Lire des œuvres complètes aux fins d’une recension, comme il est possible de le faire grâce à ces collections du type « Bouquins » (Robert Laffont), « Omnibus » (Presses de la Cité) ou « Quarto » (Gallimard), offre une expérience particulière : si le livre usuel se déploie sur un espace complet, ces assemblages (1 227 pages dans ce cas-ci) donnent plutôt l’impression d’une route sur laquelle chaque pas, chaque texte répond à une finalité plus grande, s’inscrit dans un horizon plus vaste.
À moins de mettre au frais pareil bouquin et d’y revenir à intervalles aléatoires, on lit en quelque sorte simultanément sur deux plans la partie et le tout, le simple et le complexe, les textes et le mégalivre, dans une sorte de stéréophonie.
Jamais l’écart entre l’écriture et la lecture n’est aussi grand : même s’ils conçoivent parfois des ensembles (l’exemple canonique étant La comédie humaine de Balzac, qui devait compter 145 volets), les écrivains livrent leurs œuvres à la pièce, qu’on lira à titre d’éléments uniques et complets, parfois au moment même de leur parution. Dans ce cas-ci, on sait dès le départ que le parcours sera truffé de chambres d’écho auxquelles il sera impossible d’échapper. Si bien qu’on lit autrement.
Cette mise en situation est nécessaire, s’agissant du premier tome des Œuvres complètes1 de Roberto Bolaño, surtout que les éditions de l’Olivier ont privilégié ce qu’elles appellent une « approche transversale » dans l’entreprise qui comptera à son terme six volumes, plutôt que d’opter pour une organisation plus conventionnelle relevant de la chronologie, de blocs thématiques ou de regroupements par genres. L’objectif était d’en arriver à la présentation polyphonique de la pratique d’un auteur ayant touché à la poésie versifiée, au poème en prose, au récit, à la nouvelle, au roman, au polar, à l’essai et au théâtre – la totale, quoi. Il en résulte que nous avons en main à la fois des livres d’un écrivain et un livre de l’éditeur. Trahison ? Appropriation indue ? Je ne crois pas : les chocs qui résultent de cette opération répondent au tissu même de l’œuvre crépitante de Bolaño, Chilien né à Santiago en 1953 et mort en 2003 à Barcelone. Parlons d’emblée d’un parcours accidenté.
L’Olivier a choisi de n’insérer ni présentation ni commentaire critique, de manière à ne pas « s’interposer entre le lecteur et le texte brut, tel que l’aurait voulu Roberto Bolaño ». De plus, l’éditeur est discret (trois petites pages, presque cachées à la fin du livre) quant à l’homme dont il n’est toutefois pas inutile de signaler qu’il a vécu à Mexico de 1968 à 1973 avant de retourner au pays natal, et ce n’est pas un hasard, un mois avant le coup d’État de Pinochet, quand l’on sentait qu’arrivait à son terme la patience des multinationales à l’égard des réformes et de la nationalisation des ressources naturelles : relâché après son arrestation et son incarcération, Bolaño réussit à regagner Mexico, où commence sa carrière littéraire, et finit par s’installer en Catalogne, où il restera jusqu’à sa mort. Barcelone, Gérone, Mexico, voilà où ses textes nous entraînent, lieux d’exil consubstantiels à son œuvre et à celle de combien de ses contemporains latino-américains de gauche. Contrairement à d’autres, Bolaño aura l’occasion de retourner à Santiago, une fois la démocratie rétablie, ce qui donne lieu à quelques pages lucides sur l’exercice de la littérature en pareil contexte.
L’exil
On a beau avoir quitté son pays et n’y revenir qu’épisodiquement, on le porte irrémédiablement en soi. Ici, ce que j’appellerai la voix poétique (près de 400 poèmes forment la première moitié du volume) ainsi que les personnages des textes narratifs (deux romans, des nouvelles et des récits) se présentent tantôt comme sud-américains tantôt comme chiliens. La première catégorie n’est pas anodine : les années qui entourent le bref gouvernement de Salvador Allende (de novembre 1970 au putsch du 11 septembre 1973) ont été marquées par la dictature partout sur le continent. Contrairement à notre Amérique du Nord, on est ici en présence d’un espace politique relativement uniforme s’étant affranchi au moment des guerres napoléoniennes qui immobilisaient l’Espagne loin de ses colonies. Émancipation à la fois commune (ce qui inclut l’immense voisin brésilien) et distincte (les nouveaux États ont souvent été en guerre les uns contre les autres). Ce sentiment intrinsèque, cette appartenance qui agit sur la conscience de soi et des autres nous sont étrangère, comme le sont à peu près les Acadiens, les Louisianais, les Haïtiens et autres Martiniquais, osons le reconnaître. En même temps, les années 1970 correspondent chez nombre d’entre nous à l’éveil de notre américanité, par-delà les États-Unis, et d’une fraternité inquiète avec ces martyrs que nous saluions en scandant ¡El pueblo unido jamás será vencido! lors de manifestations à propos du Salvador ou du Nicaragua, par exemple. Cette découverte sera aussi passée par un véritable raz-de-marée de la littérature latino-américaine qui, par l’entremise de l’édition parisienne, a déferlé jusqu’ici. Borges, Bioy Casares, Cortázar, Neruda, Márquez, Vargas, Asturias, Paz, Fuentes, notre appétit était sans limites !
Roberto Bolaño n’avait pas l’âge d’appartenir à cette confrérie, mais il a celui d’y avoir parfois trouvé des guides, encore qu’il se réclame davantage d’auteurs et de plasticiens appartenant souvent à une frange méconnue, sinon carrément inconnue (de moi, du moins) à partir de laquelle il est possible, Wikipédia à l’appui, de constituer un panorama de la littérature chilienne bien au-delà du mythique Huidobro ou du célébré Neruda (celui-ci loin de figurer au sommet du panthéon, aux dires des personnages de Bolaño qui font état de son œuvre). L’essentiel du livre se déroule hors du Chili, mais on y est en permanence !
On touche là à un point névralgique d’une importante question littéraire de l’époque : les exilés sont-ils de vrais écrivains latinos ? À moins qu’il faille se demander si les vrais écrivains n’appartiennent pas nécessairement à la gauche. Cela nourrit explicitement la tension qui traverse le livre, y compris dans les poèmes : nombre de personnages sont des écrivains, ils ont des jalousies d’écrivains, des amours d’écrivains, des lubies d’écrivains. Dans la section narrative, cette matière compte davantage que l’intrigue à proprement parler, le chemin menant de A jusqu’à Z semblant parfois s’interrompre. Ce trait est plus évident dans les nouvelles, dans la mesure où la résolution dramatique (je ne parle pas de chute, mais d’une montée) se solde par un étouffement, sans qu’on en soit déçu pour autant.
Des pages écrites par un lecteur
La poésie de Bolaño est d’une constante âpreté, rauque, raboteuse, provocatrice, notamment quand elle traite de la sexualité – c’est-à-dire très souvent. En cela, ton et matière, elle présente parfois des traits surréalistes, avec des références explicites et non dépourvues de sens critique aux thuriféraires de Breton, de Tzara et des autres, comme dans le poème « La Grande Fosse ». C’est que la liste des auteurs phares ne s’arrête pas à ceux qui ont été évoqués plus tôt : Bolaño puise au vivier universel. De l’Antiquité à maintenant, en passant par le Moyen Âge, il a tout lu, il en rend compte dans un bouillonnement qui donne le goût d’aller rendre visite à de vieux amis et de faire connaissance avec un certain Enrique Jardiel Poncela, auteur d’un roman lipogrammatique un demi-siècle avant La disparition de Perec (lui aussi en se passant totalement de la lettre « e »). La confluence appelle la confluence : de même que Bolaño en appelle à de multiples écrivains pour rendre compte du monde, nous pouvons retrouver dans sa phrase un élan, un flux, une période (au sens poétique) à la Virginia Woolf.
En ce sens, le bref roman Amuleto pourrait se résumer à ce que dit et répète la narratrice, Auxilio Lacouture : « Je suis la mère de la jeune poésie mexicaine ». Un peu mince, non ? Et pourtant… S’y greffent une petite centaine de pages de faits, de péripéties, de rencontres comme dans tout roman, certes, mais qui donnent l’impression que tout, y compris la tentaculaire ville de Mexico, déborde d’une femme édentée qui a vécu le massacre de Tlatelolco enfermée dans une salle de toilette de l’université. Dix jours plus tard commençaient les Jeux olympiques (les vertus amnestiques des Jeux sont bien connues). Auxilio a l’habitude de se cacher la bouche avec la main quand elle parle. Magnifique image d’une pythie qui, plutôt que de prédire, dirait simplement la vérité.
Lecteurs passifs, s’abstenir
Les nouvelles sont construites sur une trame qu’on pourrait ramener au schéma général suivant : un homme et une femme font connaissance, passent par une période d’intimité, d’intensité sexuelle, mais leur passé refait surface, des histoires pas réglées, ou mal. Ils sont pauvres, paumés ; elle est malade, dépressive ; ils se quittent, mais pas totalement, se revoient épisodiquement ou se téléphonent (d’où la section « Appels téléphoniques », titre d’un recueil enchâssé). De fausses rédemptions en désillusions, l’histoire glisse vers la perdition et s’éteint d’elle-même. À nouveau, rien de très alléchant à première vue ; mais aux protagonistes de ces histoires désespérées se joignent des personnages secondaires que Bolaño suggère plus qu’il ne les présente, avec une économie de moyens d’une troublante éloquence. Si l’on est soi-même adepte de la nouvelle pour sa propension à déclencher des ramifications dont on prend charge au-delà des mots du texte, on aura droit ici à des moments de pur bonheur, pour peu qu’on accepte de lire len-te-ment, le temps d’ajouter au texte ce qui n’y est pas mais pourrait y être. Lentement mais activement !
Si ce n’était que cela… Les événements sont en quelque sorte nimbés en permanence d’une possible diffraction, attribuable ici à l’alcool, là à l’idéologie ou à l’écart entre suffisance et impudence chez les témoins peu fiables, voire peu recommandables des faits rapportés. Le procédé vaut aussi, à un autre échelon, pour la présence réitérée d’un certain Arturo Belano, ou plutôt d’un incertain Arturo Belano, qui a des allures d’alter ego de l’auteur. Nous voilà à la merci d’une forme habile de duplicité narrative qui met d’avance en doute ce qu’on va lire ou établit un récit parallèle et différent en écho aux actions rapportées.
En cela, l’art du moderne Bolaño se rattache à la grande tradition latino-américaine.
1. Roberto Bolaño, Œuvres complètes I, trad. de l’espagnol par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu, L’Olivier, Paris, 2020, 1 243 p. ; 49,95 $.
EXTRAITS
Le saltimbanque dit : ici c’est le désert
Le lieu où se font les poèmes
Mon pays.
p. 100
Une poésie qui peut-être plaidera pour mon ombre dans les jours futurs quand je ne serai plus qu’un nom et non l’homme qui
les poches vides vagabonda et travailla dans les abattoirs
de l’ancien et du nouveau continent.
p. 26
Dans certains lieux, hors de la Terre, disait-il, il y a des zones libérées où le hasard ne pénètre pas et où la seule source de douleur est la mémoire ; leurs habitants sont appelés anges, leurs armées légions.
p. 1184
Il apparaissait et disparaissait comme un fantôme partout où l’on se battait, partout où les Latino-Américains, désespérés, généreux, enragés, courageux, odieux, défaisaient et rebâtissaient et détruisaient à nouveau la réalité en un dernier assaut condamné à l’échec.
p. 1146
Nous avons tous un ancien amour dont on peut parler quand il n’y a plus rien à dire et que l’aube approche.
p. 737
Tous se développaient dans l’intempérie mexicaine, l’intempérie latino-américaine, qui est l’intempérie la plus grande qui soit parce qu’elle est la plus divisée et la plus désespérée.
p. 676
Mon frère si tu es triste pense à Roberto Bolaño
qui seul vit dans la prison de Concepción
a écrit un poème à New York
p. 535