millions d’autres, de ces hommes qui constituent « toute une génération de grands enfants trompés » alors même qu’ils se battaient pour leur pays. Après, les héros d’abord glorieux et célébrés deviennent des objets de dérision. Qui s’intéresse encore à leurs exploits et à leurs épreuves dans cette URSS qui ne reconnaît plus les siens ? Olga, la fille d’Ivan, qui se prostitue pour le compte du KGB, représente bien la corruption généralisée et organisée d’un pays dont les nouveaux riches sont devenus les nouveaux maîtres. Le roman recourt encore à un réalisme au premier degré mais il est chargé de toute la tristesse qu’inspirent tant d’êtres sacrifiés parce qu’on leur a menti.
L’immense duperie sera vécue dans Confession d’un porte-drapeau déchu (1992) comme une terrible évidence par la génération des fils des héros. Les deux « pionniers » qui ont quatorze ans sous Gorbatchev sont élevés dans le culte de la glorieuse Armée rouge et de ses chefs, ils entendent les noms de Staline, de Joukov, mais les anciens combattants, les invalides, ne veulent pas parler, même pas entre eux. Parqués, à peine tolérés comme des survivants dont on ne sait que faire, ils trompent l’ennui par les dominos, avant la mort. On vit dans trois maisons communautaires autour d’une placette : l’exiguïté du lieu est à l’image de ce petit monde de vieux qui inexorablement va disparaître. Cela se passe non loin de Leningrad où ils ont vécu avec tant de civils l’horreur du blocus, la faim, le froid. Les « pionniers » devenus jeunes adultes comprennent à leur tour ce que leurs aînés ont connu : non seulement les souffrances physiques mais le lavage de cerveau, la propagande qui promettait la marche irrésistible du socialisme soviétique conduite par le Petit Père du peuple, le triomphe de l’URSS et le bonheur pour tous. À leur tour ils comprennent l’immense duperie qu’a été le passé et comment elle survit dans le présent. Parfois sous des formes grotesques, telle l’inauguration d’un camp de pionniers qui s’achève en débâcle bouffonne. N’est-il donc pas maintenant d’autres que le refus, l’ironie cynique ou l’oubli ? « Dans mon passé – dit l’un d’eux – s’accumulait lentement ce dépôt épais qui protège de la douleur des autres. » Une possibilité de rêver, peut-être, sur les bords d’un étang où l’on trouve des squelettes de soldats allemands et un paysage qui pourrait être le lieu d’aventures ?
Les données narratives et thématiques d’Au temps du fleuve Amour (1994) sont à peu près analogues mais amplifiées et enrichies. Trois enfants, dont le narrateur Dimitri, grandissent aux confins de la taïga dans un hameau sur la ligne du Transsibérien. La réalité : l’hiver sans fin, la neige, la forêt qui rend l’isolement encore plus total. Des bûcherons qui ne connaissent que le harassement quotidien, avec dans les rares intervalles du travail une sexualité primaire ou vénale, entre eux des relations frustes ; ils ont à peine un langage. Des ouvriers fabriquent des barbelés destinés au goulag proche. Quelques apparatchiks exercent leur autorité bornée. Ces hommes sont sans doute incapables d’imaginer une existence différente mais les trois enfants rêvent. Leur rêve est porté par le train rapide qui relie l’Ouest et l’Est. Il transporte dans un glissement vertigineux des bourgeois bien habillés, bien nourris, des femmes élégantes : images fugitives mais intenses comme les désirs de ceux qui les entrevoient. Ces désirs, ils les nourrissent et les assouvissent en allant voir des dizaines de fois le même film de Belmondo Le héros séducteur et ses conquêtes peu vêtues, le soleil méridional, les facettes et les raffinements de l’amour, résument pour ces enfants-adolescents tout l’Occident : le luxe, la chaleur, l’érotisme – tout ce qui est absent de ce village de la taïga, et réalité si lointaine qu’elle est à peine concevable. De la femme, le jeune Dimitri connaîtra une expérience misérable avec une prostituée. Déjà son rêve d’amour est « cet oiseau mort en lui ». Pourrait-il en être autrement ? Plus tard il retrouvera à Leningrad l’ancien compagnon, écrivain raté ; l’autre est mort, comme la vieille Olga qui leur lisait des romans occidentaux.
Ce roman est donc par certains aspects une éducation sentimentale et, comme celui de Flaubert, il s’achève sur un constat désenchanté. Désillusion devant les ambitions d’autrefois, colère, là encore, devant le mensonge dont ces jeunes ont été abreuvés. Ce mensonge n’était pas tant dans l’image de l’Occident identifié à la Terre promise que dans la propagande qui faisait croire à la nécessité et à la grandeur d’une vie impitoyablement dure, qui la louait et niait toute autre forme, interdisant même la possibilité de l’imaginer.
Dans ce roman comme dans les autres d’Andreï Makine, la Russie apparaît comme un « balancier » entre Europe et Asie, un lieu de tensions que des personnages essayent de résoudre. Et là encore, leur tentative déborde les limites d’un destin singulier pour devenir celui d’un peuple.
La France mythique et la France réelle
Destin d’un peuple que porte aussi le protagoniste du Testament français (1995), le « ténébreux vécu russe » avec lequel il se débat, qui l’écrase, que parfois il proclame fièrement. Cette ambivalence, il la vit tout autant par rapport à l’héritage français qu’il a reçu, enfant, de sa grand-mère Charlotte Lemonnier. Venue pour enseigner dans l’ancienne Russie d’avant la révolution, elle est retournée en France puis revient après la guerre civile dans ce nouveau pays qui essaye de naître de la lutte impitoyable entre Rouges et Blancs. Elle y restera, à la fois par choix et par nécessité, humble femme, digne dans son dénuement, en pleine solitude. Elle enseigne le français à l’enfant, lui lit Nerval, des romans. Une image du lointain pays se forme dans le jeune esprit. Il entreprendra de faire resurgir cette « Atlantide » à travers les récits de Charlotte ou des coupures de journaux racontant la visite du tsar à Paris – une France disparue, devenue mythique. « Nous avions affaire à un peuple d’une fabuleuse multiplicité de sentiments, d’attitudes, de regards, de façons de parler, de créer, d’aimer. » Sa fascination pour ce pays le met à part de ses petits compagnons, et d’un coup il la rejette violemment : « Il fallait en finir avec cette France de Charlotte qui avait fait de moi un étrange mutant, incapable de vivre dans le monde réel ». Il veut se sentir enfin russe, se fondre dans le collectif, s’emplir du « souffle pesant et fort de la vie russe – un étrange alliage de cruauté, d’attendrissement, d’ivresse, d’anarchie, de joie de vivre invincible, de larmes, d’esclavage consenti, d’entêtement obtus, de finesse inattendue » L’adolescent se cherche une identité culturelle en même temps qu’il recherche l’amour : le livre reprend donc, en le nuançant et le perfectionnant, le double thème conjoint d’Au temps du fleuve Amour. Finalement le jeune homme accepte son double héritage et cette acceptation marque la fin de la métamorphose, mais non celle de la douleur présente dans le cœur russe.
Il va en France, y découvre un pays qui n’a évidemment plus rien de commun avec celui de Charlotte – dont il refait à l’envers le parcours. Le dénuement le fait se réfugier dans un cimetière, mais il écrit et plus tard paraîtront ses livres. Il projette de faire revenir Charlotte, part la rejoindre. Trop tard, mais la vieille femme a laissé une photo et une lettre à l’intention de son petit-fils : il apprend enfin qui fut sa mère.
Ce roman, un des plus importants de l’auteur, l’a fait connaître (prix Goncourt et prix Médicis en 1995). Le récit – parfois un peu rhétorique avec une pointe de complaisance – a une force d’entraînement qui caractérise pour l’essentiel l’ensemble de l’œuvre. Parfois nu et impitoyable (par exemple dans le récit du retour de Charlotte dans la Russie ravagée par la guerre civile), souvent d’une poésie vigoureuse et prenante, il met en scène une tragédie à plusieurs niveaux.
Le testament français paraît bien marquer la fin d’un cycle à composante, ou dominante autobiographique (et autofictionnelle). On peut supposer que ce narrateur, comme les enfants ou adolescents des trois romans précédents, a été, malgré les décalages et transpositions nécessaires, l’auteur lui-même. Visiblement Le crime d’Olga Arbélina (1998) correspond à une tentative de renouvellement. Le récit s’organise à nouveau autour d’une exilée, mais cette fois-ci elle est une Russe qui vit en France. Occasion pour évoquer la vie d’émigrés regroupés dans une commune d’Île-de-France qui ont fui leur pays. Une vingtaine d’années se sont écoulées, amenant la nostalgie du passé et l’espoir de retourner là-bas : le piège qui se refermera sur les imprudents qui tenteront le retour.
Le livre commence comme une intrigue policière sur la noyade d’un de ces émigrés ; Olga est accusée, a-t-elle cédé à un banal chantage ? Peu à peu se reconstitue son histoire : le mari resté en Russie, ses traces perdues, l’enfant hémophile, donc condamné, devenu adolescent. Olga se laisse glisser avec lui dans une relation incestueuse accomplie dans un état quasi somnambulique sous l’action d’une drogue. L’aspect discontinu du récit correspond à l’allure chaotique du passé d’Olga. Comme la plupart des romans d’Andreï Makine, celui-ci recompose un passé par fragments juxtaposés, emboîtés ou fondus. Les destins s’y entremêlent, s’effleurent, se croisent par hasard et peu à peu le présent s’éclaire. Olga est justifiée.
Roman riche mais encombré, qui emprunte aux formes contemporaines de la narration et recrée un univers psychique dans sa complexité et sa confusion. Maints épisodes sont placés dans un crépuscule fantomatique. Le roman laisse un malaise qui n’est pas dû seulement au thème central mais aussi à une abondance un peu verbeuse qui brouille les lignes et enlève à l’ensemble la vigueur habituelle de l’auteur.
Notre temps, notre planète
Cette force se retrouve, haussée, relancée dans les romans qui lui succèdent à intervalles rapprochés. Par la richesse de la matière en personnages et événements, l’intensité de la vision historique, l’élan de la narration qui ne faiblit pas, Requiem pour l’Est (2000) est une pièce maîtresse de toute l’œuvre d’Andreï Makine. Il y est le plus proche de la grande tradition romanesque russe de Tolstoï à Soljenitsyne, qui fait du récit de destins singuliers une épopée collective suivie sur trois générations.
« Un jour il faudra pouvoir dire la vérité […] sur ce que nous avons vécu. » Comment dire la vérité de notre temps ? Mais comment y parvenir, cette vérité étant si insoutenable, si proprement inhumaine que les acteurs mêmes ne peuvent l’appréhender. Cependant la tâche à entreprendre est rappelée comme une urgence, une exigence absolue à laquelle on ne peut se soustraire. Le narrateur (anonyme) s’y essaye en s’adressant à une femme (sans nom elle aussi) perdue, cruellement sacrifiée, qu’il tente de rejoindre sur des pays et des continents en guerre, au-delà des frontières, du silence : long aveu et longue lettre d’amour douloureux pleine de sauts dans le passé. Cette lettre ne peut parvenir à destination mais elle aura au moins réalisé une partie de la tâche.
Cet homme, le narrateur, un médecin militaire russe qui veut changer de vie, est recruté par un « conseiller », qui en réalité sert d’intermédiaire dans la vente d’armes aussi lucrative que périlleuse. Le narrateur va dès lors se trouver dans les points les plus chauds politiquement de la planète, en des « pays du Sud » en proie aux guerres de factions, ressemblant au Yémen ou au Soudan, où Russes et Américains assistent aux massacres qu’ils ont armés. Négociations, menées en sous-main, alternent avec l’action violente et impitoyable où ces agents, le narrateur et la femme qu’il aime, risquent leur peau. Des sauvetages in extremis précèdent la plongée dans des mondanités parisiennes – la laideur de « cette » France La « vérité à dire » est aussi un sentiment d’irréalité. Le lecteur a ici l’impression d’être dans un roman de John le Carré.
Ce premier niveau temporel conduit à des retours vers les origines du narrateur – enfant sauvé dans le Caucase par une Française –, plus loin, vers le grand-père Nikolaï, et le père Pavel. Le premier a connu la guerre révolutionnaire, le second la guerre contre l’Allemagne nazie. Quelle a été la pire boucherie ? Nikolaï a sauvé une femme enceinte enterrée vive, qu’il épousera, et il adoptera l’enfant. Il sera tué en essayant d’échapper à l’envahisseur qui repousse vers l’Est l’armée russe. Pavel est de ces multitudes de soldats perdus. Il sauve une femme violée par des officiers russes et pour ce crime est envoyé dans un corps disciplinaire qui se bat presque à mains nues contre l’ennemi. La guerre s’est inversée : maintenant elle se fait vers l’Ouest, vers Berlin qui tombe. L’horreur n’est pas pour autant achevée. Pavel part retrouver son village, une ruine. Et, en revenant au présent de l’histoire, le narrateur apprend le meurtre horrible de la femme aimée, qu’il veut venger. Elle a été trahie par un agent russe devenu un tranquille citoyen américain. Il le retrouve mais n’échappera sans doute pas lui-même à l’élimination…
Semblable vue panoramique ne donne qu’une idée très simplifiée de la complexité de ce récit, de l’abondance des événements, de violences qui semblent ne jamais devoir cesser : la vérité de notre temps ! Trafics, mensonges, trahisons, haines sans fond, tortures, combats, la mort partout, ses antichambres, ses avatars, en tout temps. Le roman, menacé d’éclatement mais fortement maîtrisé, paraît en contenir plusieurs, comme Guerre et paix de Tolstoï ou La roue rouge de Soljenitsyne. Il est noir et cependant ce n’est pas la noirceur qui triomphe, mais la fidélité à cette femme sans nom en qui s’incarne tout ce qui fait l’infrangible valeur d’un être humain.
Fidélité à, ou fidélité d’une femme. Souvent déracinée, étrangère au pays où elle vit parce que étrangère au mode d’être qui y prévaut. Échappant aux routines et à l’opacité du cœur, aux conventions inspirées par la paresse et la bassesse, d’une nature autre dont elle témoigne sans discours, souvent par son silence, par sa seule existence. Celle d’Alexandra dans La terre et le ciel de Jacques Dorme (2003). « Un aviateur venu d’un pays lointain rencontre une femme du même pays et, pendant très peu de jours, dans une ville dont il ne restera bientôt que des ruines, ils s’aiment ; puis il part au bout de la terre pour conduire des avions destinés au front, et meurt, en s’écrasant sur un versant de glace, sous le ciel blême du cercle polaire. » Superbe roman où apparaissent, élargis et comme magnifiés, les thèmes chers à Andreï Makine. Dans la Russie en guerre, une Française vit une extrême solitude, comme celle de Jacques Dorme, parmi les autres pilotes qui amènent secrètement à travers la Sibérie des milliers d’appareils livrés par les Américains à Staline pour que celui-ci résiste à l’armée nazie. La guerre s’achève, non les souffrances, celle des hommes qui malgré le dégel croupissent encore dans les goulags, celle des femmes et celle des enfants qui (comme dans Au temps du fleuve Amour) se sont créé le mythe du père-héros et de son retour. Les discours officiels entretiennent le mensonge. Une scène étonnante raconte une inauguration à grand spectacle à laquelle participe un chef d’État occidental – en qui il est facile de reconnaître de Gaulle. Cet homme hors norme qui paraît là échappe en réalité à la comédie, dans sa solitude, protégé par elle. Le narrateur projette d’écrire l’histoire de l’aviateur disparu mais la France qu’il découvre aujourd’hui est méconnaissable1. À quoi bon écrire le livre ? La nostalgie qui le saisit n’est pas sentimentalité mais regret de ce qui s’est perdu. Il cherche plutôt à retrouver l’épave de l’avion, l’aperçoit dans les montagnes de Sibérie. En reviendra-t-il ou se perdra-t-il à son tour dans ce paysage « inhumain » et d’une indicible beauté ?
Un monde violent, une œuvre éclairée
« Beauté » est un des mots clés de toute l’œuvre d’Andreï Makine. À travers la laideur multiforme dont ils sont témoins ou victimes, ses personnages cherchent à l’appréhender, à la recueillir et c’est ainsi qu’ils parviennent à vivre. Beauté d’un paysage – auquel les personnages sont au plan artistique magnifiquement intégrés –, que parfois rien ne distingue, d’un moment comme il en est chaque jour, d’un être à peine nommé et qui pourrait passer inaperçu. La quête semble se concentrer, se faire plus exclusive encore, la narration se dépouiller et se resserrer dans les derniers livres publiés à ce jour – récits plus que romans.
Une autre de ces vies brisées – innombrables dans toute la littérature russe, de Gogol, Tchekhov et Dostoïevski à Pasternak ou Grossman : celle, dans La musique d’une vie (2001), du jeune pianiste Alexeï Berg. Il est un échantillon de l’homo sovieticus dont le stalinisme, prétendant instaurer un homme nouveau, a fait un esclave traqué, anéanti, exterminé. Ce que ces hommes connaissent : la mort toujours à l’affût, l’errance de soldats qui ne savent où aller, d’un hôpital, d’un village à un autre. Leur maison détruite, leurs proches disparus. Ils doivent se cacher, ceux qui ont échappé aux Allemands sont pourchassés – Staline avait déclaré : « Aucun de mes soldats ne sera fait prisonnier par l’ennemi ». Au sortir des camps allemands les prisonniers ou les évadés sont des traîtres qui seront envoyés au goulag (ce sera le sort de Soljenitsyne). Dans l’errance, des rencontres d’un compagnon ou d’une femme, entre deux départs, des oasis. Il n’y a pas de lendemain. Mais pour Alexeï Berg, au milieu du chaos et de l’inhumanité, la musique qui l’a toujours habité.
Plus simple, plus linéaire encore et moins chargé d’événements et de personnages, est La femme qui attendait (2004). Sorti des cercles intellectuels frelatés de Leningrad qui s’exercent à la contestation sur le modèle occidental, et sous prétexte d’une vague enquête folklorique, le narrateur parvient à un village près de la mer Blanche. Une femme, Véra, y attend depuis trente ans l’homme qu’elle aimait parti à la guerre. C’est toute l’intrigue. L’essentiel est dans le jeu complexe et nuancé du rapport qui s’établit entre le jeune intellectuel et Véra, l’analyse psychologique étant plus délibérément centrale que dans les autres romans – hormis Le crime d’Olga Arbélina.
De la part du narrateur, admiration, incompréhension, désir, jalousie. Il apprendra que l’homme attendu est devenu un respectable bourgeois et fonctionnaire du Parti. Véra l’apprendra-t-elle à son tour ? Le narrateur se dérobe : Véra « libre » devient la femme dont il craint de partager le destin. Mais pourquoi cette attente déraisonnable, absurde même, qui met Véra à l’écart ? Elle enseigne aux enfants, soigne les vieilles gens, mais l’amour pour un homme, qui serait « naturel » ? Aux yeux de l’entourage, du narrateur et du lecteur, elle a le statut d’un symbole, voire d’une icône. Elle représente non seulement la fidélité mais l’intégrité morale inattaquable. Et par là même elle transforme ceux qui l’approchent : les catégories, les jugements qu’on croit pouvoir lui appliquer deviennent dérisoires, d’une fausseté crainte, souvent d’une ironie odieuse. Le narrateur apprend ainsi comment on peut attendre toute sa vie. Il retournera à l’existence qu’il a quittée à Leningrad mais il ne sera plus le même.
L’amour humain (2006) prolonge Requiem pour l’Est en ce que ce roman déroule quelques-uns des aspects les plus sombres de l’histoire contemporaine. Le protagoniste en est cette fois un jeune Noir de l’Angola, Elias, qui assiste d’abord aux atrocités de la guerre qui s’y livre. Il parvient à Moscou où il étudie, y rencontre une femme dont il gardera comme un trésor et un talisman le parfum. Elias retourne en Afrique toujours en proie aux violences et y trouve la mort. Fiction et document s’entrelacent : on voit passer Che Guevara, figure prestigieuse, certes, mais perdue dans les réalités d’un continent qui lui est étranger. Un désenchantement se lit dans ces pages, une distance conjuratoire, un scepticisme devant les tentatives révolutionnaires de changer notre monde. Et à nouveau le rêve d’une vie autre, rêve brisé temporellement et cependant tenace ; « la certitude que la disparition d’un homme qui aimait ne signifie pas la disparition de l’amour qu’il portait en lui ».
Ainsi la continuité de toute l’œuvre d’Andreï Makine donne aussi l’exemple de la fidélité. À deux cultures qui paraissent diamétralement opposées et qui ici se rejoignent et se fécondent – cultures russe et française, mais Requiem et L’amour humain introduisent d’autres composantes. Fidélité à des tâches que, malgré la tentation de l’oubli, il serait lâche d’éluder, à savoir la reconstitution du passé pour établir la vérité. L’écrivain s’y emploie – efficacité paradoxale du roman – à travers des êtres de fiction : tenter de retrouver ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils sont, comme si ces êtres étaient réels. À travers eux, l’histoire d’un peuple. On songe évidemment à Tolstoï, à Soljenitsyne, à Pasternak, à l’imbrication de l’individuel et du collectif qu’ils réalisent. Un petit nombre de thèmes inlassablement repris, non par insuffisance des moyens littéraires, bien au contraire ! mais parce que la réalité du passé prolongé dans notre temps est proprement indicible. Face au mensonge institutionnel de la propagande, il faut dresser la rectitude morale, faire pièce à l’avilissement et à la laideur sous toutes leurs formes, répondre à la barbarie du siècle par la célébration de la beauté et l’exemple d’êtres rayonnants.
1. Un récent et bref ouvrage, Cette France qu’on oublie d’aimer aborde sans le recours à la fiction le rapport d’Andreï Makine avec son pays d’adoption. Des notes impressionnistes prennent peu à peu la vivacité du pamphlet. L’auteur déplore les refus, les silences, les tabous du « politiquement correct » qui paralysent aujourd’hui la pensée française : « La France est haïe car les Français l’ont laissée se vider de sa substance, se transformer en un simple territoire de peuplement, en un petit bout d’Eurasie mondialisée ». Mais, Makine est catégorique : « Je n’écrirais pas ce livre si je ne croyais pas profondément à la vitalité de la France, à son avenir, à la capacité des Français de dire ‘assez !’ »
Andreï Makine a publié :
La fille d’un héros de l’Union soviétique, Robert Laffont, 1990, Folio, 1996 ;Confession d’un porte-drapeau déchu, Belfond, 1992, Folio, 1996 ; Au temps du fleuve Amour, Du Félin, 1994, Folio, 1996 ; Le testament français, Mercure de France, 1995, Folio, 1997 ; Le crime d’Olga Arbélina, Mercure de France, 1998, Folio, 2000 ; Requiem pour l’Est, Mercure de France, 1998, Folio, 2001 ; La musique d’une vie, Seuil, 2001 ; La terre et le ciel de Jacques Dorme, Mercure de France, 2003, Folio, 2004 ; La femme qui attendait, Seuil, 2004 ; L’amour humain, Seuil, 2006 ; Cette France qu’on oublie d’aimer, Flammarion, 2006.