Simone Chaput est l’une des voix les plus originales de la littérature franco-manitobaine, mais elle est aussi une de celles qui sont les moins connues à l’extérieur de sa province d’origine. Romancière et nouvelliste, Chaput se distingue par une écriture riche en descriptions, toute en nuances et résolument axée sur l’intime.
Fréquemment lues pour leur caractère exotique, les littératures acadienne, franco-ontarienne ou franco-manitobaine ne percent sur les scènes québécoise ou internationale que lorsqu’elles abordent des thématiques propres à l’identité collective, à la survie de la langue française ou à la difficulté de vivre en français dans un milieu majoritairement anglophone. Les œuvres qui, comme celle de Chaput, privilégient les récits familiaux et les drames individuels atteignent trop peu souvent la reconnaissance à laquelle elles ont droit. Pourtant, le talent de l’auteure est reconnu, au Manitoba, dès la parution de ses deux premiers romans, La vigne amère (1989) et Un piano dans le noir (1991), qui remportent, chacun, le prix Rue-Deschambault1. Dès ces premières œuvres, la romancière met en place l’univers imaginaire qui sera le sien : des familles complexes et meurtries, des jeunes femmes en quête d’elles-mêmes et une tension continue entre le milieu d’origine et un ailleurs vu comme un lieu de découverte de soi. Elle y trouve également sa voix : un style sobre, une langue épurée, des jeux de voix narratives parfois complexes et des descriptions empreintes de sensualité qui confèrent aux romans une grande force d’évocation.
Détresse existentielle et désir d’évasion
Le talent de Chaput réside dans une écriture toute en nuances qui raconte des drames humains avec délicatesse et tendresse. Les protagonistes – le plus souvent des jeunes femmes – sont à un moment charnière de leur vie et doivent faire des choix qui détermineront leur avenir. Les rapports qu’elles entretiennent avec leurs parents sont particulièrement tendus. Elles cherchent à fuir un milieu qu’elles jugent contraignant, mais finissent habituellement par trouver leur voie et une certaine sérénité. C’est n’est toutefois pas le cas dans La vigne amère, qui offre la représentation la plus tragique des tensions familiales. Dominée par un père cruel, qui bat et humilie sa mère, Judith Mathieu rêve d’évasion. Elle rencontre Paul, un artiste manitobain, qui lui fait espérer qu’elle pourra échapper à son destin en s’envolant pour le Canada, mais le rêve se révèle impossible. Le second roman de Chaput, Un piano dans le noir, présente une version plus positive des tensions familiales, puisque le voyage en Europe et le retour au pays natal permettent un renouveau identitaire. Andrée Bougard sombre dans un désespoir qui la pousse à abandonner sa carrière de pianiste et à fuir son milieu d’origine, à la suite d’une rupture amoureuse et du décès d’une amie, victime d’un acte terroriste. Son séjour en Grèce est cependant écourté lorsqu’elle apprend que son père a souffert d’un infarctus. Elle rentre à Winnipeg où les obligations familiales, mais surtout l’acceptation que tout est instable dans la vie l’amèneront à se forger une nouvelle identité.
Le Manitoba et le monde
La quête de soi des personnages passe donc par le voyage. Comme Judith Mathieu, qui rêve de venir s’installer au Canada, et Andrée Bougard, qui séjourne en Europe afin de fuir son passé, les personnages du Coulonneux (1998) entendent l’appel du lointain. Les cinq parties du roman présentent, dans un chassé-croisé, la perspective de chacun des quatre personnages principaux : Gabriel Tardif, ses jeunes voisines d’enfance, Camille et Amandine Collard, et leur grand-père Léopold, un éleveur de pigeons voyageurs d’origine belge traumatisé par la Seconde Guerre mondiale, qui tue, une nuit de grandes souffrances, les oiseaux qui symbolisent pourtant pour lui le retour possible à un avant ou à un ailleurs. Par hasard, Gabriel quitte Saint-Boniface le même jour. Il sillonne pendant sept ans les routes se rendant jusqu’au Mexique où hanté par des images de Camille il décide de rentrer au pays. Mais Camille est disparue : elle a pris un train pour une destination inconnue la nuit de la folie meurtrière de son grand-père. Elle vit à présent dans le nord du Manitoba, chez une femme aussi farouche qu’elle, à l’insu de sa sœur Amandine, qui la croit morte noyée. Amandine, qui devait prendre le large avec son copain le soir du drame, est finalement la seule qui reste à Winnipeg, mais à son corps défendant. Parfois, quand elle ne peut plus tenir en place, elle part avec des camionneurs qui s’arrêtent au restaurant où elle travaille. Le roman se termine sur la réconciliation d’Amandine avec son passé et l’espoir de Gabriel qu’un jour Camille reviendra. Ce roman, un des plus réussis de Chaput, marie monde réel et monde imaginaire, trouve les mots pour nous faire vivre la détresse des personnages, mais aussi leur espoir.
Les personnages des romans subséquents sont, eux aussi, fascinés par l’ailleurs. Dans les deux romans que l’auteure publie en anglais, ce sont le chemin Saint-Jacques et l’Espagne qui appellent Dominique Kenyon LeQuéré, le personnage principal de Santiago (2004), alors qu’elle cherche à faire le deuil d’une relation amoureuse; dans A Possible Life (2007), l’Italie fascine le protagoniste écrivain qui y situe le roman qu’il est en train d’écrire et que nous lisons en parallèle à son histoire. Dans La belle ordure (2010), le Darfour offre à Ariane l’occasion de poursuivre le rêve humanitaire de son copain décédé, Jean-Loup. Seuls les personnages d’Un vent prodigue (2013) semblent à l’aise dans leur milieu d’origine même si la mère, ethnolinguiste de profession, a parcouru la planète afin d’étudier des langues en voie de disparition. Elle est d’ailleurs au Nunavut l’été durant lequel se déroule le roman. Comme le disait si bien Paul Savoie, dans la préface à la réédition de La vigne amère, « dans l’univers de Chaput, il faut toujours s’éloigner pour se connaître, fuir pour arriver, s’arracher à son lieu d’origine, pour se retrouver ou pour trouver ailleurs un lieu habitable2 ».
Des romans d’apprentissage
Les pérégrinations des personnages dans le monde ont comme corollaire leur cheminement psychologique. En ce sens, les romans de Chaput sont tous des romans d’apprentissage. La belle ordure en est le meilleur exemple. Les rites de passage y prennent la forme d’épreuves qu’Ariane doit franchir afin de se construire une identité propre : le départ de son village natal, l’arrivée en ville, chez son père Cédric, qu’elle ne connaît pas, la mort de son copain Jean-Loup et son départ pour l’Afrique. Les quatre mois dans la vie d’Ariane que relate le roman sonnent le glas de l’enfance. L’histoire commence quand Ariane quitte La Coulée, le village au sud-ouest de Winnipeg où elle a grandi dans un monde pastoral, voire utopique, pour se rendre à Winnipeg entreprendre des études universitaires. De ce premier déplacement géographique de la campagne à la ville, du monde de la mère à celui du père, découlent plusieurs autres transformations qui seront déterminantes dans son parcours. L’arrivée de la jeune femme en ville, chez son père, un caricaturiste cynique et misanthrope, entraîne un passage d’ordre ontologique, celui-là : Ariane doit se forger sa propre identité dans cet espace paternel, ouvert sur le monde, où fourmillent les références culturelles. Enfin, elle atteint la pleine maturité lorsqu’elle fait face au deuil de son amoureux et qu’elle part en voyage humanitaire au Darfour.
Dans son plus récent roman, Un vent prodigue, Chaput raconte, en alternance, l’histoire des membres d’une même famille, les parents Adrienne et Yvan et leurs enfants adultes, Miguel et Magali. L’apprentissage de la vie y passe surtout par l’apprivoisement de la mort. Cet été marque pour Adrienne la fin de sa carrière et de ses voyages de recherche puisqu’elle prendra sa retraite à son retour du Nunavut. Son mari est aussi confronté à la fin d’une carrière universitaire qui occupait tout son temps et à la vieillesse qui arrive. Miguel accompagne, lui, son épouse dans la mort : Justine souffre d’un cancer de la peau qui la tuera avant la fin de l’été. Magali joue à la désabusée, mais l’été est difficile pour elle puisqu’un de ses amis musiciens se suicide. En outre, elle vit plusieurs désillusions. Comme tous les romans de Chaput, Un vent prodigue incite à l’introspection par des histoires toutes simples, mais racontées de façon magistrale.
L’œuvre de Simone Chaput « nous donne un regard prégnant sur le réel, ou plus exactement sur le difficile rapport au réel3 ». Son questionnement des relations humaines, sa représentation du Manitoba en rapport constant avec le reste du monde, de même que la qualité de son écriture et la sensualité de ses descriptions font d’elle une des écrivaines majeures de la littérature franco-manitobaine.
Merci au Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes du gouvernement du Québec pour son soutien à la promotion et à la diffusion de ce numéro.
1. Son plus récent roman, Un vent prodigue, lui vaut le Prix des lecteurs de Radio-Canada et le prix Champlain.
2. Paul Savoie, « La beauté du déracinement », dans Simone Chaput, La vigne amère, 2e éd. revue et corrigée, « Blé en poche », Du Blé, Saint‑Boniface, 2004, p. 13.
3. Anne Sechin, Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 23, no1-2, 2011, p. 145.
Simone Chaput a publié :
La vigne amère, Du Blé, 1989 et « Blé en poche », 2004 ; Un piano dans le noir, Du Blé, 1991 et « Blé en poche », 2011 ; Le coulonneux, Du Blé, 1998 ; Incidents de parcours, Du Blé, 2000 ; Santiago (en anglais), Turnstone Press, 2004 ; A Possible Life (en anglais), Turnstone Press, 2007 ; La belle ordure, Du Blé, 2010 ; Un vent prodigue, Leméac, 2013.
À jour juillet 2016
EXTRAITS
Le chemin se tordait et s’envolait, suivant la courbe démente du lac, et Ariane pouvait le voir là, dans le lacis des arbres, un plateau d’argent touché de ciel. Le vent soufflait à peine, ce samedi en septembre, et le soleil semait d’éclats les feuilles rondes des trembles. Les grands pins et les épinettes, ensevelis d’ombre, se balançaient doucement dans la chaleur d’automne, piquaient une tête contre le toit du monde.
La belle ordure, p. 61.
Au bout de sept ans d’errances, l’exilé se découvrait, ni plus ni moins, un petit mal du pays. Il s’agissait d’un hasard, ce visage de fillette profilé dans les vapeurs du bar ; c’était l’ennui qui l’avait animé, un vague désir de rentrer au foyer. Gabriel s’était d’abord laissé emporter, il l’admettait, par cette vision insolite, avait cru, comme Maliyel d’ailleurs, à un phénomène psychique qui trahissait le lien puissant qui avait rattaché la petite et l’adolescent dans cette lointaine prairie de leur enfance. […] Mais s’il rentrait au pays, ce n’était pas à cause de Camille, ni, en fin de compte, à cause de Maliyel. Il rentrait au pays, lui dit-il, tout simplement pour voir ce qu’était devenue la rue de ses souvenirs.
Le coulonneux, p.82-83.