Impériale, l’iconoclaste écrivaine et critique sociale tient à la main une épée qui se transforme volontiers en lance-flammes.
Professant les « humanités » à l’Université des arts de Philadelphie, Camille Paglia place l’interdisciplinarité au cœur de son enseignement. Le recueil de textes proposés, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme1, puise à même trente ans d’interventions sur la scène publique, de 1990 à 2018, ce qui nous permet d’apprécier l’évolution autant que l’intégrité de sa pensée. Paglia est étrangère à la modestie ; son tic autoréférentiel en porte témoignage. Aussi dit-elle : « […] ma présence flamboyante dans les médias », et révèle-t-elle une femme à la fois déroutante et captivante, dont les propos galvanisent. L’esprit fantasque et gouailleur braque ses projecteurs sur le champ des possibilités. Ses personae – mot latin désignant le masque au théâtre – sont au discours politique passé au Javel ce que Sade est à la pudeur. Dans les interstices de ses enflures verbales logent de larges espaces pour réfléchir. Pour rigoler aussi.
Le vocable genre n’est pas un substitut à celui de sexe
Assises de son recueil, le sexe et le genre y trouvent leur réalité distincte. Ce pavé dans la mare du féminisme universitaire « moraliste et falot » atterrit à point nommé dans le délire et la confusion générés par la théorie du « genre » et « son dogme insulaire ». Elle passe au hachoir ses grands clercs. Lacan est retors, cynique et verbeux ; Foucault, combinard et artificieux ; et n’oublions pas sa prêtresse, Judith Butler, l’illettrée à la pensée circulaire.
Celle qui n’a nul lieu où être à sa place déculotte et rend à son insignifiance les modernes prétentions d’un sexe de s’approprier au sens propre l’autre sexe. S’ensuit cette horreur de vérité qu’elle balance : « […] changer de sexe est scientifiquement impossible ». Si ce n’est pas suffisant, elle ajoute en complément : « […] l’ADN de chaque cellule du corps humain est inflexiblement codé comme mâle ou femelle, de la naissance à la mort ».
Pris dans les rets de ce coup de génie, On ne naît pas femme, on le devient, le transgenrisme en a infléchi le sens premier, à savoir un refus de l’assignation à une culture spécifique découlant d’un sexe spécifique, et le retourne comme un gant dans un mouvement réactionnaire où la nouvelle assignation renvoie à une catégorie. À un genre. Dès lors, l’accès aux chemins de la liberté s’embrouille davantage.
Cela étant, le titre Femmes libres, hommes libres paraît en porte-à-faux puisque quelques hommes seulement gravitent autour de l’orbite féminine où ils sont le plus souvent héros. Ils ne croiseront meilleure défenderesse que Paglia, qui récuse leur dénigrement réflexe par les féministes de la deuxième vague, datée de la fin des années 1960. Dans sa prose musclée, l’homme – soit le mâle de l’humanité – est indistinctement espèce, genre ou sexe, sans que ce paradoxe la trouble le moins du monde.
Nature et culture, la conjecture pérenne
La pensée de l’intellectuelle italo-américaine repose sur la conception fondamentale que la nature est le problème moral suprême de l’humanité, non pas la religion qui lui est tributaire. La société ne serait qu’un système de défense contre la nature qui se moque de notre espèce comme le chat qui s’amuse de la souris avant de l’écraser. Malgré l’envergue de sa science, l’humanité ne peut conjurer un seul coup de foudre, rappelle-t-elle. De préciser : « La sexualité et l’érotisme forment l’intersection compliquée de la nature et de la culture ». Cette idée nous en suggère une a contrario. L’organisation de la société n’a pas donné jusqu’ici leur chance aux ailes de la culture de se déployer dans son ample liberté, ce qui aurait permis tant aux hommes qu’aux femmes d’emprunter les personae désirées, fussent-elles assignées ou imposées a priori à l’autre sexe. Enserrée dans l’étau d’une dialectique transgenrisme, elle s’étouffe plutôt. Nous aurions souhaité que l’autrice fouille cette perspective.
S’il est vrai que, selon son expression favorite, le féminin est chthonien, uni à la nature par ses fonctions procréatrices, il est un fait moderne qui n’est pas envisagé dans ses textes. Ce féminin qui s’inscrirait dans la profondeur des entrailles infernales de la Terre n’est plus une condamnation à perpétuité comme ce put l’être jadis. L’espérance de vie des femmes contemporaines libère de ces fonctions une majorité d’entre nous pendant environ un demi-siècle. Au demeurant, quand l’autrice suggère que l’épidémie de troubles alimentaires chez les jeunes femmes procéderait d’une profonde perturbation de l’identité sexuelle féminine, elle ouvre plusieurs voies à explorer.
Femme paradoxale, œuvre inclassable
La critique paglienne vivifie le féminisme en indiquant qu’il a le devoir de s’interroger sans relâche. Il ne peut s’accommoder d’approximations, tonne-t-elle dans divers registres. Sa cible de tirs intensifs, les études féministes, rebaptisées études de genre, ronronnent de son point de vue au consensus. La dialectique ambiante à l’abri du questionnement, plus encore de l’affrontement, les rend au mieux décoratives quand ce n’est pas dommageables. Le cursus universitaire des études féministes a largement ignoré la science biologique, la psychologie sociale, l’anthropologie, tout comme la génétique, la neurologie ou l’anatomie. Leur appropriation est essentielle, martèle Paglia, quitte ensuite à déconstruire ces savoirs. Ajouter Freud à Beauvoir et vous avez là une formation intellectuelle à son meilleur, tel est son credo. Son conseil, laisser les preuves suggérer les théories.
Si la pensée féministe avait besoin d’un électrochoc, Paglia s’applique avec zèle à la tâche, le verbe haut perché, le narcissisme bien planté. Elle gratte là où ça fait mal. Par exemple, à l’encontre de son côté pusillanime et par trop théorique, elle prône un féminisme « utile aux femmes ordinaires ». Le féminisme de la deuxième vague souffrirait de deux défaillances majeures, à savoir la négation des différences sexuelles défendue par le constructivisme social, et l’hostilité à l’endroit des grandes œuvres d’art et de la science.
Le féminisme qui persiste à raconter aux femmes qu’elles peuvent tout faire n’échappe pas à ses foudres. La boutefeu lance : « Non, elles ne le peuvent pas ». Et pourquoi ? Parce que la violence sexuelle est ancrée dans la perception qu’ont les hommes de leur propre faiblesse psychologique face aux femmes. « La liberté moderne des femmes a un prix : endosser la responsabilité de leur propre vigilance et leur autodéfense. » Les jeunes femmes, souvent « mollasses et immatures », sont livrées pieds et poings liés au danger de la testostérone agissante plutôt que d’afficher une attitude combative. Partant, un plongeon dans les méandres de la sexualité serait salutaire, car le sexe est une puissance bien plus sombre que le féminisme n’a pu l’admettre.
Son champ d’étude est vaste. Ses enthousiasmes artistiques sont nombreux et contagieux. L’historienne de l’art a cette manière jubilatoire de mêler des propos savants aux représentations culturelles populaires. La Vénus de Willendorf et Néfertiti côtoient Madonna et Lady Gaga. Elle nous entretient aussi bien de football américain que de religion, de symbolisme artistique que de Viagra pour femmes, de talons aiguilles et de chirurgie plastique. Allant de démonstrations originales à des postulats excessifs, elle force une réflexion profonde. Sa libre-pensée autorise, réclame même notre libre-pensée. La conception philosophique antagoniste et provocatrice de l’écrivaine trouve dans un effet de rebond chez son lectorat sa portée la plus intéressante.
Que des masques
La face obscure de Paglia se révèle par des expressions disgracieuses qui parfois s’attaquent moins aux idées qu’aux personnalités. Les Andrea Dworkin, le loir pansu (sic) de la nouvelle religion féministe, et Catharine MacKinnon, son suppôt, seraient de vilaines bégueules. Ne résistons pas à l’envie de souligner une parmi d’autres contradictions. Celle qui vitupère l’ignorance artistique crasse de ces féministes staliniennes(re-sic) écrit : « Dworkin, comme Kate Millett, a transformé un passé sulfureux d’instabilité mentale en grand opéra féministe ». N’est-ce pas ce qu’ont fait, font et feront nombre d’éminents artistes ? Et créer un grand opéra n’a-t-il aucune valeur appréciable ?
Ses imprécations clivantes ne sont pas exemptes d’inepties, telle : « Les femmes ne sauront jamais qui elles sont vraiment tant qu’elles ne laisseront pas les hommes être des hommes ». Encore à nous le boulot, quoi ! On est par ailleurs en droit de se demander quels films pornos a-t-elle bien pu visionner et depuis quand l’a-t-elle fait devant pareille affirmation : « La pornographie laisse le corps vivre en pleine gloire païenne la plénitude luxuriante et désordonnée de la chair ». Dans l’univers de la démocrate de droite, lesbienne libertaire, amazone pro-capitaliste, féministe dissidente et pro-sexe, la misogynie est l’impensé de son travail.
Allons-y d’une libre interprétation de ce que nous nommerons les apories de son raisonnement. Tout ce qui s’apparente de près ou de loin à « l’idéologie victimocentriste » la répugne. Un féminisme expurgé de ses faibles figures de victimes et muni d’un courageux code de responsabilité, voilà ce dont rêve Camille Paglia, qui nous veut puissantes et victorieuses. Érudites et « vamps hors-la-loi ». Libres. Dans le déploiement de ses vives intuitions loge une des raisons de la lire. Sa pensée mouvante et sa fougue chthonienne en offrent d’autres.
Lecture exigeante, quasi périlleuse, Femmes libres, hommes libres ne tolère pas l’intérêt superficiel ou la paresse intellectuelle. L’ensemble convoque l’esprit critique à un banquet riche. Il est conseillé de s’y servir avec parcimonie. Puisqu’aux yeux de l’intellectuelle nous ne sommes que masques, demandons-nous : dans le foisonnement de ses analyses et de ses effets discursifs, qu’est-ce qui appartient au théâtre et à ses masques ? D’évidence, une des personae de Paglia se rapproche de l’infaillibilité divine. Dieue à la puissance femme !
1. Camille Paglia, Femmes libres, hommes libres. Sexe, genre, féminisme, trad. de l’anglais par Gabriel Laverdière, Presses de l’Université Laval, Québec, 2019, 421 p. ; 29,95 $.
EXTRAITS
Une théorie portant sur le sexe mais de laquelle sont exclues toutes références à la biologie est absurde en soi.
p. 14
Le plus grave écueil de nos espoirs et nos rêves est la banalité chaotique de la biologie, qui chaque heure de chaque jour se poursuit comme si de rien n’était, en nous et sans nous.
p. 47
[…] les femmes ne gagnent rien à affaiblir les hommes.
p. 35
Cajoler les femmes ne les fera pas élire, il faut les endurcir.
p. 158
[…] je demeure convaincu que le féminisme, malgré ses dissensions intestines, est bel et bien vivant et qu’il continuera d’être une force culturelle majeure tout autour du monde pendant le 21e siècle.
p. 208