Professeure à l’Université de l’Alberta, Maïté Snauwaert s’intéresse aux œuvres littéraires et artistiques qui représentent la fin de vie, le vieillissement, et la perte d’un être cher, qu’il s’agisse d’un parent, d’un conjoint ou d’un enfant. Dans son dernier essai11, dont le titre est emprunté à Joseph Luzzi2, écrivain et enseignant expert de l’œuvre de Dante, l’auteure poursuit cette exploration aussi dense que riche par les pistes de réflexion qu’elle propose.
L’essai, qui se divise en cinq parties, repose sur la prémisse suivante : les écrivains qui, à la suite de Roland Barthes, dont le Journal de deuil a été publié presque 30 ans après la mort de sa mère, ont également traité de la perte d’un être cher, ont donné naissance à un nouveau genre littéraire. « Par leurs textes brusques et novateurs, leur rythmique implacable et leurs contours brisés, écrit Maïté Snauwaert, les journaux de deuil contemporains montrent qu’il leur faut d’urgence témoigner, et inventer des formes pour le faire. »
Depuis l’Antiquité, la portée littéraire du deuil était prise en charge par la poésie lyrique, l’écrivain, comme le lecteur, cherchant réponse et consolation à son chagrin dans la poésie. Les contemplations, de Victor Hugo, et plus particulièrement le poème Demain, dès l’aube… dédié à sa fille Léopoldine, en sont un exemple parmi tant d’autres. Pour sa part, Roland Barthes, à la suite de Mallarmé dont les notes transcrites après la mort de son fils, Pour un tombeau d’Anatole, sont demeurées inachevées, a ouvert, à son insu, une nouvelle voie littéraire qui préférera la narration, même sous une forme fragmentée, au lyrisme qui prévalait jusqu’alors. L’effusion des sentiments à la suite d’un deuil fait place à l’implacable constat qu’il entraîne : « Les journaux de deuil choisissent la narration et la prose, car leur enjeu est de montrer le temps brisé, la vie interrompue, le futur avorté qui reste pour celle et celui qui demeure, un temps déchu et neuf, chaotique et lent, imprévisible et sans avenir… »
La plupart des textes dont il est ici question se concentrent sur un premier deuil, celui de la mère, dans le cas de Roland Barthes, du conjoint pour Joan Didion et Joyce Carol Oates, de la conjointe pour Julian Barnes, du fils pour Bernard Chambaz. Chacun de ces écrivains et écrivaines a fait le choix de délaisser les voies de la fiction pour livrer sans fard son expérience avec toute l’honnêteté possible, de percer en quelque sorte le tabou social, comme le souligne Maïté Snauwaert. Les œuvres qu’ils nous offrent sont à l’opposé de tout sentimentalisme et de croyances trop souvent naïves formulées pour épancher le chagrin des endeuillés. Si Roland Barthes était réticent à publier les notes éparses prises après la mort de sa mère, y consentant partiellement sous couvert de l’essai dans son étude consacrée à la photographie, La chambre claire, Joan Didion, avec la publication de The Year of Magical Thinking3, en 2005, n’a pas cette retenue. Elle démontrera brillamment qu’il n’y a pas là sujet de midinette et s’attaque avec la même détermination à l’écriture de son récit entrepris l’année qui a suivi la mort de son mari. Joyce Carol Oates en fera tout autant quelques années plus tard en faisant paraître A Widow’s Story: A Memoir, dont le titre en français est tout aussi évocateur, J’ai réussi à rester en vie. Dans l’un et l’autre cas, le journal Le Mondesoulignait, au moment de la parution du livre de Joyce Carol Oates, que les Américains en avaient presque fait un genre littéraire. Pour l’auteure du présent essai, cela ne fait aucun doute, comme en fait foi la liste des journaux de deuil auxquels elle se réfère.
« Celui qui meurt meurt toujours trop tôt », écrit Joyce Carol Oates. Le second chapitre de l’ouvrage s’attarde ainsi à la surprise causée par le deuil. Le constat est repris, différemment selon chaque situation, par les autres écrivains qui composent le corpus du présent essai. Surprise entraînée par la mort, accidentelle ou non, prévisible ou non, de l’être aimé. Voilà qu’il faut, à titre d’écrivain, comme le souligne Maïté Snauwaert, « faire entrer l’extraordinaire de la mort dans l’ordinaire de la vie, voilà qui semble impossible ». À première vue seulement puisqu’à la surprise première succèdent l’incrédulité, le refus, la révolte. Puis l’acceptation, la recherche d’une forme, ici littéraire, pour donner tout son poids à la mémoire des défunts. Jean-Marie Laclavetine, dont les deux livres consacrés à sa sœur disparue4 ne sont pas recensés dans le présent ouvrage, en a fait une émouvante et brillante démonstration. Ces deux livres ne portent pas la mention de roman, de récit, voire de journal ; la qualité littéraire, la charge émotive, l’effort de compréhension et d’honnêteté qui les caractérisent suffisent déjà à les classer dans une catégorie à part.
Cette question de l’incrédulité du deuil prend une importance toute particulière chez Joan Didion, dans L’année de la pensée magique. L’écrivaine, dont on a maintes fois souligné la finesse d’observation de la culture américaine, ne se résignait pas à donner les chaussures de son mari à la suite de son décès, comme elle l’avait fait de ses vêtements dans les semaines qui avaient suivi. « Qu’aurait-il à se mettre dans les pieds s’il revenait ? », écrivait-elle. L’acceptation, intellectuelle et affective, du caractère définitif de la mort est une première étape à franchir. On dit souvent que la première année, à ce titre, est la plus difficile, ce à quoi Julian Barnes répond que celles qui suivent le sont tout autant. Il n’y a ici ni nombre ni formule magiques. D’où l’intérêt, sur le plan littéraire, de voir comment chacun de ces écrivains adoptera et développera la forme qui lui permettra de vivre et de transcender le deuil de l’être aimé.
S’engage avec le temps, comme le démontre Maïté Snauwaert dans le troisième chapitre, une conversation silencieuse avec la personne aimée. La perte de l’être cher ne signifie pas qu’il n’existe plus, nous rappelle Julian Barnes dans Tout est déjà arrivé. Certes, le lien de complicité n’est plus, mais le sentiment qui nous lie aux disparus demeure, ce que ne comprennent pas ceux qui n’ont pas eu à vivre un tel chagrin, rappelle encore Julian Barnes. Il appartient au survivant de garder vivants l’image, l’esprit, les souvenirs, et le langage privé que partageaient les conjoints lorsqu’ils formaient un couple unique et singulier. L’espace de résonance qui leur était propre ne disparaît pas à la mort de l’un d’eux, mais il est déserté, et il appartient à celui qui demeure de maintenir vivant cet espace. La perte d’un compagnon ou d’une compagne va bien au-delà de la perte d’un simple partenaire de vie, c’est l’ensemble d’un lot d’expériences et de références communes qui disparaît subitement et que le survivant doit s’efforcer d’entretenir. Les journaux de deuil cherchent ici à prolonger ce que la mort est venue interrompre et, en ce sens, le chagrin ressenti par l’endeuillé peut se révéler un espace moral, un espace où maintenir la possibilité d’une continuité dans la relation.
Est-il pour autant moral, voire acceptable sur le plan éthique d’utiliser la mort de l’être aimé comme matériau littéraire ? Maïté Snauwaert, s’appuyant ici sur plusieurs écrivains qui ont eu à s’interroger à ce sujet, dont Marguerite Duras au sujet d’Hiroshima mon amour, répond : « [L]’obscène est dans l’événement de la mort précoce et défigurante – non dans son écriture ». Dans ce dernier cas, écrivait Duras, il n’y a d’impudeur que la mort d’un enfant.
Le défi demeure de trouver la forme adéquate qui épouse le propos sans artifice, sans tricher sur l’essentiel pourrait-on ajouter. S’agissant de la perte d’un conjoint ou d’une conjointe, c’est dans l’intervalle entre la perte de l’être aimé et sa propre mort que se joue ce dilemme. L’intensité du chagrin ressenti, comme de nombreux auteurs l’ont rappelé, est le prix à payer pour avoir aimé.
Le quatrième chapitre, comme son titre l’indique, « Compositions exquises », insiste sur le fait que les journaux de deuil ne peuvent se résumer à un simple exutoire du chagrin ressenti à la suite de la perte de l’être aimé. Bien que la fiction soit pour ainsi dire mise de côté dans ces journaux au profit de la restitution documentée de la perte, de la tenue des jours, comme le souligne l’auteure, ils ne font pas moins l’objet d’une véritable transformation, d’un véritable travail littéraire. Au même titre que les livres qui les ont précédés, s’opère le processus d’écriture : « Mais d’abord, il faut souligner combien les journaux de deuil que nous lisons sont les résultats d’un passage et d’une transformation. Ils mettent en scène, le plus souvent, leur processus. C’est d’abord celui d’une tenue immédiate, nécessaire dans le quotidien dévasté, sous forme de carnets ou de feuillets premiers, de notations ou de notes, de fragments, de morceaux de phrases ». Très exactement, il s’agit là du chemin suivi par Barthes qui, rappelons-le, se refusait à publier ses propres notes à la suite du décès de sa mère, mais dont on retrouvera, des années plus tard, trace dans son essai La chambre claire consacré à la photographie. Chez une artiste multidisciplinaire comme Sophie Calle, cette transformation prend d’emblée toute l’avant-scène sans aucune réserve. Dans sa dernière exposition, traversée par le thème de la mort, elle va jusqu’à photographier sa mère dans son cercueil en y intégrant plusieurs objets significatifs de la vie de cette dernière. Une seule réserve est édictée : il est demandé aux gens qui circulent dans cette pièce de ne pas prendre de photo de sa mère à leur tour dans son linceul. Que ce soit avec les mots ou les images, dans ce dernier cas, une véritable transformation de l’expérience vécue s’opère. Pour les écrivains, le recours à l’écriture permet non seulement de poursuivre la routine quotidienne sur laquelle repose leur vie, mais aussi de transcender la douleur qui les étreint.
En un mot, les journaux de deuil donnent lieu à un véritable travail littéraire : la matière sur laquelle ils reposent fait l’objet d’un choix d’éléments à retenir, à assembler, à organiser pour traduire, ici, la vie qui s’en est allée et le vide avec lequel les survivants doivent composer pour continuer à avancer, à vivre. On pourrait aussi s’interroger si les morts ne dévient pas la courbe créative des écrivains qui délaissent la fiction pour les journaux de deuil. Après avoir consacré deux livres à sa sœur morte noyée, Jean-Marie Laclavetine se demandait même, dans l’un de ces livres, s’il renouerait un jour avec des ouvrages de fiction.
Le moment de l’année où le deuil survient revêt également une importance particulière. Les métaphores saisonnières et météorologiques abondent dans ces récits et viennent une fois de plus souligner le travail effectué en aval de la perte, au-delà des notes consignées jour après jour. Ce moment, qu’il s’agisse de la date anniversaire du décès ou d’un autre événement marquant, laissera une empreinte indélébile sur notre propre trajectoire de vie. Il sera dès lors indissociable des souvenirs que l’on partagera ou non avec les membres de notre entourage, selon le lien qui les unissait à nos disparus. S’agissant d’un enfant, d’un frère ou d’une sœur, ils peuvent être partagés ; s’agissant d’un conjoint, on les garde le plus souvent pour soi. « Le pain de deuil se mange seul, écrivait Jean-Claude Grumberg dans Jacqueline Jacqueline5, et se mâche longuement tant il est dur à déglutir. »
Rien ne peut nous préparer vraiment à la perte d’un être cher. Par leur qualité littéraire et l’honnêteté qui les porte, les journaux de deuil nous rappellent que l’existence est fragile, et que toute histoire de deuil est une histoire d’amour.
1. Maïté Snauwaert, Toute histoire de deuil est une histoire d’amour, Boréal, Montréal, 2023, 272 p.
2. Every grief story is a love story, épigraphe tiré de In a Dark Wood: A Memoir, Harper Collins, Toronto, 2015, 320 p.
3. Dont le titre français est L’année de la pensée magique, traduit par Pierre Demarty, Grasset, Paris, 2007, 288 p.
4. Une amie de la famille et La vie des morts, tous deux parus chez Gallimard, en 2019 et en 2021.
5. Jean-Claude Grumberg, Jacqueline Jacqueline, Seuil, Paris, 2021, 204 p.
EXTRAITS
Tous les textes se présentent comme des occurrences rares dans l’œuvre de leur auteur : souvent unique récit vécu dans une œuvre d’ordinaire fictionnelle, comme si l’intensité inégalée de l’événement personnel autorisait, voire commandait la percée autobiographique.
p. 15
Paradoxalement, ces textes poignants et crus sont pour la plupart de petites fêtes littéraires, des inventions formelles qui interpellent, novatrices et déroutantes.
p. 16
Le deuil n’est pas une maladie et il n’a pas de traitement. Cette proportion juste et exacte est captée par l’injonction abrupte que reçoit Oates : « Souffre, Joyce, Ray en valait la peine ».
p. 79
Chaque journal de deuil élit pour son commencement un moment qui l’inaugure, l’auréole, vient justifier et mettre en scène la mise à l’écriture.
p. 87
Écrire et, à plus forte raison, publier reviennent alors à contrer ce silence, à résister à ce malaise social persistant à l’égard de la mort et, plus généralement, de la perte.
p. 114