Chaque année, les enseignants de littérature doivent répondre à la même question : quelles œuvres inscrire au plan de cours qui sera remis aux étudiants ? Une nouvelle préoccupation s’y est greffée au cours des dernières années : les œuvres choisies risquent-elles de provoquer de l’inconfort chez les étudiants, de les heurter ? Doit-on opter pour une œuvre du jour ou un classique ? Quelles œuvres sont considérées comme incontournables, voire essentielles pour contribuer au développement d’un fonds culturel commun ?
Deux livres récemment parus s’intéressent à ces questions : Canons. Onze déclarations d’amour littéraire1, sous la direction de Virginie Blanchette-Doucet, et La nostalgie de Laure2 d’Isabelle Arseneau.
Le fait d’intégrer un livre dans un plan de cours, écrit Virginie Blanchette-Doucet en introduction de ces onze déclarations d’amour littéraire, a un réel impact sur la longévité de cette œuvre. Et sur sa chance de grossir les rangs des classiques, de devenir un canon littéraire, pour reprendre la terminologie utilisée dans cet essai. La question revêt d’autant plus d’importance à l’ère du choix individuel, ce dernier ayant souvent préséance sur les œuvres formatrices qui permettent à l’enseignant de provoquer des rencontres, voire des sentiments d’inconfort, qui autrement n’auraient pas lieu. Tous les enseignants sont un jour ou l’autre placés devant ce dilemme : retenir des œuvres qui plairont aux élèves, ou des œuvres qui les sortiront de leur zone de confort, qui risquent même parfois de les déstabiliser avant qu’ils n’acquièrent les clés de lecture qu’eux-mêmes, les enseignants, s’évertueront à leur donner ? Apprendre à lire, à lire véritablement des textes qui nous élèvent, ne se fait pas sans effort. Et n’est-ce pas le rôle des œuvres classiques de nous enrichir, de nous élever ? Ce legs n’appartient-il qu’aux générations qui les ont précédés ? L’essai que vient de faire paraître Isabelle Arseneau, La nostalgie de Laure, est des plus éclairants à cet égard. Le constat qu’elle tire est on ne peut plus explicite : « [L]’université peine dorénavant à être ce qu’elle a pourtant toujours été : le lieu où l’on peut, collectivement et en toute confiance, s’exposer au choc ».
Les œuvres canon
Quel rapport entretiennent aujourd’hui les autrices et les auteurs avec les classiques de la littérature québécoise ? C’est à cette question que chacune des onze déclarations tente de répondre, en bifurquant parfois sur le propre processus de création qui anime certains des auteurs réunis ici. Il ressort toutefois de ces déclarations un lien qui relève davantage d’un coup de cœur que d’une reconnaissance d’œuvres dites classiques – lesquelles, me semble-t-il, exigent le passage du temps pour prétendre à une telle pérennité, voire pour échapper à l’effet de mode ou de sensibilité générationnelle. Les œuvres auxquelles on fait ici référence vont de Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, parue en 1945, à Chère Nelly de Nelly Arcan, parue en 2009. Entre les deux se trouvent La maison suspendue de Michel Tremblay, A Fairly Good Timede Mavis Gallant, Cantouques & Cie de Gérald Godin, Le Survenant de Germaine Guèvremont, Avec les vieux mots de Gilles Vigneault, Femmes au temps des carnassiers de Marie-Célie Agnant, Nombreux seront nos ennemis de Geneviève Desrosiers, Lettres à Cassandre de Denise Desautels et Anne-Marie Alonzo, et, enfin, Les deux royaumes de Pierre Vadeboncœur.
L’éventail des titres retenus, qui va du roman à la poésie, en passant par l’essai et l’art épistolaire, reflète davantage une pluralité de choix basés sur des rencontres qui ont fortement marqué chacune des autrices et chacun des auteurs qui se sont prêtés ici à l’exercice, que l’établissement d’une liste potentielle de canons littéraires qui répondraient à des critères prédéfinis. Mais, cela dit, il était peut-être plus intéressant de connaître les motifs qui ont inspiré chacun des participants à retenir telle œuvre et tel auteur, et la façon dont l’œuvre retenue a pu marquer leur pratique professorale et littéraire, voire artistique, que de tenter de jeter les bases d’un panthéon littéraire québécois. Trop tôt édifiées, maintes œuvres glissent par la suite dans l’oubli, alors que d’autres mériteraient d’en être tirées.
L’obsession sécuritaire
Demeure la question du choix des œuvres elles-mêmes. Nombreux sont aujourd’hui les enseignants qui ont retiré certaines œuvres, de crainte des réactions qu’elles pourraient soulever parmi leurs étudiants. Et on ne parle pas ici de romans jouant sur divers registres comme Lolita de Nabokov ou celui de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. La hantise de froisser la sensibilité d’étudiants, qui jusque-là n’ont jamais été mis devant un corpus littéraire plus complexe que les sagas qui ont pu nourrir leur imaginaire alors qu’ils étaient adolescents, est sans doute plus répandue qu’on ne le croit. Aujourd’hui, certains enseignants vont même jusqu’à pratiquer une forme d’autocensure, ce qui était impensable une décennie auparavant. Souvent abandonnés à eux-mêmes lorsque survient une plainte, qui peut émaner d’un étudiant ou d’un parent, on ne peut les blâmer de peser ou soupeser leurs choix en s’appuyant sur des critères qui relèvent d’un tout autre ordre que l’enseignement de la littérature. Qu’on prenne en compte la dimension éthique est une chose, qu’elle serve de justification pour écarter des œuvres sur des motifs avant tout moraux ou religieux en est une autre. L’autocensure n’en grève pas moins le droit d’apprendre des étudiants, comme le souligne Isabelle Arseneau dans La nostalgie de Laure. « Depuis près de vingt ans, poursuit-elle, je fais lire des choses difficiles à mes étudiants et je me fais un devoir de ne jamais juger le passé avec les valeurs du présent (il est anachronique de parler du ‘racisme’ d’un texte du XIIe siècle, par exemple). »
Doit-on dès lors préserver l’innocence des étudiants, éviter de brusquer leur sensibilité ? Les maintenir en quelque sorte dans une bulle réconfortante d’où aucune menace ne risque de surgir au détour d’une phrase, d’un mot jaillissant de la page sans aucun avertissement ? L’obsession sécuritaire, qui a d’abord déferlé sur les campus universitaires, a aujourd’hui atteint tout le Québec. S’appuyant sur des études d’universitaires américains qui se sont penchés sur ces questions, Isabelle Arseneau partage leur point de vue : « L’éducation ne doit pas chercher à mettre les gens à l’aise : elle doit les faire réfléchir ». « S’il va de soi, poursuit-elle, que les établissements d’enseignement (comme toutes les autres institutions) doivent garantir la sécurité physique des étudiants, il en va autrement lorsqu’il s’agit d’assurer le confort des esprits. » La responsabilité de l’enseignant est ici entière, mais elle s’inscrit dans ce qui définit justement son rôle : guider, signaler les éventuelles embûches qui peuvent survenir à la lecture d’un texte et donner les clés de lecture pour que l’œuvre s’éclaire d’elle-même. C’est sans doute là la meilleure façon d’échapper à l’obscurantisme.
Isabelle Arseneau sait l’importance d’accueillir l’inconfort qui naîtrait à la lecture des fabliaux qu’elle enseigne à l’université, dont certains peuvent, lorsqu’ils sont lus et pris au premier degré, perturber ses étudiants si les clés de lecture leur font défaut. La mise en contexte, l’analyse et les nuances qu’elle apporte lors d’une lecture prennent ici toute leur importance. « Ce type d’enseignement, écrit-elle, nécessite que l’œuvre se présente à l’œil du lecteur dans une sorte de virginité qui favorise l’interprétation plutôt que le jugement. » Et, pour cela, il faut faire confiance aux enseignants et leur laisser toute la marge de manœuvre indispensable pour leur permettre d’accompagner les élèves dans le développement d’une pensée critique. Les textes, autant ceux d’hier que ceux d’aujourd’hui, gagnent à être lus dans leur intégralité. Les amputer de leur titre, de mots ou d’expressions qui peuvent heurter la sensibilité de jeunes lecteurs, ne concourt qu’à reconnaître l’immaturité de ces derniers et leur incapacité à décoder un texte. Le choc de la découverte n’entraîne aucune blessure ; il ouvre sur des horizons jusque-là inconnus et s’oppose au confinement de la pensée.
1. Canons. Onze déclarations d’amour littéraire, sous la direction de Virginie Blanchette-Doucet, VLB, Montréal, 2023, 152 p.
2. La nostalgie de Laure, Isabelle Arseneau, « L’inconvénient », Leméac, Montréal, 2023, 112 p.
EXTRAITS
Dom : s’il n’y a pas beaucoup d’espace pour les extraits, privilégier ceux de La nostalgie de Laure.
À l’ère du choix individuel infini dans les domaines de la culture et du divertissement, où l’on sélectionne avec minutie toutes les chansons qu’on veut entendre et où l’on détermine le nombre d’épisodes d’une série visionnés en un soir, l’éducation s’envisage à la pièce.
Canons. Onze déclarations d’amour littéraire, p. 9.
Rarement a-t-on vu un seul livre faire converger en ses lignes une expérience de pensée qui touche autant à une dimension personnelle sur un temps court (le retournement vers la spiritualité perdue), à une ouverture collective s’étendant sur un temps moyen (la Révolution tranquille) et [à] une méditation s’étendant sur un temps long qu’on ne peut appeler autrement qu’ontologique.
Canons. Onze déclarations d’amour littéraire, p. 134.
L’enseignement et l’étude de la littérature n’exigeaient-ils pas que l’on accepte de sortir de soi, que l’on se dépossède temporairement de ses valeurs et que l’on se déplace dans l’histoire – même si, comme se plaît à le répéter l’un de mes anciens professeurs, « le passé est un endroit désagréable » ?
La nostalgie de Laure, p. 22.
C’est moins l’amour pour l’enseignement et les étudiants qui se perd que la foi en des établissements résolument clientélistes, qui sont de plus en plus prêts à parler le langage du temps pour s’arroger une plus grande part du marché et de moins en moins prompts à défendre leurs enseignants.
La nostalgie de Laure, p. 43.