Le Toulousain d’origine puise son inspiration à de multiples sources : la mythologie, le fantastique, le thriller, l’ésotérisme, le conte philosophique, le roman historique. C’est sans doute ce qui le pousse à considérer que son œuvre relève moins de la science-fiction que de la « philosophie-fiction ».
Pour Bernard Werber, la philosophie-fiction désigne « non plus de la technologie mise en fiction mais de nouveaux modes de pensée1 ». D’une œuvre à l’autre, depuis bientôt trente ans, l’auteur des Fourmis ne cesse d’approcher de nouveaux mystères, tout en glissant de constantes allusions à ses propres textes, si bien que la « signature Werber » est facilement reconnaissable. Qu’explore-t-il au juste ? Le savoir absolu et relatif ; une solution de rechange à la Terre ; la maîtrise du sommeil ; la connaissance des vies antérieures ; la communication entre les espèces animales ; l’accession à des mondes invisibles, parmi bien d’autres sujets encore. En arrière-plan, il tisse une vision noire de l’humanité à laquelle il oppose le fantasme d’une société idéale qui verse souvent, hélas, dans une utopie rose bonbon.
Adieu la Terre
Le Papillon des Étoiles2 en est une parfaite illustration. Pollution, terrorisme, épidémies, tsunamis, surpopulation, guerres : décidément, l’humanité vit des heures sombres en ce début de troisième millénaire. Pour l’ingénieur spatial Yves Kramer, il faut abandonner le navire avant qu’il ne soit trop tard, car « le dernier espoir, c’est la fuite ». Avec l’aide de quelques alliés – son assistante Satine Vanderbild, la skipper Élisabeth Malory, le milliardaire Gabriel Mac Namarra et le psychologue-biologiste Adrien Weiss –, Kramer met au point le Papillon des Étoiles, un voilier solaire de 32 km aux ailes gigantesques (elles se déploient sur un million de kilomètres, rien de moins). Mû par l’énergie photonique, cet astronef permettra à 144 000 êtres humains triés sur le volet de parcourir la galaxie à la recherche d’une autre planète habitable. Ce ne sont pas eux, mais leurs lointains descendants qui recueilleront les fruits de cette folle et ambitieuse expédition, car le périple interstellaire durera plus de mille ans. D’ici là, la communauté de spationautes vivra dans des conditions aussi idéales que possible : une société égalitaire et pacifique, où chaque individu met ses talents au service du bien-être général. En guise d’inspiration, les Papilloniens, ainsi que les nomme le narrateur, pourront suivre l’exemple des fourmis, que Werber donne comme l’espèce la plus apte à la survie. Une grande partie du projet D.E. (« Dernier Espoir ») est vécue dans l’optimisme et le kitsch : ainsi la municipalité érigée au centre du vaisseau spatial est appelée « Paradis-Ville » ; sa faune et sa flore se composent notamment d’un lac mauve et de lapins phosphorescents. Renonçant à leurs attaches terriennes, les voyageurs en viennent à ne porter qu’un prénom suivi d’un chiffre : Yves-1, Élodie-2, Gabriel-54, Zoé-27, Adrien-18… Mais Werber n’a pas négligé la part de dystopie inhérente à toute utopie. Une « révolution réactionnaire » éclate bientôt à bord du Papillon et les insurgés s’emparent d’une navette d’atterrissage afin de retourner sur Terre. Par la suite, l’instinct qui pousse l’homme à guerroyer et à dominer son prochain fera diverses réapparitions au cours du millier d’années que durera l’odyssée cosmique. Quant à l’arrivée en planète étrangère, elle se fera suivant un tout autre scénario que celui prévu par Kramer, même si les fondateurs de la nouvelle humanité – que le narrateur appelle « les Terriens » bien qu’ils vivent, depuis plusieurs générations, à des millions de kilomètres de la planète bleue – ressembleront bizarrement aux protagonistes de la Genèse.
La planète des chats
Au fond, le problème découle peut-être d’un énorme malentendu : l’être humain s’est autoproclamé le maître du monde animal, alors que, trop porté à s’autodétruire et peu enclin à apprendre de ses erreurs, il ne forme manifestement pas l’espèce la plus apte à la survie et à l’évolution. Or les félins, dans Demain les chats3, paraissent placés sous de meilleurs auspices. Surtout que, dans ce roman, dont le titre adresse un clin d’œil au classique de science-fiction de Clifford D. Simak, Demain les chiens (1952), les chats s’apprêtent à entrer en période non pas de mue, mais de mutation. Un chat de laboratoire, pertinemment appelé Pythagore, est muni du « Troisième Œil », c’est-à-dire d’une prise USB reliée à son cerveau. Ce dispositif lui permet de se connecter à Internet et d’ainsi acquérir un précieux savoir sur les civilisations humaines, qu’il transmettra à Bastet, la chatte de la voisine et la narratrice du roman. C’est donc du point de vue de cette dernière que les événements sont rapportés. On assiste alors, depuis Montmartre, au basculement dans une guerre civile qui prend bientôt des proportions apocalyptiques. On découvre aussi, simultanément, l’ouverture de la conscience de Bastet. Prête à évoluer, la chatte poursuit un rêve : celui d’apprendre à communiquer avec les autres espèces. Chez d’autres romanciers, l’évolution d’une espèce animale entraînerait l’éradication, ou sinon la domestication, de l’humanité ; on n’a qu’à penser ici aux chefs-d’œuvre de Jacques Spitz, La guerre des mouches (1938), et de Pierre Boulle, La planète des singes (1963). Chez Werber cependant, bien que Bastet soit persuadée que les humains sont au service des chats (elle a tout de même reçu son nom d’une déesse égyptienne), une harmonie paraît possible entre bipèdes et quadrupèdes, une action bénéfique pouvant s’exercer d’une espèce à l’autre : les humains peuvent jouir des bienfaits de la « ronronthérapie » alors que les chats peuvent apprécier ceux de la musique (Bastet est d’ailleurs séduite par le chant de Maria Callas). L’espèce vraiment nuisible, plus néfaste encore que l’humain, est formée par les rats. C’est contre eux que Bastet, Pythagore et leurs alliés, notamment Nathalie la maîtresse (ou la servante !) de Bastet, Patricia « la Chamane-Sorcière » et Hannibal le lion, vont mener l’assaut dans les passages les plus épiques de cette histoire qui se poursuit dans Sa majesté des chats4.
Les méandres d’Hypnos
Et si le secret d’une vie meilleure ne passait pas par un exode spatial ni par la mutation des félidés, mais par la conquête d’un élément intrinsèque à tout être vivant : le sommeil ? Voilà le thème qu’exploite Werber dans Le sixième sommeil5, roman qui, sur le modèle des Thanatonautes, aurait pu s’intituler « Les Orinonautes », puisque l’auteur transporte ses personnages dans un trépidant périple hypnique. Objectif : le Somnus incognitus, la sixième phase du sommeil, réputée inaccessible. Par-delà l’assoupissement (phase 1), le sommeil léger (phase 2), le sommeil lent (phase 3), le sommeil très profond (phase 4) et le sommeil paradoxal (phase 5), ce sixième niveau est « celui de tous les possibles ». Il permettra à quiconque l’atteint de faire bien plus que de contrôler ses rêves (ou jubjoter, comme dit le narrateur). Avec le sixième sommeil, en effet, il devient possible d’infléchir le temps, car un dormeur exercé peut se servir du rêve pour communiquer avec son moi passé ou futur. Voilà du moins l’expérience que tente le protagoniste, Jacques Klein, un étudiant en neurophysiologie dont la mère, médecin spécialiste en troubles du sommeil à l’Hôtel-Dieu de Paris, était à la tête d’un projet de recherche ultrasecret visant à atteindre cette fameuse sixième phase. « Était », puisqu’elle a disparu sans laisser de traces et que Jacques, ou si l’on préfère le Jacques du présent (« JK 28 »), apprend, grâce à son moi futur (« JK 48 »), que sa vie est menacée. Il devra donc se rendre en Malaisie, auprès de la tribu des Sénoïs où elle s’était réfugiée, afin de lui porter secours. Réunissant des personnages improbables, comme Shambaya, la maîtresse des rêves et la fille du chef du village sénoï, ou Franckie Charras, le journaliste narcoleptique et ancien légionnaire, Le sixième sommeil est un roman d’aventures où affleurent aussi bien la mièvrerie werbérienne (l’île imaginaire où Jacques rencontre son moi futur est constituée de sable rose) que son habitude d’inventer à partir de matériaux préexistants. Pensons à « la Noosphère », cette sorte de nuage où se rencontrent, plus ou moins consciemment, les esprits humains lorsqu’ils rêvent, ou prenons le patronyme « Klein », référence, en mathématiques, au vase de Klein, « figure paradoxale » qui « forme une sorte de bouteille dont le goulot rejoint le culot. Il ne comprend qu’un seul côté, sans face intérieure, sans face extérieure, sans bord. L’entrée est la sortie. Le dedans est le dehors. Le dessus est le dessous6 ».
Les 112 vies de René Toledano
Du sommeil à l’hypnose il n’y a qu’un pas, que franchit Werber dans La boîte de Pandore7. Après avoir assisté, au théâtre « La boîte de Pandore », au spectacle de l’hypnotiseuse Opale Etchegoyen, le professeur d’histoire au lycée Johnny-Hallyday René Toledano fait une découverte qui bouleverse le cours de son existence. Il se retrouve initié à « l’hypnose régressive », qui le met en contact avec ses vies antérieures. Il apprend ainsi que, pendant la guerre de 1914-1918, il était le caporal Hippolyte Pélissier, mort au champ d’honneur. Devenant vite obsédé par ses identités passées, il parvient à s’autohypnotiser et poursuit son enquête à rebours du temps, malgré les efforts de sa collègue Élodie Tesquet pour le convaincre que Etchegoyen lui a implanté de faux souvenirs. Il se découvre ainsi un passé de moine bouddhiste cambodgien, de comtesse française au XVIIIe siècle, de galérien sicilien pendant la guerre punique, et ainsi de suite. Il remonte même jusqu’à sa toute première incarnation, 112 vies plus tôt, sous les traits de Geb, un géant atlante âgé de 821 ans. Encore une fois, une intrigue riche en rebondissements sert à évoquer un monde utopique : dans ce cas-ci Mem-set, « la cité-fleur », que le narrateur présente comme un « monde idéal » : « Sans gouvernement, sans armée, sans travail, sans argent. Pas d’agriculture, pas d’élevage, ni de chevaux, de métaux, ou de roue ». Kitsch un jour, kitsch toujours : Werber flanque Mem-set d’une pyramide bleue (c’est l’endroit d’où Geb part en voyage astral afin d’explorer l’univers) et les habitants de la cité-fleur se déplacent au moyen de barques tirées par des dauphins. Si la critique fait peu de cas de ses romans, Werber se concentre sur le lien qui l’unit à ses lecteurs. Aussi se fait-il un devoir de leur énumérer les musiques écoutées durant l’écriture de ses romans ou de les inciter à poursuivre la démarche enclenchée par ses récits. À la fin du Sixième sommeil, par exemple, il leur laisse quelques pages pour qu’ils puissent noter leurs propres rêves. À la fin de La boîte de Pandore, il les invite à consigner les souvenirs de leurs vies antérieures. Pour clore Depuis l’au-delà8 – roman dans lequel un écrivain, victime d’un meurtre, a recours à une spirite pour retracer son tueur –, Werber propose à ses lecteurs de rédiger leur épitaphe idéale et leur propre nécrologie. Mais davantage que n’importe quel autre de ses ouvrages, c’est dans son Encyclopédie du savoir relatif et absolu, laquelle en est à sa quatrième version depuis 1993, que Werber livre les clés de son imagination. Ce cabinet des curiosités, qui comprend plus d’un millier d’entrées, sur des sujets aussi variés que « Hedy Lamarr », « la règle du micropénis », « la salamandre axolotl », « la sexualité des baudroies », « Nikola Tesla » et l’expérience dite du « chat de Schrödinger », s’adresse à un lecteur qui va picorer plutôt que dévorer ses mots. C’est peut-être la meilleure façon d’aborder l’œuvre de cet explorateur d’idées, meilleur fabulateur que romancier : à petits traits plutôt qu’à grandes bouchées.
1. « Interview de Bernard Werber. Le père Werber », propos recueillis par Jonathan Journiac, 24 août 2005, Evene.fr [http://evene.lefigaro.fr/livres/actualite/interview-de-bernard-werber-163.php].
2. Bernard Werber, Le Papillon des Étoiles, Albin Michel, Paris, 2006, 256 p.
3. Demain les chats, Albin Michel, Paris, 2016, 320 p.
4. Sa majesté des chats, Albin Michel, Paris, paru en septembre 2019. Cette fois, le titre fait référence au classique de William Golding, Sa majesté des mouches (1954).
5. Le sixième sommeil, Albin Michel, Paris, 2015, 416 p.
6. Encyclopédie du savoir relatif et absolu, Albin Michel, Paris, 2018, p. 642.
7. La boîte de Pandore, Albin Michel, Paris, 2018, 560 p.
8. Depuis l’au-delà, Albin Michel, Paris, 2017, 448 p.
EXTRAITS
« Dernier Espoir ». Parce que, à mon avis, ce projet est bien plus qu’une simple excursion dans les étoiles. C’est peut-être notre dernier espoir. Vous avez entendu les actualités ? […] J’ai l’impression que tout est fichu. Cette planète était notre berceau mais nous l’avons saccagée. Nous ne pourrons plus jamais la soigner et la retrouver comme avant. Quand la maison s’effondre il faut partir. Recommencer tout, ailleurs et autrement. Actuellement je crois que le Dernier Espoir c’est… la fuite.
Le Papillon des Étoiles, p. 30.
La connaissance oblige à changer d’état d’esprit et personne ne veut remettre en question sa vision limitée du monde.
Demain les chats, p. 92.
La bouteille de Klein est la solution à tout.
La naissance de l’Univers ? Le Big-Bang pourrait être comparé à cette bouteille : expansion, contraction, expansion… Un mécanisme sans fin. La bouteille de Klein explique la physique de l’infiniment grand comme celle de l’infiniment petit.
Le sixième sommeil, p. 380.
De même qu’il y a une mémoire individuelle, il existe une mémoire collective qui, elle aussi, se forge et se renforce au fur et à mesure qu’elle est utilisée. Cette mémoire est transmise aux nouvelles générations par couches.
Première couche, l’éducation des parents. Seconde couche, l’éducation transmise par l’école. Troisième couche, les médias, qui affinent et consolident en permanence cette mémoire collective. Enfin, la dernière couche, celle de l’expérience personnelle qui vient préciser les couches de mémoire précédentes.
Toutefois, là où la mémoire personnelle disparaît avec l’individu, la mémoire collective, elle, est immortelle et continue à se diffuser. C’est une mémoire vivante.
La boîte de Pandore, p. 181-182.