Lorsque l’on m’a proposé d’écrire dans cette fameuse rubrique, j’ai fait comme je le fais toujours quand on me donne l’occasion de vivre une expérience littéraire ou professionnelle inédite : j’ai dit oui presque tout de suite. Saisir la balle au bond d’abord, analyser en profondeur ce que cela suppose ensuite.
Cependant, au moment de m’asseoir pour rédiger ces lignes, je me dois d’admettre que l’expérience est assez singulière… et qu’elle m’occasionne plus de maux de tête que je ne l’aurais pensé ! En effet, à titre de chroniqueuse littéraire spécialisée en imaginaire, je considère qu’il y a quelque chose d’assez paradoxal dans le fait de consacrer un texte entier à un livre que je n’ai jamais lu – à plus forte raison que j’ai normalement le mandat de promouvoir avec enthousiasme des nouveautés québécoises, et que je le fais surtout parce que les œuvres ont retenu mon attention d’une manière ou d’une autre.
Alors, face à ce mandat vertigineux… Comment parle-t-on de ce que l’on ne connaît pas ? Et surtout, choisir de parler de quel titre exactement ?
Que l’on ne se méprenne pas ici : il y a tellement de livres à lire dans une vie que la liste des candidats potentiels à cette rubrique est longue. Infiniment trop longue. Et c’est bien là le drame de tous les lecteur·trice·s, sans exception. Demandez, vous verrez ! Savoir que l’on n’arrivera jamais à lire tout ce qui nous intéresse est douloureux. Il faut donc trier. Choisir avec soin les titres auxquels on consacrera notre précieux temps. Déjà, j’ai fini par me résoudre à accepter d’abandonner ma lecture si un livre ne m’interpelle pas – une victoire, quand on sait l’absurde quantité d’énergie que je mettais auparavant à terminer tous les bouquins entamés…!
Bref, si mes livres n’étaient pas tous enfermés dans des boîtes de déménagement à l’heure actuelle, je pourrais en trouver au minimum une bonne trentaine qui m’accompagnent depuis plusieurs années. De grands classiques de Balzac, Zola ou Dumas, ramassés au passage dans les biblioventes que j’aime fréquenter ou les librairies d’occasion ; des livres neufs et contemporains, reçus en cadeaux à Noël ou à mon anniversaire, et qui ne cessent de se trouver repoussés au bas de ma pile à lire pour toutes sortes de raisons plus ou moins pertinentes ; des livres échangés avec des ami·e·s qui désirent me les faire découvrir parce qu’ils représentent pour eux de véritables coups de cœur, et qui attendent patiemment leur tour avec les autres.
Mais il y a aussi les nombreux livres qui m’interpellent, qui ont tout pour me plaire, et sur lesquels je n’ai pourtant jamais encore mis la main, d’aucune façon. C’est bête, quand même.
C’est sur l’un de ceux-là que j’ai décidé de jeter mon dévolu.
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En octobre dernier, j’étais de passage à Sherbrooke pour le Salon du livre de l’Estrie et je rendais visite à mon amie, l’auteure Véronique Drouin. Nous étions assises chez elle, à bavarder et à refaire le monde dans la pièce que l’on appelle affectueusement sa library, quand j’ai remarqué sur son mur une toile magnifique. Bon, je précise : j’avais déjà remarqué l’œuvre auparavant. Étonnant, quand on sait à quel point le sens de la vue n’est pas celui que j’ai de plus aiguisé – mais ce sera une histoire pour une autre fois…(!)
J’avais déjà admiré cette toile, donc, mais cette fois-ci, l’image avait attiré mon regard avec plus de force qu’à l’habitude. Il s’agissait d’une toile de l’artiste peintre-collagiste Adèle Blais, dont le travail met en scène avec justesse et créativité des personnalités féminines honorables, afin de souligner leur importante contribution à l’Histoire – contribution trop souvent négligée ou oubliée.
Et la femme figurant sur la toile qui nous intéresse ici était l’écrivaine Mary Shelley, dont l’œuvre la plus connue est sans doute Frankenstein ou le Prométhée moderne. Un livre fondateur de la science-fiction, genre appartenant aux littératures de l’imaginaire, mon propre créneau de création… un livre important, donc, et que je n’ai pourtant jamais lu.
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Tout le monde connaît Frankenstein. En fait, et c’est bien là l’enjeu, tout le monde croit connaître Frankenstein. Trop nombreux sont les gens qui pensent encore qu’il s’agit tout bonnement du nom du célèbre monstre, de la créature que l’on voit ressurgir année après année dans les décorations classiques d’Halloween, avec son teint verdâtre, sa peau couturée de cicatrices et ses boulons à la base du cou. Pour ma part, j’en sais suffisamment pour être au fait que Frankenstein est plutôt le nom du créateur dudit monstre, ce docteur ayant tenté par diverses expériences de rendre la vie à un amas de chairs mortes.
Il faut dire que je ne suis consciente de cette distinction que depuis une quinzaine d’années, pas plus. Comme bien des gens, j’ai longtemps pensé que le roman de Shelley racontait tout bonnement l’histoire d’un monstre rebutant, qui terrifiait les villageois une fois revenu à la vie : c’est d’ailleurs l’image un peu simplette qui nous est projetée dans la culture populaire. Aussi, parmi les différentes créatures traditionnelles qui peuplent notre imaginaire horrifique collectif – vampires, lycanthropes, sorcières et zombies, entre autres –, je dois admettre que la créature de Frankenstein était celle qui m’attirait le moins, étant plus jeune. Je n’y voyais pas vraiment d’intérêt. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je n’ai jamais été tentée d’aller découvrir le livre original.
Je rate quelque chose, semblerait.
Parce qu’au courant des dernières années – et des conversations captivantes avec mes amies écrivaines –, j’en ai appris beaucoup sur Mary Shelley. Son tempérament engagé et ses positions féministes, à une époque qui ne s’y prêtait pas. Sa vie quasi romanesque, qui a connu plus d’un revers dramatique. Le deuil d’un nourrisson, qui aurait servi de matériau source à Frankenstein. Les différentes couches thématiques contenues dans le roman, les réflexions qu’il provoque, la profondeur cachée derrière la prémisse.
Au fond, tout ceci n’a rien de surprenant. Ce deuxième degré et cette richesse sont des éléments qui tendent à être assez présents, en imaginaire. Nombreux sont les récits qui utilisent cette distance naturelle avec le réel pour mieux étudier celui-ci, le critiquer, le circonscrire, le comprendre. Malgré ce que le grand public tend à penser, les œuvres majeures et marquantes dans les genres du fantastique, de la fantasy et de la science-fiction sont rarement de simples divertissements anodins. Il suffit de lire entre les lignes, de savoir ouvrir le bon œil.
Et en finissant d’écrire ceci, je suis convaincue que ce livre jamais lu ne le restera pas pour très longtemps…
* Mary Shelley © Adèle Blais, 2021 ; série « Fortes » ; techniques mixtes sur toile, 24 x 28 po. D’après un portrait peint à l’huile par Richard Rothwell, vers 1831-1840.