Roman, c’est ici le nom d’un personnage, qui pourrait au demeurant être fictif au cœur même de la fiction, comme si l’auteur cherchait, d’entrée de jeu, à abolir les frontières entre les genres pour forcer le lecteur à aborder sa lecture sous un angle résolument littéraire, voire poétique.
« À la fin, tout leur échappe. » Ainsi débute Roman1, et l’on pense aussitôt à L’avalée des avalés, mais là s’arrête la comparaison avec Réjean Ducharme. Dans ce qui s’avère un véritable travail d’écriture, Patrick Lafontaine explore les marges, les interstices entre le roman et la poésie, la forme empruntant autant à l’un qu’à l’autre, et mise ici au service d’un récit enfiévré qui débute à un poste douanier. Le véhicule conduit par Patrick Lafontaine, le narrateur, dont l’usurpation nominative concourt également à brouiller la frontière entre fiction et réalité, traîne à sa suite une remorque remplie de livres qui le rendent aussitôt suspect aux yeux des gardiens de l’orthodoxie territoriale. D’autant que les auteurs des livres qui s’y trouvent ne sont pas à la portée du premier lecteur : Herbert Marcuse, Jacques Lacan, Jonathan Swift, Platon, Leopold von Sacher-Masoch, Clarice Lispector, Henri Michaux. Où se rend-il ainsi accompagné de son chien, PaulMa, nommé en l’honneur de Paul-Marie Lapointe, sujet de la thèse de doctorat de Patrick Lafontaine ? En Californie, rejoindre sa blonde, s’empresse de répondre ce dernier aux douaniers. Mais allez donc tenter d’expliquer cela à des douaniers qui ne croient que ce que leurs chiens renifleurs débusquent. Prof de cégep, Patrick Lafontaine a décidé de prendre un congé sabbatique de deux ans pour aller retrouver celle à qui il a refusé de faire un enfant, non pour la domestiquer comme le raillent les douaniers, qui ne peuvent concevoir qu’une relation amoureuse perdure malgré la distance et les choix individuels, mais parce que son absence est devenue trop lourde. Leur fouille s’avérant vaine, les douaniers laissent Patrick Lafontaine poursuivre sa route avant de disparaître dans son rétroviseur.
L’importance accordée à la forme, la malléabilité du genre romanesque, l’élasticité des frontières entre les genres, les correspondances entre la poésie et le roman, l’une s’insérant dans l’autre pour tantôt l’enrichir, tantôt s’imposer et la libérer de la linéarité du récit, sont à souligner. L’évocation de l’être aimé illustre bien l’imbrication des genres poétique et romanesque : « Quand je l’embrassais, il y avait un goût nouveau, un goût comme je ne pensais pas qu’une bouche pouvait avoir – un velours de cardamome sur une profondeur de ventre aux abois ». Et ces exemples, dans une langue nourrie de chair souligne l’éditrice, abondent tout au long du périple qu’entreprend le narrateur au volant de sa Plymouth Acclaim.
Le récit est entrecoupé de digressions qui, entre les haltes dans les différents motels sur la route le conduisant à San Francisco, éclairent la vie du narrateur, sa rencontre avec Diane, son refus d’acquiescer au désir de cette dernière d’avoir un enfant, sa vie professionnelle, sans compter cette autre rencontre, avec un étudiant qui a abandonné son cours (le thème de l’abandon est récurrent dans ce récit), le dénommé Roman à qui l’on doit le titre, et la mère de ce dernier qui viennent remettre en question sa vision du monde, ses certitudes, voire sa quête personnelle : « Ne reste que la fiction du carpe diem, noble édification d’une identité sans être que le faire : le présent existe à ce prix qu’il faut sans cesse le créer tout comme un roman qui, bien qu’en apparence mortifère, ouvre un vaste univers – celui de la domination du sens ». Patrick Lafontaine, le narrateur, cherche à nommer le monde, à le comprendre et à se l’approprier, de la même manière qu’il cherche à amener ses étudiants à le faire lorsqu’il leur enseigne Gauvreau, Savard et Beaulieu.
Voyage immobile qui se déroule en grande partie dans des chambres de motel minables, le roman ne nous entraîne pas moins dans une aventure épique, celle de la connaissance de soi, des désirs et des craintes enfouis en chacun que viennent ici libérer de fortes doses d’un analgésique puissant pour soulager le narrateur de vives douleurs à la suite d’une entorse à un genou qui survient à un moment où, justement, il a décidé de faire une halte. L’image de l’entorse – au récit, à son désir de retrouver Diane – prend ici toute son importance. Dans le délire entraîné par les drogues surgit l’image d’Henri Michaux, qui vient nous rappeler ce qui est peut-être l’essentiel du propos du présent roman : « C’est l’incomplétude qui est désirable. En tout, mauvaise est la régularité ».
Ce roman en déroutera plus d’un, certes, mais il saura également séduire qui sait se montrer disponible et ouvert à un récit inspiré de multiples sources ; chacune à sa manière illustrant ce qui anime une quête littéraire à jamais inachevée.
* © Frédéric Bouchard
1. Patrick Lafontaine, Roman, Pleine lune, Lachine, 2019, 121 p. ; 20,95 $.
EXTRAITS
Puis elle a rappelé : Je veux un enfant de toi.
La phrase demeure présente bien qu’irrésolue depuis plusieurs kilomètres, mots répétés
je veux
un enfant
de toi
par une voix
funeste / outil inutile à briser quoi ? La faim tranche : PaulMa s’agite à l’arrière, piétine la banquette, s’y couche, se relève – va falloir patienter mon gros : tu vas chier quand on mangera.
p.15
La three o four invite au suicide : des rideaux beiges, faits en nappes de plastique, des murs en préfini beige, un tapis beige troué par des cigarettes… oh mon amour, comment tant d’écart est-il possible ?
p. 25
Rien ne peut nous sauver, je veux dire la route n’a besoin de personne pour filer vers San Francisco, pas plus qu’aucune phrase des romans empaquetés dans le trailer n’a besoin d’un lecteur pour agir : il n’y a qu’un sujet, faible je aux prises avec des verbes – tout le reste est accessoire : on se rencontre, on s’aime, on baise…
p. 32
Je ne crois plus en la possibilité d’être sauvé par quoi que ce soit. Pas même par l’écriture qui représentait pourtant le lieu d’une foi sans objet.
p. 115