Il n’y a personne – ou presque – qui ne connaisse l’abbé Pierre. Regain d’intérêt pour la spiritualité ? Ras-le-bol de la production de vide sophistiqué qu’engendre notre société du spectacle ? Conscience accrue de l’explosion sociale qui fera sauter la planète ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela dans le succès qu’ont connu les trois ouvrages qui ont retenu notre attention.
Le lecteur, qu’il soit familier ou non de la pensée et de l’œuvre de l’abbé Pierre, trouvera sans doute son bonheur dans l’un ou l’autre de ces témoignages, qui se recoupent par endroits. Quant aux esprits avides de détails sensationnels, de charges vitrioliques à la Eugen Drewermann ou de constats prophétiques, ils risquent fort d’être déçus. Fidèle en cela à la vie de l’abbé Pierre, chacun de ces livres retrace au fond un même itinéraire de charité et d’humilité, dont l’expression se passe d’ornements.
Dans sa biographie iconographique, parue aux éditions Fixot : Abbé Pierre, Mes images de bonheur, de misère et d’amour, Pierre Lunel nous livre la singulière histoire du fondateur d’Emmaüs, que viennent compléter des extraits de journaux intimes et diverses confidences de l’abbé Pierre. On ne peut donc parler de ce livre sans en évoquer d’abord la figure inspiratrice.
C’est dans les années 20, à la suite d’un pèlerinage à Assise, que le jeune Henri Grouès décide de prendre l’habit. Il entre alors – il a dix-neuf ans – chez les capucins, le saint des saints de l’orthodoxie franciscaine.
Commencent alors sept années de vie cloîtrée, vouées à la prière, à l’adoration, et qui font s’évanouir le monde extérieur, comme si celui-ci ne pouvait se révéler qu’en se dérobant. Mais pour l’intellectuel avide de lectures, fasciné par le panthéisme ou la logique de Kant, il y aura une difficulté première : celle d’aborder un lieu de silence où les schèmes du discours paraissent abolis. Loin de détourner le jeune novice de ses aspirations humanitaires, ces années d’exclusion cristalliseront en lui un état de grâce qui lui permettra, des années plus tard, de se frayer un chemin au milieu des pires épreuves.
Prémisse à toute vie spirituelle un tant soit peu féconde, cette période méditative s’achèvera sur un terrain plus prosaïque, celui de la guerre qui plonge le jeune contemplatif de vingt-sept ans au cœur de la tourmente. Dès sa sortie du cloître, on lui confie une charge dans une petite paroisse. Mais comment s’en tenir aux prêches du dimanche et au petit quotidien lorsqu’on se trouve au milieu d’un tourbillon d’événements tragiques ? Ainsi est-il amené à joindre les rangs de la Résistance, sans préméditation aucune, tout simplement parce qu’un jour une famille juive pourchassée vient frapper à la porte de son presbytère. Membre du réseau, il s’emploie à sauver ceux qui peuvent l’être, faisant passer des civils en Suisse (dont le jeune frère du Général de Gaulle). Pris dans les rets de la Gestapo, il parvient toutefois à s’en dégager. À la fin de la guerre, le prêtre résistant récolte assez d’estime pour qu’on lui propose une charge de député. Il accepte, mais à condition que sa liberté ne soit jamais entravée.
C’est à cette époque de reconstruction sociale qu’Emmaüs prendra corps. Au départ, il s’agit juste de laisser la porte ouverte à ceux qui n’ont plus de toit. Dans l’immédiat après-guerre, Paris compte environ 800 000 mal-logés. Entouré de quelques compagnons qu’il a plus ou moins sauvés du naufrage, l’abbé Pierre exerce alors le métier de chiffonnier-bâtisseur, exploitant les décharges publiques afin d’y prélever tout ce qui pouvait être recyclé et vendu. Avec ces modestes revenus auxquels s’ajoute son traitement de député, il peut dès lors œuvrer à ce qui lui tient le plus à cœur : aménager tentes et maisonnettes pour les sans abris. « L’argent produit par la récupération de ce qui est rejeté par la collectivité est l’argent le plus libre qui puisse exister au monde. » (Abbé Pierre, Mes images.)
Attisées par la misère qu’il côtoie jour après jour et l’apathie des corps publics, ses revendications se multiplient, de plus en plus pressantes.Sous-jacente, une motivation unique : le droit inaliénable des pauvres à une vie décente. En politique, sa présence étonne, puis éveille la méfiance. Au ministre de la Reconstruction – un bon bourgeois qui remet aux calendes grecques l’adoption d’un budget pour les cités d’urgence – il écrit une lettre ouverte dans le Figaro, le sommant de venir, dès le lendemain, assister aux funérailles d’un bébé mort de froid.
Mais c’est à l’hiver 1954, au cours duquel le mercure marque des records de froid, que l’abbé Pierre mobilise d’un seul coup l’opinion publique. Une nuit, on retrouve en plein centre de Paris le cadavre d’une femme qu’un huissier venait tout juste d’expulser. Dans sa main inerte, l’avis d’expulsion. Cette fois, plus question de tergiverser, et d’attendre les décisions d’une Assemblée de bureaucrates. Bouillant d’indignation, l’abbé Pierre se saisit d’un micro et demande à la population de créer la nuit même des lieux de dépannage où ceux qui souffrent puissent dormir, manger et reprendre espoir. La mobilisation s’organise, relayée par un mouvement de générosité sans précédent, issu des quatre coins de la France. Emmaüs, qui fonctionnait avant cela avec une structure artisanale, se retrouve d’un seul coup sur le devant de la scène, et la classe politique entraînée malgré elle dans cette gigantesque opération de sauvetage. Porté par son activité incessante et son charisme singulier, l’abbé Pierre fait alors figure de héros national. Mais en 1955, année épuisante entre toutes, il se voit forcé de suspendre toutes ses activités. Débute alors une série d’épreuves auxquelles s’ajoutent la trahison de certains compagnons.Quant à l’œuvre d’Emmaüs, elle connaîtra l’éclatement de ses composantes, traversera des crises, schismes et périodes de refonte, qui iront jusqu’à menacer sa survie. Heureusement, l’élan initial sera préservé, et l’organisation vouée aux sans-abri du monde entier recense aujourd’hui plus de trois cent quarante-deux groupes répartis dans trente-six pays, sur quatre continents.
Le message
Parce qu’elle découle davantage de l’ouverture évangélique que d’une dogmatique étroite, l’œuvre de l’abbé Pierre aura pu harmoniser deux pôles souvent antinomiques : l’action sociale et la vie intérieure. Cela apparaît clairement dans Testament, ouvrage écrit dans une langue simple, dépouillée, qui décrit l’engagement chrétien vécu au quotidien. Loin, bien loin de tous les chipotages théologiques, cette confession redonne à la foi chrétienne sa dignité première. Critique à l’égard de son Eglise, dont il dénonce le manque de réalisme et la complaisance princière, l’abbé Pierre demeure toutefois à l’écart des polémiques stériles, inscrivant plutôt sa pensée dans les sillages de l’action.
Dans le même esprit mais sur un ton plus polémique, on retrouve dans l’ouvrage Dieu et les hommes (long entretien avec Bernard Kouchner) l’illustration passionnante des rapports qui existent entre l’humanitarisme athée et la foi. Fondateur de Médecins sans frontières, ex-ministre socialiste, Bernard Kouchner appartient à un type d’homme à part : l’aventurier qui met sa vie en jeu quand il s’agit de guerre ou de famine. Familier de l’abbé Pierre dont il admire l’engagement concret, Bernard Kouchner défend toutefois un point de vue opposé : l’homme est mauvais, lâche et foncièrement assassin. Sur ce terrain, le moins que l’on puisse dire est qu’il ne manque pas d’arguments.
Bernard Kouchner : « J’ai cherché Dieu dans toutes les guerres, dans toutes les catastrophes et dans toutes les misères, et je ne l’ai pas trouvé… J’ai vu beaucoup de manifestations d’intolérance nourries de Dieu… »
Abbé Pierre : « Aurons-nous le courage de dire aux uns comme aux autres qu’ils bafouent ce qu’ils appellent leur foi, leur religion ? Je me rappelle la parole que Gandhi répétait au milieu des querelles religieuses de son pays. Il a totalement échoué, puisque, à peine l’indépendance obtenue, les massacres ont été horribles, mais il disait : – N’oubliez pas, la terre est ronde. Alors, vous qui avez une attache religieuse, poussez vos racines assez profond, elles se retrouvent toutes au milieu. – »
Ce dialogue pose assez bien le dilemme du Dieu à visage humain. D’emblée, Bernard Kouchner reconnaît qu’il eût été plus commode pour lui de croire en Dieu, qu’il s’en fût senti moins seul. Médecin aux prises avec la barbarie des guerres, avec celle, plus spécifique, de croyants qui sortent d’une Mosquée ou d’une Synagogue pour fusiller froidement l’impie, Bernard Kouchner peut justifier son athéisme ; il ne relève pas de l’ignorance, encore moins d’un simple positivisme récusant a priori toute forme de mysticisme. Quant à l’abbé Pierre, loin d’esquiver la confrontation ou de se réfugier dans une fausse assurance d’initié, il réagit à tout coup sautant d’un argument à l’autre tout au long de ces pages où son interlocuteur pose la question du mal et de l’absurde. Comment tolérer cette vision d’un univers privé de liberté, désert pascalien d’effrois et de ténèbres, livré à la mécanique de l’absurde ? À cet enfer, l’abbé Pierre oppose la présence d’un amour transcendant, celui qui a illuminé son propre destin. Et bien que ces deux visions s’écartent dans leurs prémisses, il est fascinant de constater à quel point elles épousent les mêmes fins. L’athéisme d’un Bernard Kouchner – qui exècre l’indifférence – procède au fond d’un amour extrême de tout ce qui est humain. De même, la foi de son interlocuteur ne saurait tendre qu’à l’expression ultime de l’homme.
Avec cette humilité qui n’hésite pas à laisser tomber le masque de la pudeur, l’abbé Pierre continue, comme il l’a fait dans le premier tome de Testament, d’interroger sa propre vie, ce chemin tortueuxdont il affirme qu’il n’est pas celui d’un saint. La suite de Testament, la lirons nous du vivant de son auteur ? Peut-être pas, mais il est sûr que ministres et cardinaux en prendront pour leur rhume. Pour l’heure, le témoignage de l’abbé Pierre fait entendre en mots très simples, ce que nous préférons justement ne pas entendre : un jour, bientôt, trois ou quatre milliards d’individus en auront plus qu’assez de souffrir, sachant avec quelle insolence vivent des millions d’autres…
Abbé Pierre, Mes images de bonheur, de misère et d’amour, par Pierre Lunel, Fixot, 1994, 309 p. ; 43,25 $ ; Testament…, par l’abbé Pierre, Bayard, 1994. 180 p. ; 24,95 $ ; Dieu et les hommes, par Bernard Kouchner et l’abbé Pierre, « Aider la vie », Robert Laffont. 1993, 231 p. ; 26,95 $.
On peut également consulter : Emmaüs, ou venger l’homme, entretiens avec Bernard Chevalier, Centurion, 1979 ; 40 ans avec l’Abbé Pierre, par Lucie Coutaz, Centurion, 1989 ; L’Abbé Pierre et l’espoir d’Emmaüs, par Benoit Marchon, illustré par Léo Becker, Centurion/Astrapi, 1987 ; L’Abbé Pierre, 40 ans d’amour, par Pierre Lunel, Édition nº 1, 1992, Livre de Poche, nº 13 525, 1994 ; Amour toujours, entretiens avec Hélène Amblard, « Point-Virgule », nº 121, Seuil, 1994 ; Dieu et les hommes, par Bernard Kouchner et l’abbé Pierre, Pocket, nº 3269, 1994, Absolu, par l’abbé Pierre et Albert Jacquard, Seuil, 1994.