Depuis l’antique rencontre de l’Homme avec la Mer sur le pont d’un bateau, il existerait ce que l’on nommerait aujourd’hui une littérature maritime. Bien qu’on n’en cerne qu’imparfaitement l’histoire des premiers contours, on en retrace toutefois mieux les développements au XIXe siècle et on en mesure assez bien l’étendue et les détails en notre Occident contemporain.
Berceau du Québec, la Laurentie aurait pu nourrir en ce XIXe siècle une littérature à inventer, neuve, maritime. Cette Laurentie, territoire-domaine étendu du Saint-Laurent, essence même de l’identité nationale, comprend tout le cours québécois du fleuve sur ses deux rives, depuis le Canada jusqu’à l’océan, incluant sa marge riveraine de largeur variable. Ce sont là mers et terres mélangées de marins et de pêcheurs. Or, en cette Laurentie et au Québec en général, la littérature est celle de terrins, gens de terre à l’opposé des marins, gens de mer. Le fleuve a bien d’abondance alimenté scientifiques et essayistes ; malgré son indéniable puissance narrative, il n’a hélas pas eu le pouvoir de susciter une véritable littérature maritime, odysséenne. La littérature québécoise est iliadéenne depuis ses premiers moments, profondément enracinée au sol, à la terre.
Odyssées et iliades
Dans sa préface à Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, l’écrivain français Raymond Queneau postule que « la littérature […] commence avec Homère […], et toute grande œuvre est soit une Iliade, soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les iliades : le Satyricon, La divine comédie, Pantagruel, Don Quichotte et naturellement Ulysse […] sont des odyssées, c’est-à-dire des récits du temps plein. Les iliades sont au contraire des recherches du temps perdu : devant Troie, sur une île déserte ou chez les Guermantes1 ».
Bien évidemment, ce postulat de Queneau s’approfondit et se colore. Les odyssées sont des récits du « partir » et du temps plein en action, cyclique ; un voyage comique en jeunesse perpétuelle, une victoire de l’esprit : Ulysse, Pantagruel et Don Quichotte certes, mais aussi Jack Kerouac et Jack Aubrey, Achab et Monte-Cristo. Les iliades sont plutôt une recherche du temps perdu, linéaire et délétère : une histoire de « rester », une victoire de la matière ; un siège tragique devant les murs de Troie, en compagnie de Séraphin Poudrier et de Marcel Proust, de Meursault l’étranger et de Robinson le naufragé. Le roman maritime (mais pas nécessairement la littérature de voyage) est de toute évidence odysséen, dans l’action et la mobilité, dans l’expérimentation et l’imagination. Au contraire, les œuvres iliadéennes sont dans l’attente et le statisme, le temps mortel et le vieillissement, la conceptualisation et la raison2.
Une littérature « maritime » ?
La littérature maritime est celle qui, parmi tous les genres littéraires, met en scène la mer, les bateaux, les marins et surtout peut-être « l’amour de la mer, sentiment complexe où entrent l’orgueil pour beaucoup, le besoin pour une grande partie, et l’amour des navires3 ». On y goûte également l’ambiance du voyage ou du déplacement marin, les manœuvres et la navigation, l’aventure, le désert ou l’isolement. La mer et les embarcations elles-mêmes y figurent parfois comme personnages mais pas nécessairement.
Or il ne s’agit pas qu’une œuvre évoque la mer pour qu’on la dise maritime. Étonnamment, l’immense classique des Mille et une nuits, « Sept voyages de Sindbad le marin », même odysséenne, n’est pas une épopée maritime, ni davantage l’iliade Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Pour les deux héros pourtant si bien étiquetés et montrés en exemple, l’essentiel, pour ne pas dire la presque totalité des aventures, se déroule au sec, à terre ; la mer, à peine évoquée, y apparaît comme un horrible obstacle ou une commodité de transport.
Presque tous les genres se croisent dans les eaux de la littérature maritime : poésie, mémoires, roman, nouvelle, récit, témoignage, etc. Toutefois, depuis sa naissance et bien adapté au sujet, le roman s’impose en Occident comme genre populaire. Malheureusement dès ces premiers moments, certains esprits chagrins ont catégorisé le roman maritime comme un sous-genre de celui d’aventure, destiné principalement à la jeunesse. Cette étiquette lui colle encore à la coque. Bien sûr il n’en est rien, et si quelques pirates de carton barbouillés ont encore la faveur des petits et des grands, un simple regard moins superficiel convainc de la profondeur, de l’universalité et de la diversité du genre et de ses amateurs, hommes et femmes de tous âges.
Les sources et motifs de la littérature maritime
La littérature maritime a comme caractéristique de disposer d’une mine de matériaux tout à fait originale : le livre de bord, la relation ou d’autres notes de grande précision, propres au voyage maritime. Ces données détaillées peuvent montrer le cap, tracer la route et fournir une multitude de sujets et d’anecdotes. Et les motifs aussi, tous utiles, aucun nécessaire. Depuis les falaises ventées des rivages et les tavernes sombres des ports jusqu’aux redoutables tempêtes du large, hors de vue de toute côte, si les motifs du roman maritime sont un peu prévisibles, ils sont innombrables et bien caractérisés. L’humanité dans son infinie diversité peut se trouver à bord, à toutes ses époques. Toutefois, le lent voyage, le huis clos du navire, l’isolement dans la promiscuité et l’hostilité du milieu sont propices à des réflexions et à des actions particulières : courage, introspection, ingéniosité, entraide, savoir-faire, etc.
Un sujet puissant et prolifique en Occident
La littérature de voyage et le roman maritime sont à la fois récents et anciens. Sous sa forme générale moderne, le roman apparaît au XVIIe siècle. Son intérêt maritime à proprement parler naît plutôt au XIXe, à la faveur du rapport sentimental et métaphysique de l’homme aux grands espaces, caractéristique de l’époque romantique. L’Angleterre revendique la paternité des premiers romans dits maritimes, et reconnus comme tels. Or si l’on s’en tient à la définition moderne stricte du roman – texte de fiction de quelque ampleur, en prose – on devra fort malheureusement mettre de côté des perles maritimes comme les épopées l’Odyssée d’Homère (VIIIe siècle avant notre ère), l’Énéide de Virgile (1er siècle avant notre ère), Le quart livre de Rabelais (1552) et Les Lusiades de Luís de Camões (1572) ; certains écrits de Daniel Defoe (dont La vie, les aventures et les pirateries du capitaine Singleton, début du XVIIIe siècle) et les Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés de Jonathan Swift (1726).
Dans ce contexte, il est risqué de déterminer avec précision le titre du premier roman maritime de ce pionnier qui serait le premier romancier du genre. Chose certaine, en Occident le roman de la mer navigue essentiellement au large de l’Angleterre, de la France et des États-Unis. De grands noms de la littérature classique y apparaissent, accolés à des titres non moins célèbres, premiers « véritables » romans maritimes : les Britanniques George Byron (Le corsaire, 1814) et Joseph Conrad (œuvres nombreuses) ; les Écossais Walter Scott (Le pirate, 1821) et Robert Louis Stevenson (L’île au trésor, 1883) ; les Français Édouard Corbière (Le négrier, 1832), Jules Verne (entre autres Vingt mille lieues sous les mers, 1869-1870), Victor Hugo (Les travailleurs de la mer, 1866), Pierre Loti (Pêcheur d’Islande, 1886) ; les Américains James Fenimore Cooper (Le corsaire rouge, 1827), Herman Melville (Moby Dick, 1851), Thomas Mayne Reid (Les naufragés de la Calypso, 1894). Les nommer tous est inutile, la démonstration est vite faite de cette foison.
Les XXe et début du XXIe siècles sont dominés par les noms des Français Pierre Mac Orlan, Roger Vercel, Henry de Monfreid, Henri Queffélec et Édouard Peisson ; le Belge Albert t’Serstevens et surtout les très prolifiques Britanniques Alexander Kent (avec son héros Richard Bolitho, dix-neuf titres), Patrick O’Brian (avec Jack Aubrey, vingt titres) et Cecil Scott Forester (avec Horatio Hornblower, dix titres). Et surprise, le Colombien Álvaro Mutis (avec Maqroll le Gabier, sept titres)4.
La littérature maritime au Québec
Au pays du Saint-Laurent, il existe une hésitante littérature maritime, depuis les relations des explorateurs jusqu’aux récits de Faucher de Saint-Maurice, Jean O’Neil, Pierre Perrault et les poèmes de Gilles Vigneault et Roland Jomphe. On y entend aussi un florilège étriqué de littérature d’abord orale, fixée depuis : contes, légendes, chansons. Toutefois, le Québec et sa Laurentie (ni d’ailleurs le Canada) ne figurent nulle part ou à peu près au palmarès francophone du genre roman maritime. Quel qu’en soit notre sentiment, le Québec est un pays iliadéen de la terre et de l’enracinement forestier qui, colonisé par d’autres puissances maritimes, n’a pas connu la gloire de participer à la conquête des sept mers. Près de nous, quelques titres seulement de romans et nouvelles émergent timidement : L’insoumise d’Antonio Villeneuve (1946, réédité en 2012), deux œuvres de Romain Saint-Cyr, L’impératrice d’Irlande (2001) et Belle comme un naufrage (2006), Une nuit, un capitaine de Denis Robitaille (2005) et Du bon usage des étoiles de Dominique Fortier (2008). Récemment (2014), le roman La mer de Cocagne, de l’auteur de cet article, est paru en humble renfort. Cette liste est assurément incomplète et la recherche se poursuit en cette mer méconnue.
Encore le paradoxe du Saint-Laurent
La Laurentie figure en élément-clé de la représentation de notre espace national et de son paysage culturel. Or l’historiographie du Québec, forgée au moment même où foisonnait en Occident la littérature maritime, a fait de notre grand fleuve un non-pays, antithèse du projet national et de la destinée colonisatrice agricole puis forestière du Québec. Le Saint-Laurent signifiait d’une part partir, fragiliser la nation, renoncer à cet héritage de la sueur du front des pères. Il représentait d’autre part la porte d’entrée des envahisseurs conquérants, la voie royale de la guerre et du commerce des puissants, la route coupée vers la mère patrie5. « Emparons-nous du sol ! » disaient nos élites, iliadéennes à cette époque comme aujourd’hui. Aux autres les océans des grands navires vers l’extérieur ; à nous le fleuve des petites pêcheries et cabotages vers l’intérieur. Rentrés à la maison le soir, si possible, il y a le potager à sarcler.
Un avenir pour la littérature maritime et de voyage ?
Le voyage – et son double, la navigation – fait partie des universaux de l’imaginaire. À ce titre, les sentiments et l’intérêt qu’il suscite ne sont pas près de disparaître. Tant que sera la mer… Il est probable et même certainement souhaitable que les perspectives changent et que les horizons s’élargissent, notamment en ce qui concerne une narration littéraire de la Laurentie : le romancier Arthur Clarke n’avait-il pas imaginé dès 1968 que 2001 verrait l’Odyssée de l’espace ? Quant au projet même de partir, naviguer, voyager, le sociologue Fabrice Vigne demande ce qui pourrait le rendre caduc puisque la taille du village global s’amenuise. Il suggère en guise de piste de réflexion (à l’ironique envers du bon sens ?) que nous pourrions en iliadéens rester, vieillir puis mourir devant un écran, et quand les murs de Troie seront devenus électroniques6.
La véritable épopée de la Laurentie, odysséenne, héroïque, palpable et vierge encore, nous offre de bien plus belles perspectives.
* Le capitaine Achab (Gregory Peck) dans l’adaptation cinématographique (1956) de Moby Dick de Herman Melville.
1. Préface reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950. Les italiques sont de moi.
2. Fabrice Vigne, « Une Iliade ou une Odyssée ? Le voyage et son double », dans la revue Alinéa, Grenoble, 2003.
3. Joseph Conrad, Le miroir de la mer, [1906], dans Odile Gannier, Le roman maritime, Émergence d’un genre en Occident, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2011.
4. Odile Gannier, Le roman maritime, Émergence d’un genre en Occident, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2011.
5. Gaston Desjardins, La mer aux histoires, Voyage dans l’imaginaire maritime occidental, GID, Québec, 2007.
6. Fabrice Vigne, op. cit.