À même la masse d’œuvres nord-américaines regroupées par Albin Michel dans sa collection « Terres d’Amérique », la lecture d’une dizaine d’ouvrages effectue ici le survol d’un effort éditorial mené depuis vingt ans par cet éditeur.
Huit livres offrent des nouvelles et un neuvième présente, fait moins fréquent, un roman. La parution en anglais de ces bouquins se situe entre 1998 et 2013, tandis que les traductions en français paraissent entre 2008 et 2016.
Règles assouplies
Au sujet de la nouvelle, Le Grand Robert y va d’une définition assez accueillante tout en l’éclairant de témoignages eux aussi défendables : « Genre qu’on peut décrire comme un récit généralement bref, de construction dramatique (unité d’action), présentant des personnages peu nombreux dont la psychologie n’est guère étudiée que dans la mesure où ils réagissent à l’événement qui fait le centre du récit ». Suit le témoignage de l’excellent Baudelaire : « Il [le roman] ne subit d’autres inconvénients et ne connaît d’autres dangers que son infinie liberté. La nouvelle, plus resserrée, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense ; et comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet ». Gide d’enchaîner : « Et je songe que la nouvelle est bien près de former un genre depuis qu’elle doit se limiter aux exigences de la revue et du journal. Elle est faite pour être lue d’un coup, en une fois. Dès qu’il y a un ‘à suivre’, dès qu’on laisse le lecteur en suspens, on verse dans le genre ‘roman’ – qui n’en est plus un car il ne comporte plus de lois ».
Cela pourrait créer la conviction qu’existent des lois irréfragables auxquelles la nouvelle devrait obéir. À décanter les dizaines de nouvelles offertes par « Terres d’Amérique », cette impression se nuance. D’une part, répétons-le, la construction dramatique qu’évoque Le Robert a cédé beaucoup de terrain aux récits en forme de chroniques et dont le cours semble seulement suspendu ; d’autre part, oui, des lois s’appliquent, mais elles proviennent désormais des médias, non d’une théorie littéraire. McLuhan, fort de son « the medium is the message », corroborerait le verdict de Gide : si, dirait-il, la revue est le média qui requiert la production des nouvelles, c’est la revue qui définira la nouvelle. Et puisque de telles revues prolifèrent aux États-Unis, d’elles découle l’édiction de règles applicables aux nouvelles. La brièveté, le faible nombre de personnages et la psychologie réduite à une esquisse ne constituent plus des lois.
D’où l’évidente remise en question des règles longtemps respectées outre-Atlantique. Quand Thom Jones (Sonny Liston était mon ami1) consacre 90 pages à l’ultime nouvelle de son recueil, on oublie la brièveté du récit et la lecture bue d’un trait. Et si « La dette » de Sana Krasikov (L’an prochain à Tbilissi2) décode avec minutie les astuces pointues de magouilleurs vagabonds, le récit néglige « les bénéfices éternels de la contrainte ».
Un tremplin, pas plus
La nouvelle s’épanouit sous tous les climats. De Pouchkine à Daudet, de Hemingway à Istrati, de Maupassant à Fitzgerald, de grands noms ont investi ce genre littéraire. Il semble, cependant, que la nouvelle ait servi de tremplin aux écrivains étatsuniens plus souvent qu’à leurs homologues d’ailleurs. De nombreuses revues existent aux États-Unis qui se donnent mission de révéler de nouveaux talents ; la nouvelle trouve là un terreau fertile, au risque, diront certains, de tomber sous la tutelle de la revue. Heureusement, la fécondité de la source a pallié l’indésirable homogénéisation : débarrassée des contraintes souhaitées sous d’autres climats, la nouvelle nord-américaine a exploré toutes les facettes de la vie pour en tirer verdeur, rêves, excès, ruptures. Albin Michel en respecte le jaillissement jusqu’au sadisme qui sévit dans l’armée comme au creux de trop de milieux familiaux.
Violence, alcool, armes…
Entre la force et les États-Unis, l’intimité est patente. La conquête de l’Ouest, l’insertion d’une référence aux armes dans la Constitution, les agressions contre les Autochtones et les Noirs, les bavures tolérées dans la police et l’armée, autant d’indices du culte payé par ce pays à une certaine conception du libéralisme, de la virilité et de l’ordre. Les nouvelles sur ces thèmes surabondent ; elles confirment que le succès, l’argent, le sexe, le renom doivent beaucoup à l’affirmation de soi, souvent entendue dans le sens le plus nombriliste du terme.
Kevin Canty (Une vraie lune de miel3) ouvre ainsi une de ses nouvelles : « Mon fils s’appelle Walter, il a quatre ans et il mord les autres enfants. Il ne les mord pas souvent. Mais quand ça arrive, il les mord jusqu’au sang ». La conclusion ? « Walter mon amour, Walter ma vie, Walter mon fils unique, que va-t-on faire de toi ? Parce que le monde n’aime pas ceux qui mordent, et mon amour ne peut pas te protéger. » Que doit-on en comprendre ?
Hugh Sheehy (Les invisibles4) illustre lui aussi la tentation de l’amnésie et de l’esquive : « J’ai soudain envie de partager avec Brooke le conseil que Lionel m’a donné un jour – ‘Si on se souvient de quelque chose dont on n’est pas fier, mieux vaut penser qu’il ne pouvait pas en être autrement. Ça aide à faire passer le souvenir’. Mais à la place, je termine mon café. Brooke me raccompagne à la porte sans même faire semblant de sourire et chacun se remet à être celui qu’il croit être ». Fuite en avant. Autre chute grinçante : « Je me suis mis debout à côté de lui une fois de plus, comme je l’avais fait un nombre incalculable de fois pendant les après-midi de notre enfance maudite, et je me suis arrogé des droits sur une vie, juste le temps de la détruire ». Redoutable clarté.
Nouvelles dures, mais qui disent tout de la nature et de la dénature de l’homme. Préférables, par leur triste densité, à certains des récits de Tom Barbash (Les lumières de Central Park5) où un bon sens minimal aurait empêché le drame. Pourquoi le père succombe-t-il à la panique quand une de ses élèves et son fils nouent des relations intimes ? Barbash se rachète dans les lettres impeccablement stupides d’une Académie de tennis.
Humour ? Rarement.
Alors que l’humour constituait un ingrédient presque statutaire de la nouvelle française, il demeure marginal dans la nouvelle nord-américaine. Rien, en sol américain, ne ressemble au « Sous-préfet aux champs » ou aux « Trois messes basses ». Sur ce terrain, Eric Puchner (La musique des autres6) fait figure d’exception. À preuve, ce devoir d’étudiant : « C’est très triste, M. Patterson, mais je n’aimais pas imaginer ma sœur avec un inconnu en train de faire la bête à deux dos », écrit l’adolescent, avant d’avouer son ignorance dans une note infrapaginale : « Je sais maintenant que ça signifie les rapports sexuels, et pas un chameau comme je l’avais écrit dans ma dernière rédaction ». Ce n’est peut-être pas Candide aux prises avec le meilleur des mondes possibles, mais on s’en approche.
Chez la plupart des autres auteurs, l’humour se déploie gauchement. Le portrait que brosse Thom Jones d’un cassant gestionnaire canadien lancé à l’assaut d’une pyramide académique en sol étatsunien fait sourire par sa suffisance démentielle, mais le lecteur ne saura probablement pas comment répartir les torts entre cette lubie et le blindage corporatif des syndicats. Sourire tout au plus. Dans « Les rapatriés », Sana Krasikov ridiculise les individus qui regagnent leur Europe d’origine dans l’espoir d’y pratiquer les rapines apprises aux États-Unis, mais la crispation l’emporte sur la moquerie.
Et le fantastique ?
Benjamin Percy (Sous la bannière étoilée7) et Dan Chaon (Surtout rester éveillé8) font mieux. Chaon donne à ses questionnements un parcours souterrain, mesuré, nuancé. Son personnage laisse d’abord couler « un petit ruisseau de silence » avant de parler. Il est conscient de « quelque chose de vaste et de tout-puissant qui planait non seulement au-dessus de lui et de sa maison, mais aussi du voisinage, de l’État, du pays. Et peut-être de la planète ». Une réflexion aussi ample surgit chez Percy : d’un côté, « aux infos des insurgés irakiens tiraient avec leurs fusils d’assaut. Aux infos une voiture piégée faisait exploser sept soldats américains à un check-point à Bagdad. Aux infos le président déclarait qu’il n’estimait pas opportun de proposer un calendrier pour le retrait des troupes » ; de l’autre, le contenu des courriels reçus : « promesses de prêts hypothécaires défiant toute concurrence, analgésiques bon marché, performance érectile accrue ». Énorme et déprimant décalage entre l’individu et le monde.
Et le roman ?
Karl Iagnemma (Les expéditions9) signe le seul roman de cette récolte. D’excellent niveau, il renoue avec plusieurs des thèmes courants dans la littérature nord-américaine, mais peu exploités dans les livres scrutés : l’immensité et la sauvagerie de la nature, le racisme, la présence autochtone, la corruption qui vicie la politique et la recherche… Malgré ces tares, le roman fait renaître entre un père et son fils une improbable et émouvante affection qu’un récit de moindre ampleur n’aurait probablement pas déployée à son mérite. À peine sont-ils brouillés l’un avec l’autre que le père et le fils franchissent les pires épreuves pour se retrouver et s’aimer.
Les autres personnages d’Iagnemma sont eux aussi entiers, porteurs soit de valeurs admirables, soit de préjugés nauséabonds. « Vous insinuez, hurle l’antipathique Brush, que ces sauvages hurlants à la peau rouge sont les fils perdus de Moïse ! Les indigènes n’ont pas de religion – ils n’en ont pas la capacité. Le plus proche du Christ que puisse être un Chippewa, c’est lorsqu’il passe devant une église sur le chemin du saloon. » Brush falsifiera ses relevés scientifiques de manière à déprécier les territoires vierges pour les acquérir à plus bas prix. Tiffin, quant à lui, prétendra, trucage à l’appui, détenir la preuve d’une découverte ethnographique majeure. Beau contraste entre les prétentions des bien-pensants et la plus méprisable hommerie.
« Terres d’Amérique » rend justice à une immense richesse littéraire.
1. Thom Jones, Sonny Liston était mon ami, trad. de l’américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Albin Michel, Paris, 2012, 385 p. ; 34,95 $.
2. Sana Krasikov, L’an prochain à Tbilissi, trad. de l’américain par Esther Ménévis, Albin Michel, Paris, 2011, 273 p. ; 32,95 $.
3. Kevin Canty, Une vraie lune de miel, trad. de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel, Paris, 2010, 242 p. ; 29,95 $.
4. Hugh Sheehy, Les invisibles, trad. de l’américain par Marilou Pierrat, Albin Michel, Paris, 2016, 283 p. ; 32,95 $.
5. Tom Barbash, Les lumières de Central Park, trad. de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel, Paris, 2015, 254 p. ; 32,95 $.
6. Eric Puchner, La musique des autres, trad. de l’américain par Laurent Bury, Albin Michel, Paris, 2008, 230 p. ; 25,95 $.
7. Benjamin Percy, Sous la bannière étoilée, trad. de l’américain par Renaud Morin, Albin Michel, Paris, 2009, 260 p. ; 29,95 $.
8. Dan Chaon, Surtout rester éveillé, trad. de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel, Paris, 2014, 299 p. ; 32,95 $.
9. Karl Iagnemma, Les expéditions, trad. de l’américain par Marina Boraso, Albin Michel, Paris, 2009, 375 p. ; 34,95 $.