Chez ceux qui ont vécu Octobre 1970, les souvenirs varient. Ceux qui n’étaient pas nés s’en remettent à des sources divergentes. D’autres, qui, en leur temps, ont souhaité l’autonomie québécoise, offrent leurs prémonitions, tandis que d’autres encore situent Octobre 1970 à tel ou tel point d’une trajectoire inachevée. Octobre se transforme ainsi en auberge espagnole avec le risque d’une subjectivité déformante et l’espoir d’un fécond élargissement des perspectives.
Les contemporains
On attendait des contemporains de la crise des témoignages probants. C’est rarement le cas. Ainsi, bien qu’en mesure de tout dire sur la mort de Pierre Laporte, Francis Simard dans Pour en finir avec Octobre1 pratique, selon l’expression, un silence assourdissant. Sans l’insistance de Pierre Falardeau, il n’aurait rien écrit. C’est pourtant grâce à Simard que les générations pour lesquelles Octobre 1970 n’est qu’illusion, abus de force et amateurisme peuvent imaginer le climat social et politique de l’époque et sentir le respect des comploteurs pour les démunis et les humiliés.
Par sa truculence, par sa mémoire des simagrées qu’ont multipliées les autorités dans le sillage d’Octobre, par la déconnexion entre le tribunal et les accusés, Le procès des Cinq2 suscite le malaise, même chez ceux qui s’alignent par réflexe du côté du pouvoir. La preuve s’étale : l’appareil judiciaire n’était ni préparé aux situations créées par le FLQ, ni de taille à inventer les ripostes adéquates. De confiance, le pouvoir présumait l’indépendance du juge, la sagesse des lois, y compris les plus poussiéreuses, le triomphe des savants procureurs sur la plèbe des récalcitrants. Le petit bouquin rend audibles les grincements d’une machine judiciaire secouée dans ses certitudes. Les accusés avaient fait bon usage de leurs loisirs forcés ! Et ce n’était pas un outrage au tribunal de plus qui les empêcherait d’utiliser leur science fraîchement acquise. Peut-être ce simulacre de procès a-t-il contribué à raréfier les griefs d’outrage au tribunal.
Paru en anglais en 2007, l’ouvrage de l’ex-ministre libéral William Tetley, Octobre 1970, Dans les coulisses de la Crise3, fait la preuve que l’examen pointilleux d’une situation complexe peut en méconnaître les aspects névralgiques. Il suffit, pour réussir cet indésirable paradoxe, de s’en tenir à des conclusions préétablies et de ne laisser aucune curiosité, pas même la plus saine, entraîner la recherche loin de ses ancrages. William Tetley satisfait pleinement à ces deux conditions. À tel point que les indéniables mérites de son travail laissent inentamés ses verdicts spontanés et étriqués. Procédant avec méthode, déployant une pédagogie soucieuse de faciliter au lecteur la saisie d’une synthèse, mettant à contribution nombre de sources pertinentes (dont le minutieux travail de Marc Laurendeau), Tetley dresse d’Octobre un bilan incomplet et vindicatif. Il s’épuise, par exemple, à accréditer la rumeur d’un gouvernement provisoire dont Claude Ryan aurait pris l’initiative et qui aurait voulu se substituer au gouvernement Bourassa. La rumeur, farfelue à souhait, repose depuis longtemps sous un ridicule bien mérité. Impénitent, Tetley cite lui-même La Presse : le maire Drapeau, alors en campagne électorale et cherchant à affoler la population, « fut le premier à lancer officiellement cette histoire ». Ne voyant là aucune inélégance, Tetley ne se demande même pas si Drapeau eut raison de tenir ses élections pendant que l’armée circulait dans les rues. Au passage, Tetley aura trouvé le moyen, pour mieux montrer que les conjurés du gouvernement provisoire ne méritaient que mépris, de signaler comme une tare le fait qu’aucun avocat ne faisait partie du complot. Les années qui ont suivi Octobre 1970 n’ont pas émoussé le tranchant de Tetley : les réactions gouvernementales furent exemplaires, les arrestations justifiées, le manifeste du FLQ réprouvé par la population dès sa lecture, le gouvernement Bourassa (dont Tetley faisait partie) parfaitement autonome et d’un sang-froid exemplaire. Nuances ? Il ne les connaît pas.
Très tôt dans son autobiographie de policier, Révélations d’un espion de la SQ4, Claude Lavallée jette son lecteur dans l’ambivalence. Autant on admire ses multiples compétences, depuis celles de l’alpiniste ou du plongeur jusqu’à celles du technicien rompu à tous les secrets de la téléphonie, autant sidère la désinvolture avec laquelle Lavallée mène ses enquêtes au mépris des lois. Si son camion doit ressembler à ceux de Bell, il vole les identifications de nature à créer la confusion désirée. S’il faut, pour photographier un mafioso, jouer au journaliste, Lavallée « emprunte » l’identité du reporter. Que l’initiative soit la sienne ou celle de ses patrons change peu à l’affaire : Lavallée tient à faire savoir que, en zone grise, on s’en remettait à lui du choix des moyens. Sa contribution personnelle ne fait donc pas de doute. La caution accordée à Lavallée par la lénifiante préface de Jean-Pierre Charbonneau étonnera d’autant plus : « Le jugement qui sera porté sur sa saga doit être celui de l’intérêt historique de clarifier certains faits déjà exposés au grand jour, d’en apprendre de nouveaux et, surtout, de comprendre comment on faisait la chasse aux caïds et aux terroristes à l’époque effervescente de la Révolution tranquille ». Autrement dit, la règle voulant que « la fin ne justifie pas les moyens » n’avait pas cours à l’époque et les délits de Lavallée ne seraient que folkloriques. Qu’on en juge par un exemple d’une exceptionnelle gravité dans le dossier d’Octobre 1970 : « Un peu avant ce procès [des felquistes], mon ami Denis Viau, officier responsable de l’Escouade des homicides, m’a fait venir à son bureau.
– Claude, j’ai accepté que Robert Lemieux, l’avocat de Paul Rose, rencontre son client ici, dans mon bureau, en toute confidentialité… mais j’aimerais partager cette confidentialité… sans qu’ils ne s’en aperçoivent, bien sûr…
– Je vois ».
Résultat ? Paul Rose, raconte Lavallée, se confie à Robert Lemieux… et à l’enregistreuse : « Quand on a vu qu’on ne pouvait pas faire grand-chose pour lui [Laporte], parce qu’il nous était impossible de faire venir un médecin ou de l’amener à l’hôpital, on l’a fini, avec la chaînette qu’il avait dans le cou ».
Doit-on juger la « saga » de Lavallée à l’aune de l’époque ?
Analyses d’hier et d’aujourd’hui
La brochette de textes groupés sous ce chapiteau éclaire d’irremplaçable façon le parcours de la pensée indépendantiste québécoise. Au départ, rappelle Gilles Laporte dans le premier tome de l’Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois, 1834-19685, dirigé par Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière, « les revendications les plus pressantes ne concernent pas l’indépendance nationale, mais bien la souveraineté du Parlement bas-canadien ». À d’autres instants de la trajectoire, les sursauts d’amplitude internationale trouvent un écho au Québec. Charles-Philippe Courtois peut écrire : « Chacune des grandes vagues d’indépendance qui ont marqué la planète a influencé l’indépendantisme québécois… » Au fil des ans, tenants et adversaires de l’indépendantisme échangent les coups sans toujours se préoccuper des principes. Quand, raconte Courtois, l’abbé Groulx envisage d’enseigner l’histoire à l’Université de Montréal, sa demande de permanence et de rémunération tombe en sol méfiant : « […] la direction de l’Université de Montréal, dont le conseil d’administration accueillait des libéraux éminents (Lomer Gouin, Louis de Gaspé Beaubien, les sénateurs Frédéric-Liguori Béique et Raoul Dandurand), saisit l’occasion pour lui demander de s’engager à prêcher à ses étudiants la loyauté à la Constitution du Canada ». Brossant le portrait de Raymond Barbeau, Gaston Laurion rapporte son propos au sujet des liens que le vertueux Henri Bourassa souhaite avec les groupes catholiques américains : « Il me semble que notre catholicisme canadien-français est déjà assez superficiel sans que le catholicisme de foire américain s’en mêle ». L’empan du recueil est large à souhait : il va de l’anecdote révélatrice aux axes politiques essentiels.
Un ouvrage collectif dirigé par Alain-G. Gagnon, D’un référendum à l’autre, Le Québec face à son destin6, analyse, dix ans après l’événement, le référendum de 1995. Les angles d’observation et d’analyse varient au gré des allégeances : Gilles Duceppe et Benoît Pelletier, Joseph Facal et Thomas Mulcair ne liront pas 1995 du même œil. L’exercice attache une ardente importance ‘ à conclusions variables ‘ à la déclaration de Jacques Parizeau sur l’influence de l’argent et du vote ethnique. Il met aussi en lumière les particularités de la région de Québec : « En fait, si on prend toute la population du Québec, plutôt que seulement les francophones, on note que la région métropolitaine de Québec est à peine plus favorable à la souveraineté que la population de l’île de Montréal, non-francophones compris ». Deux illustrations demeurées litigieuses.
Encore flou malgré les efforts titanesques de Georges Aubin et de Renée Blanchet pour le rendre familier, le portrait d’Amédée Papineau, tel qu’il émerge du premier tome de sa correspondance7, en dit long sur Papineau lui-même et sur le parcours douloureux de son fils. Père et fils ont payé de plusieurs années d’exil leur contribution à l’édification d’une société québécoise plus républicaine et plus autonome. On s’étonnera qu’ils aient tous deux placé un certain espoir en Durham et qu’ils aient tant fait confiance au fair-play britannique, mais en quel autre gouvernant auraient-ils pu croire ?
Pour qu’ils sachent !
Heureuse initiative et défi relevé : deux petits livres racontent Octobre 1970 aux jeunes d’aujourd’hui. André
Marois avec Mesures de guerre8 songe à ces enfants qui, à dix, onze ou douze ans, s’intéressent au hockey-bottines plus qu’aux échanges politiques. De son côté, Magali Favre dans 21 jours en octobre9 voit les événements à la manière de jeunes qui, à quinze ou seize ans, s’initient à la conscience politique, à l’amour, à l’autonomie personnelle. Dans les deux cas, le jeune perçoit les problèmes qui préparaient la crise et s’interroge sur la violence. Le décalage entre îlots anglophones cossus et quartiers francophones miteux, la difficulté de travailler en français, la masse des arrestations perpétrées sans motif et sans manières, l’indécence d’une élection municipale sous observation militaire, autant d’aspects qui composent le tableau offert aux jeunes générations.
À chacun son Octobre 1970, mais décantation en net progrès.
1. Francis Simard, Pour en finir avec Octobre, Lux, Montréal, 2010, 248 p. ; 24,95 $.
2. Michel Chartrand, Pierre Vallières, Charles Gagnon, Robert Lemieux et Jacques Larue-Langlois, Le procès des Cinq, Lux, Montréal, 2010, 144 p. ; 12,95 $.
3. William Tetley, Octobre 1970, Dans les coulisses de la Crise, trad. de l’anglais par Jean Chapdelaine Gagnon, Héritage, Saint-Lambert, 2010, 412 p. ; 39,95 $.
4. Claude Lavallée, Révélations d’un espion de la SQ, L’Homme, Montréal, 2010, 265 p. ; 24,95 $.
5. Sous la dir. de Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière, Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois, T. I, 1834-1968, VLB, Montréal, 2010, 288 p. ; 32,95 $.
6. Sous la dir. d’Alain-G. Gagnon, D’un référendum à l’autre, Le Québec face à son destin, Presses de l’Université Laval, Québec, 2008, 203 p. ; 24,95 $.
7. Georges Aubin et Renée Blanchet, Amédée Papineau, Correspondance, T. I, 1831-1841, Michel Brûlé, Montréal, 2009, 545 p., 29,95 $ ; T. II, 1842-1846, 2010, 481 p., 29,95 $.
8. André Marois, Mesures de guerre, Boréal, Montréal, 2010, 110 p. ; 9,95 $.
9. Magali Favre, 21 jours en octobre, Boréal, Montréal, 2010, 150 p. ; 10,95 $.