De livre en livre, Daniel D. Jacques approfondit sa lecture de l’aventure humaine. Sans effet de manche, avec rigueur et sérénité, sources à l’appui sans congestion des bas de page, il reconstitue les visions qui, des présocratiques à Sloterdijk, caractérisent les jugements de l’homme sur l’humanité. La table des matières et un index minutieux soutiennent dans sa lecture celui qui, aussi peu versé que moi en ces matières, tient quand même à identifier ses valeurs et ses questionnements ; l’effort est amplement récompensé.
Plusieurs tenaces paradoxes traversent le volume1. Ainsi, divers humanismes se succèdent, mais tous adhèrent à un même tronc. Ainsi, l’humanisme vise toujours la même cible, mais il modifie sa perspective quand la technique étend son empire et que l’évolution selon Darwin prolonge de millions d’années la présence humaine sur terre. Ainsi, un sain équilibre fait coexister les penseurs dont les noms symbolisent les mues philosophiques et les ébranlements massifs qui inversent les consensus sociaux. D’un côté, les noms propres ; de l’autre, les conquêtes démocratiques. Montaigne, Rousseau, Descartes, Kant reçoivent leur dû, mais les sociétés méritent elles aussi considération quand elles conquièrent l’égalité pour tous et le droit de chacun à ses choix. Ajoutons enfin que certaines volte-face découlent du souci chrétien d’égalité de tous devant Dieu, mais préludent à l’autonomie de l’homme face à l’autel. Jacques offre ainsi rigueur et souplesse, nette délimitation de l’objet étudié et examen de ses multiples facettes.
Le propre de l’homme ?
De mille manières, les philosophes se font mission de dégager, puis d’enclore ce qui distingue l’homme. Est-il le seul doté du rire ? Le seul apte au langage ? Est-il animal raisonnable ? Roseau, mais roseau pensant ? Serait-il le seul animal vraiment éducable ? Ou l’incubateur des symboles ? Jacques fait voir l’importance de ce questionnement : une fois cerné le propre de l’homme, peut-être pourra-t-on porter jugement sur sa conduite. Sans étalon, comment mesurer l’homme ? À peine ce terme fait-il surface que Jacques en explicite le sens et la portée. Les contemporains, dit-il, s’inquiètent de la démesure qui les assaille. D’une part, nos États sont trop gros pour que l’homme s’y sente respecté. D’autre part, la technique repousse (trop) loin les limites du savoir et des moyens humains : « Le monde contemporain […] témoigne, dans ses réalisations les plus concrètes et les plus patentes, d’un manque d’idéal ». Le monde grec faisait-il mieux ? Peut-être, car, même s’il se souciait peu de rassembler l’humanité sous un seul chapiteau, il jaugeait l’homme selon un critère constant : l’homme était un animal éducable, un être parfois inférieur et parfois supérieur à lui-même, un vivant que la parole et les bons livres pouvaient rendre plus civilisé, plus doux, disait Socrate.
Chocs, doutes et virages
L’optimisme éducatif d’Athènes et de Rome se heurta à des siècles d’inhumanité. Persécutions, esclavage, intolérances en tous genres, tel était le geste de l’homme. L’homme ne se jugea pas seul coupable : l’ordre monarchique et religieux poussait à l’infamie. Il était urgent d’établir sur mieux la mesure de l’homme : sur lui, sa pensée, ses verdicts. Montaigne et Descartes allaient réévaluer l’humanisme : Montaigne opposant l’humain à l’inhumain, Descartes dressant l’un contre l’autre l’humain et le non-humain. Ainsi s’érigea ce que Jacques dénomme la clôture anthropologique : même si l’homme partage certains aspects de l’animal et de la machine, il est seul dans son fief, à l’abri d’une frontière étanche. Si l’homme se soustrait à l’emprise théologique, l’humanisme accepte cependant que l’homme soit appréhendé par la science. Il s’en ressentira : « En regard de la science nouvelle, voire de la nouvelle science politique alors à naître, l’homme est donc une chose dotée de passion ». Machiavel, Hobbes et surtout Rousseau capteront le message.
Les axes de l’humanisme moderne sont donc en place : démocratie, autorité des faits, prestige de la science. Les variations continueront, sans ébranler ces repères. « Rousseau est sans contredit le fondateur véritable de l’humanisme de compassion, une figure […] qu’il convient de distinguer de l’humanisme fondé sur le respect, comme celui qu’a défendu Kant. » Compassion ou respect, l’humanisme moderne présume l’égalité de tous et l’extension du domaine ouvert à la science.
Science et décloisonnement
Les questions récentes posées à l’humanisme viendront surtout de la science et de la technique. En logeant la genèse de l’humain dans la préhistoire, Darwin force l’humanisme à envisager une parenté entre divers types de vivants. Des regards distincts devront se croiser :
« Cette interprétation de la théorie de l’évolution transgresse la frontière établie au sein de la modernité entre les sciences humaines et les sciences naturelles ». De plus, en accréditant l’hypothèse d’une « pensée machine », notre temps influe sur « la théorie de la
communication, de l’information et du langage » et invite l’humanisme à abattre sa clôture.
La philosophie, montre Jacques, ne battait pas en retraite pour autant. Puisque science et technique prêtaient à d’autres êtres certaines des exclusivités humaines, la philosophie en profita pour accroître la malléabilité de l’homme. Heidegger estimera que « l’humanité apparaît comme une pure possibilité qu’on ne saurait réduire, sans la nier, à une détermination conceptuelle, quelle qu’elle soit ». Paradoxalement, le propos de Heidegger bouclait la boucle : plus que chez les Grecs, l’homme redevenait un être en devenir. Différence notable, la technique, cependant, se substitue à la parole et aux livres. Surenchérissant sur Heidegger en faisant mine de l’étreindre, Sloterdijk jouera les iconoclastes : à ses yeux, l’éducation devient, prosaïquement, « une théorie du dressage aristocratique dans la cité ».
Jacques conclut prudemment. L’humanisme a tenu compte des ressacs populaires comme des percées fulgurantes des Géants. Il s’est colleté avec les trônes et les credo, avec l’antihumanisme et les accaparements aristocratiques, avec la science et ses imprévisibles trouées. Il a survécu aux assauts comme aux fusions. « Or – et c’est là le point de chute de notre enquête –, une telle synthèse des savoirs anciens, modernes et contemporains se révèle aujourd’hui d’une extrême fragilité. En outre, il semble que cette ultime opération de synthèse soit menacée d’éclatement si les tensions conceptuelles résultant de la rencontre de ces savoirs s’accroissent davantage. » L’enquête ouverte dans l’inquiétude causée par une double démesure (taille des États et expansion de la science) se termine sous une troisième menace : la collision des savoirs.
Impressionnant (même pour le lecteur démuni que je suis).
1. Daniel D. Jacques, La mesure de l’homme, Boréal, Montréal, 2012, 718 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Tout cela laisse à penser que l’homme est d’abord et essentiellement un animal éducable et que cette éducabilité le place dans une position unique parmi la totalité des êtres.
p. 27
C’est parce qu’il y a en l’homme cette irréductible distance à soi-même qui permet au meilleur et au pire d’exister qu’il peut y avoir de la politique et que l’éducation se révèle nécessaire.
p. 81
[…] ce que nous nommons aujourd’hui la modernité est l’expression d’un nouveau régime de vérité apparu dans l’histoire particulière des nations européennes et dont l’influence s’est répandue à travers le monde, modulant diversement le devenir des peuples.
p. 400
[…] il ne s’agit plus désormais de former la personne au moyen de la fréquentation des livres, mais plutôt d’assurer une transmission rapide et transparente de l’information disponible afin que chacun en fasse l’usage qui lui convient.
p. 532