Chargé de témoigner des échanges tenus lors des Deuxièmes rencontres Arts littéraires et d’ouvrir la réflexion sur cette pratique, j’ai choisi de traverser la question en identifiant quelques enjeux centraux. Ceux-ci se présentent comme des chemins de traverse d’une pratique littéraire en réflexion, dont il nous faut attester les manifestations vives.
Définir
Définir une nouvelle pratique, c’est se battre contre l’histoire littéraire et notre tendance naturelle à simplifier le réel. Les participants aux rencontres de 2019 et de 2020 sur les arts littéraires l’ont bien démontré : l’éventail de pratiques pouvant être réunies par ce vocable est variable selon les perspectives, tout comme cette étiquette recouvre une liste encore incomplète de manières de faire la littérature – entre performances littéraires, littérature numérique et spoken word.
La principale caution pour la mise en place de cette appellation des « arts littéraires » reste néanmoins le collectif formé par ses artistes : ce sont eux qui perçoivent et réclament cet air de famille – entre le slam et le conte, entre l’écrivain mis en scène et le micro ouvert. Dans ces rencontres, ils ont pu partager des expériences similaires, se réjouir de succès multiples, se conforter par le récit de semblables points d’achoppement vécus dans la production et la diffusion de leurs œuvres, de leurs spectacles. De mauvaises langues pourraient soutenir que s’est ainsi formée une ligue des exclus – ni écrivains-de-livres, ni comédiens-de-théâtre, ni orateurs-politiques ou humoristes-professionnels ; c’est au contraire le signal d’une rigidité autour d’eux qui se fait jour et qui contribue, pour une large part, au sentiment de brouillard que suscite cette nouvelle appellation.
La rigidité est celle du milieu institutionnel perpétuant une conception assez monolithique de la littérature, où la pratique littéraire est limitée à une activité quasi industrielle centrée sur le livre édité et mis en marché. Il n’est guère étonnant, dans les circonstances, de voir cet échafaudage être secoué par la médiatisation croissante des auteurs au tournant du XXIe siècle et, concurremment, d’observer la pénétration très variable de pratiques non livresques de la littérature dans le cénacle littéraire.
Cette littérature vivante, ces arts de la parole et de la performance (scénique autant que numérique) reposent pour une large part sur la figure de l’écrivain, une figure spectacularisée et supportant la transmission des mots – contrairement à celle, passive et distante, qui témoigne a posteriori de son expérience d’écriture, depuis lors détachée d’elle-même. C’est que l’idée de littérature, dans l’esprit général et dans les instances officielles, se confond encore largement avec celle du livre1. Cette conception irrigue les mécanismes de la reconnaissance, dans les concours et les programmes de subventions, dans l’enseignement, dans la critique littéraire. Or, toute cette critique s’appuie notamment sur la dichotomie entre la sphère intime et la sphère publique. L’écrivain y acquiert son statut quand la pratique d’écriture devient un geste accessible, quand elle se conforme à l’idée (générale) de publication, qui signifie inscrire l’écriture dans l’espace public (comme le rappellent à juste titre Rosenthal et Ruffel2). C’est dire que la littérature n’est pas une affaire de livres, mais de mots rendus publics.
C’est à cette conception fondamentale de la littérature que se rattachent les arts littéraires, qu’ils s’identifient, et c’est autour d’elle qu’ils se rejoignent pour contrer cette rigidité institutionnelle. Et la disparité des pratiques constitue sur le terrain une joyeuse « soupe interdisciplinaire » (l’expression est de Simon Dumas3) qui accueille toutes ces formes de pratiques où règnent en maîtres mots les idées de décloisonnement et d’hybridité, de diversité et d’expériences. En cherchant à « transcender le show de lutrin », les arts littéraires valorisent la performance (orale, sonore, numérique) et les rencontres – entre des créateurs, des modes d’expression et des publics. Le refus de définir plus avant la zone d’action des arts littéraires et la résistance à la catégorisation forcée témoignent de la dimension vivante de cette littérature, dont l’agilité à s’inscrire dans le réel et à se reconfigurer à la volée constitue une caractéristique centrale.
Organiser
Agilité, rencontre, décloisonnement : ces notions définissent un écosystème déjà complexe dont la dynamique ne se réduit pas à un fonctionnement schématique et uniforme. Des regroupements déjà en place4 témoignent de besoins particuliers (la structuration du réseau de diffusion ou de résidences de création), d’activités apparentées (le réseau des salons du livre) et de connivences sectorielles (le conte, le slam). Si le développement des arts littéraires repose à l’évidence sur une concertation favorable à la promotion de ces pratiques et à leur reconnaissance, les moyens pour qu’on puisse s’en assurer restent à inventer.
Un consensus se dessine néanmoins autour d’une nécessaire agilité organisationnelle. Les structures doivent être souples, ne visant pas la centralisation et la cristallisation de définitions et de fonctionnements. Il s’agirait plutôt de favoriser la mise en commun de ressources (des calendriers partagés) et de bonnes pratiques (sur les communications, sur les cachets) ; de développer des vocabulaires partagés et des plateformes d’échange ; de se concerter autour d’avenues de financement tout autant que de se mailler avec d’autres acteurs et organismes (pancanadiens ou internationaux). C’est bien le modèle du réseau qui s’impose : une structure horizontale, participative et délocalisée tenant compte des réalités professionnelle et géographique (régionale) des acteurs.
Trois besoins organisationnels s’expriment. Le premier tient à ce souhait, formulé et validé, de se rassembler, de façon à échanger et à mettre en commun – des expériences, des (in)succès, des projets. Les deux rencontres tenues ont joué ce rôle, où les échanges étaient cependant dévoyés par le mécanisme politique d’autodéfinition du créneau « arts littéraires ». L’idée d’états généraux a été évoquée ; à la lumière des souhaits formulés et parallèlement à l’organisation en réseau évoquée plus haut, des rencontres interprofessionnelles (interartistiques) seraient possiblement plus appropriées. Ces rencontres se concentreraient sur les moyens et les modalités de l’exercice de ces pratiques artistiques et se tiendraient dans un contexte régional puis, plus largement et périodiquement, regrouperaient tous les acteurs québécois (avec une ouverture pour ceux du Canada français). Pour animer une telle structure en réseau, une forme de leadership s’impose, devant être partagée et assumée, à tour de rôle ou sporadiquement, par les uns et les autres, dans une réelle collégialité et un engagement concret des participants.
Un deuxième besoin s’affirme constamment, qui est celui des conditions d’exercice des pratiques. Le temps alloué à la pratique, le financement, les soutiens administratif, technique et logistique s’inscrivent sous cette rubrique, où les considérations pécuniaires sont immédiatement liées à la possibilité même de la création et de la performance. L’ouverture des organismes subventionnaires et leur inventivité (pour sortir des cadres habituels) sont ici attendues, de manière à accompagner des créateurs disséminés sur le territoire selon des modalités à inventer et à déployer (s’inspirer de 0/1 – Hub numérique de l’Estrie, ou des ADN de Culture/NumériQC ?). Ces aspects pragmatiques sont déterminants pour le développement de la pratique.>
Un troisième besoin, enfin, est celui de rejoindre son public – et la question est immense : entre public cible et publics atypiques (assignés à demeure, comme les personnes âgées) ou spécialisés (scolaires), l’enjeu de la diffusion appelle une réflexion fondamentale sur la dimension relationnelle des arts littéraires, sur leur dimension sociale et médiatrice. Puisque la littérature se trouve, par là, dans un « nouveau régime de visibilité et d’expérience » (l’expression est de Rosenthal et Ruffel), que peuvent proposer les pratiques artistiques littéraires ? Comment élargir les publics en rejoignant les amateurs de littérature, de théâtre ou de performance ? C’est donc la question entière de l’expérience qui est proposée par les créateurs à leurs publics. Compte tenu des lieux d’exercice de ces pratiques (scène, écran, installations), quelles interactions sont envisagées et aménagées pour un projet de création donné, suscitant une aventure esthétique unique ? Si l’on veut dépasser le show de lutrin pour produire des œuvres relevant d’un art relationnel, cet engagement auprès des publics mérite qu’on lui porte une attention toute particulière.
Saisir
Du boulot reste à abattre pour définir les bases minimales d’un ensemble de pratiques qui échappent aux cadres institutionnels. La collaboration avec les instances existantes (regroupements, organismes, subventionnaires) appellera une négociation entre les modèles institutionnels et les modèles plus typiquement communautaires que connaissent les artistes. La diversité des actions et des œuvres produites par les pratiques littéraires convoque nombre de métiers et de profils artistiques dont la définition est appelée à bouger. Qu’est-ce qu’un éditeur lorsque la littérature emprunte une variété d’incarnations médiatiques possibles ? Quel statut professionnel donner à un écrivain qui performe ses textes sur scène ? Les tâches de direction artistique ou de commissariat nécessitent quels mandats pour quels profils professionnels ? Et des questions corollaires de soutien à la création, de connaissance des infrastructures de diffusion, de réseaux de partenaires, de financement sont immédiatement rattachées à ces déplacements de rôles et à ces recadrages.
Dans un contexte de surcharge informationnelle et d’envahissement par des cultures dominantes, il apparaît capital de réfléchir aux modalités de programmation, de découverte et de circulation des offres culturelles. Si plusieurs offres sont géographiquement localisées (et comptent sur une publicité naturelle), de nombreuses autres commandent une stratégie publicitaire faisant intervenir des métadonnées (pour décrire les œuvres et les productions événementielles), un référencement adéquat de ces œuvres et de leurs créateurs, et une visibilité activement coordonnée (celle des événements, celle aussi des artistes). Ces modalités sont à définir selon des variables diverses – ici la capacité ou la littératie numérique des intervenants, là les standards définis par les moteurs de recherche, là encore, en contrepoids, des principes de sobriété numérique.
Et à quelque distance de la pratique, en plus du renouvellement des définitions légale de l’artiste et statutaire de l’écrivain, il ne faut pas négliger les mécanismes offrant une pérennité à ces pratiques et les paramètres intervenant dans leur reconnaissance. Une ligne de conduite devrait être adoptée par tous les intervenants : dans la mesure du possible, garder des traces (numériques), particulièrement pour les pratiques événementielles. Des tiers institutionnels devront être mobilisés pour contribuer à cet effort collectif – un équivalent de la garantie de mémoire offerte par le dépôt légal, pour les livres, doit être inventé pour les arts littéraires. C’est ainsi que le triple exercice de la critique, de l’enseignement et de la reconnaissance sera rendu possible.
Ouvrir
Le chantier des arts littéraires s’annonce exigeant parce qu’il secoue des conceptions et des usages bien établis. Se situant à l’intersection de pratiques artistiques et disciplinaires multiples, il commande une attitude ouverte – car il ne cadre pas avec l’idée de la littérature sous forme de livres, celle des écrivains comme des créateurs détachés de la transmission de leur œuvre, celle d’une Littérature telle que le dernier siècle l’a sacralisée. Cette ouverture est également attendue de la part des praticiens de ces arts littéraires qui ne partagent pas tous la même conception du Verbe ou la même relation entre oral et écrit. Une littérature dynamique et vivante n’est possible qu’à cette condition, tout comme celle que les conceptions conventionnelles soient assouplies. Quelle extension pourrions-nous ainsi donner à la publication, un rouage central de la pratique littéraire ? La publication est certes livresque, mais l’on conçoit déjà qu’elle puisse être numérique (sur le Web ou dans des fichiers ePub) ; on ouvre largement, depuis quelques mois, à la publication audio. La publication performative paraît tout naturellement s’inscrire dans cette nomenclature : utiliser les mots pour produire une œuvre d’expression et inscrire cette œuvre dans l’espace public. Ces deux critères répondent parfaitement à l’idée de la littérature – et tout autant au contexte singulier des arts littéraires, ceux-ci étant des incarnations contemporaines de ce que peut être la littérature.
Voir aussi : Les arts littéraires II – Un écosystème hétéroclite et dynamique par Jonathan Lamy
* Performance de Maja Jantar et Maude Veilleux, ©Elias Djemil, 2020.
** Simon Dumas ©Elias Djemil, 2020.
1. L’« écrivain » doit avoir publié des livres, comme l’établissait l’UNEQ jusqu’à tout récemment.
2. Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel, « Introduction – La littérature exposée (2) », Littérature, n° 192, décembre 2018, p. 5-18.
3. Artiste interdisciplinaire et directeur artistique de Rhizome.
4. Pensons, à titre d’exemples, au Regroupement du conte au Québec, au ROSEQ (Réseau des Organisateurs de Spectacles de l’Est du Québec) et au nouveau Regroupement piloté par la Maison de la littérature de Québec.