En 2004, paraissait chez Gallimard un ouvrage remarquable de Philip Roth, intitulé Parlons travail. Le romancier américain s’entretenait avec d’autres célèbres écrivains, de nationalités diverses, tous de culture juive, à l’exception de Kundera.
Il s’enquérait auprès d’eux des influences exercées sur la création de leurs œuvres par les contextes historique, politique, social, toujours conflictuels, qui leur avaient donné naissance.
Puisque aussi bien pour Roth, un écrivain ne sort pas de la cuisse de Jupiter, ni ne vit sur la planète Mars. Lui apparaît donc évident qu’une véritable œuvre littéraire prend sa source dans la culture qui a façonné son auteur, ainsi que dans son engagement dans les crises qui marquent sa société et son époque, l’une et les autres donnant un caractère universel à son expérience existentielle singulière. D’où la portée inévitablement idéologique de toute œuvre puissante, surtout quand le message demeure sous-jacent, transcendé par un art accompli. Ce qui caractérise l’œuvre romanesque de Philip Roth.
Dans Exit le fantôme1, l’écrivain déplore l’ensevelissement de la littérature sous la publication de tonnes d’œuvrettes, et son ravalement à l’opinion de ses parasites, notamment des scribouilleurs médiatiques et des biographes sensationnalistes. Avec la conséquence que de plus en plus rares deviennent celles et ceux qui savent vraiment lire. Cette déficience culturelle contemporaine lui paraît catastrophique. Sans risquer une véritable comparaison, vu la différence de leur nature, il établit une analogie entre ce drame d’une civilisation mourante, noyée sous les flots du marché et de la technique, et la détresse mâle des vieux hommes devant l’impuissance sexuelle. Tout cela exprimé sans pudeur ni impudeur, ni aucun larmoiement.
Comme dans de nombreux autres romans de Roth, le héros d’Exit le fantôme prend la figure de l’écrivain Nathan Zuckerman. Parfait alter ego de l’auteur, il en a l’âge et, bien sûr, les préoccupations et obsessions : la littérature et la sexualité, plus spécifiquement, les rapports entre la fiction et l’autobiographie, et ceux entre le bonheur et la tyrannie des passions. Essentiellement, l’écrivain s’interroge sur la complexité des relations entre l’art et la vie.
Comment cela se traduit-il, ici ?
Après onze ans de réclusion dans sa maison isolée d’une campagne du Massachusetts, Nathan Zuckerman se rend à New York pour recevoir des traitements médicaux relatifs aux séquelles de son cancer de la prostate qui ne sont rien de moins que l’incontinence urinaire et l’impuissance sexuelle.
Dès son arrivée dans la ville, il prend contact avec un jeune couple désireux d’échanger leur appartement de Manhattan pour une maison de campagne où se retirer pendant un an. Il les rencontre chez eux, le soir de la réélection de Bush, au grand désespoir du mari, Billy Davidoff, un intellectuel juif, et de sa belle épouse, Jamie Logan, une écrivaine débutante. Et déboule le récit, en commençant par une critique acérée de la société américaine.
Récit dont l’intrigue peut se résumer dans l’établissement des liens qui unissent les principaux personnages autour d’un écrivain disparu, E.I. Lonoff, qu’a toujours admiré Zuckerman. À la vive irritation de celui-ci, un ami et ex-amant de Jamie, Richard Kliman, un jeune écrivain arriviste, projette, en vue de se faire un nom, de publier une biographie diffamatoire de Lonoff. Dans le but d’apprendre la vérité sur la relation incestueuse de l’écrivain avec sa sœur, supposée par Kliman, et d’ainsi contrer son projet, Zuckerman revoit Amy Bellette, une amie de jeunesse, qui a été l’amante à jamais amoureuse de Lonoff. Ce résumé ne rend évidemment pas compte de la complexité du roman, qui ne réside pas dans ses péripéties, ni même dans les déconvenues de Zuckerman aux prises avec toutes les carences de la vieillesse, non seulement celle de son impuissance sexuelle, mais aussi de ses pertes de mémoire, de son incapacité à aider Amy Bellette qui vit, solitaire, dans le plus grand dénuement, et à empêcher Richard Kliman d’écrire sa biographie.
Le propos essentiel du roman réside dans le malentendu qui façonne la relation entre Zuckerman et Jamie, entre l’écrivain chevronné, et l’aspirante écrivaine. Lui, vieux et malade, provoqué par la beauté de la jeune femme, constate douloureusement que le désir le plus fou peut survivre à la déchéance du corps. Elle, jeune disciple fascinée par l’intérêt que lui porte le maître, croit qu’il a quelque chose de capital à lui transmettre, peut-être la force de s’engager dans la voie difficile de l’écriture littéraire, libérée de la crainte d’ainsi renoncer à la vie. Sorte de relation incestueuse, basée sur le non-dit de chacun, mais que lui, Zuckerman, développera de manière parfaitement appropriée à son être, dans l’écriture de récits théâtralisés de rencontres fantasmées, dans lesquelles l’un et l’autre s’adonnent avec maîtrise aux jeux de la séduction. Tout se termine, puissante manifestation du génie de Roth, par le brusque départ de Zuckerman de son hôtel, alors que Jamie vient de lui annoncer son arrivée, pour un retour dans sa retraite campagnarde où il retrouvera sa bibliothèque, depuis toujours inspiratrice d’un flot d’écriture, « la forme de vie dont le sens en vient à compter plus que tout ».
Exit le fantôme avec intelligence et élégance, démonstration faite que l’humain peut gouverner sa condition humaine.
1. Philip Roth, Exit le fantôme, trad. de l’américain par Marie-Claire Pasquier, Gallimard, Paris, 2009, 327 p. ; 32,95 $.
EXTRAITS
Il fut un temps où les gens intelligents se servaient de la littérature pour réfléchir. Ce temps ne sera bientôt plus. Pendant les années de guerre froide, en Union soviétique et dans ses satellites d’Europe de l’Est, ce furent des écrivains dignes de ce nom qui furent proscrits ; aujourd’hui en Amérique, c’est la littérature qui est proscrite comme capable d’exercer une influence effective sur la façon qu’on a d’apprécier la vie.
p. 207-208
Contrôler sa vessie… qui, parmi ceux qui sont en pleine possession de leurs moyens physiques, s’interroge jamais sur la liberté que cela confère, ou sur la vulnérabilité et l’angoisse que génère la perte de ce pouvoir, même chez les plus assurés parmi nous.
p. 32
Je me voyais, je m’entendais, j’avais vis-à-vis de moi-même l’attitude que je méritais, sarcastique, pleine de dégoût, indignée de me voir à ce point réduit au désespoir, mais des années plus tôt, l’union sexuelle avec les femmes avait été rompue de manière si abrupte par l’opération de la prostate que maintenant, avec Jamie, je ne pouvais m’empêcher de prétendre le contraire et d’agir pour le compte d’un moi qui n’était plus le mien.
p. 311