Bonsoir, cher Gaston,
Salut à toi qui, selon la bonne coutume de tes jours, occupe pleinement cet espace où tu te trouves avec nous.
Oui, que ta présence est vivante, ici, ce soir, dans la récitation de ton œuvre impérissable, certes, mais aussi dans ta personne que nous portons en chacun de nous avec admiration, avec amitié, dans la plus grande tendresse.
Tu vibres en chacun de nous qui conservons en nous un moment précieux de toi, fût-il celui, inopiné, d’une rencontre dans une rue de cette ville, ou celui, organisé, d’un lancement, d’un colloque littéraire, d’une réunion politique ou celui, recherché, d’un rendez-vous avec l’éditeur, le militant, le camarade, l’ami.
Tu bats même dans les cœurs de celles et ceux, qui, trop jeunes ou trop éloignés de tes centres de gravité, n’ont pas eu le privilège de te connaître, mais qui savent par ouï-dire une ou deux choses importantes de l’homme que tu fus et qui demeure, de l’homme malheureux plein [sa] carrure, de l’homme tonitruant sur la place publique avec les mots noueux de nos endurances, de l’homme avançant vers la désaliénation à grands coups de tête à fusée chercheuse, de l’homme d’espérance proclamant : un jour j’aurai dit oui à ma naissance, de l’homme, poésie en personne, qui assumait cependant son devoir de militantisme jusqu’à pouvoir déclarer : or, donc, par conséquent, par tous les joints de / la raison qui me reste / je me fais slogan / je me fais publiciste et propagandiste / mais je braque / je spotte // Le poème ne peut se faire que contre / le non-poème / Le poème ne peut se faire qu’en dehors / du non-poème.
Oui, que ta présence est vivante, ici, ce soir. Et magnifique. Car c’est bien cette part de toi, de ce Miron le Magnifique que nous avons amenée avec nous ici, ce soir, par goût du partage, par désir de beauté, par nécessité de liberté.
Pour ma part, j’ai amené le Gaston Miron des jours qu’il a passés chez moi, à l’été 1992, pour entreprendre la réalisation de notre projet de réunir les grands textes indépendantistes et d’en proposer une anthologie la plus exhaustive possible1. Ce premier séjour de Gaston chez moi fut composé de nombreux moments exceptionnels. J’en ai décrit quelques-uns, ailleurs. J’en partagerai un autre avec vous, ce soir, et qui rappellera un trait fondamental de « l’être-au-monde » Miron.
Gaston Miron n’était pas matinal. À son arrivée, je devais, chaque jour, le réveiller à temps pour que nous commencions notre travail commun à huit heures.
Mais comme il n’y a chez moi, le soir, d’autre distraction que l’observation des étoiles, par temps clair, vint un moment où à force d’être obligé de se coucher tôt, il se leva de lui-même, de plus en plus tôt, si bien qu’un matin, je le vis sortir de sa chambre alors que le soleil apparaissait, dissipant une splendide aurore.
Je travaillais déjà et je ne me suis pas interrompue pour le saluer. Il me lança un regard en coin, en passant rapidement devant moi, et sortit sur la galerie où il resta immobile pendant à peine quelques secondes.
Je ne pus m’empêcher de l’observer, alors qu’il faisait quelques pas sur le vaste terrain planté d’arbres, qui me sert de jardin. Je le vis s’arrêter, puis faire quelques nouveaux pas, puis s’arrêter à nouveau. Il regardait le ciel et le paysage, humait l’air, ne trouvait manifestement pas l’intérêt d’être planté là, si bien que deux minutes ne s’étaient pas écoulées qu’il rentrait dare-dare dans la maison pour chausser de bons souliers et partir sur les sentiers qui traversent les champs et les bois.
Gaston Miron n’était pas un contemplatif.
Gaston Miron était un marcheur.
Cent et une strophes de ses poèmes nous le disent mieux que cette anecdote, mais il n’empêche que c’est avec cette image en tête que je viens de relire son œuvre, aussi bien celle poétique rassemblée dans L’homme rapaillé, que celle composée de ses essais politiques, littéraires et philosophiques réunis dans Un long chemin.
Et j’en sors plus bouleversée que jamais.
Parce que je comprends mieux que jamais que Gaston Miron, l’homme, le poète, le penseur, ne pouvait qu’être constamment en mouvement. Lui qui portait en lui,plein [sa] carrure, tous les Québécois de la terre, tous les dépossédés, les humiliés, les assujettis d’ici et d’ailleurs, devait, en toute nécessité, constamment bouger comme un forcené pour déséquilibrer son fardeau, pour l’alléger, en faisant tomber à chaque secousse un de ses corps aliénants, comme autant de lests qui favoriseraient ses enjambées vers la dignité et la liberté, la sienne, la nôtre, celle de tous les humains.
Et il livrait pied à pied cette lutte contre une dépossession de soi comme être, sans autre secours que la conscience de son impérativité, sans autre artillerie que son entêtement à exister, que sa tête de caboche, sans autre bravoure que le courage opiniâtre de ceux qui osent devenir eux-mêmes, sans autre force que l’espoir vigilant qui guette le salut, et l’entend venir dans le bruit des révoltes et des solidarités.
Comment ne pas atteindre une profondeur d’intelligence et d’émotion égale à la sienne, en lisant ces dernières strophes de « L’octobre » :
voici mes genoux que les hommes nous pardonnent
nous avons laissé humilier l’intelligence des pères
nous avons laissé la lumière du verbe s’avilir
jusqu’à la honte et au mépris de soi dans nos frères
nous n’avons pas su lier nos racines de souffrance
à la douleur universelle dans chaque homme ravalé
je vais rejoindre les brûlants compagnons
dont la lutte partage et rompt le pain du sort commun
dans les sables mouvants des détresses grégaires
nous te ferons Terre de Québec
lit des résurrections
et des mille fulgurances de nos métamorphoses
de nos levains où lèvent nos futurs
de nos volontés sans concessions
les hommes entendront battre ton pouls dans l’histoire
c’est nous ondulant dans l’automne d’octobre
c’est le bruit roux de chevreuils dans la lumière
l’avenir dégagé
l’avenir engagé
Gaston Miron savait de science intime qu’il venait de loin, du pays des damned canuck, du pays des pea soup, du cheap way, du cheap work, savait que le chemin à parcourir était infini, qu’il n’avait donc pas le loisir de s’arrêter. Et il ne s’est pas arrêté, conscient au fil des années que le chemin parcouru était moins long que celui à parcourir. Dans « Le mot juste » paru dans l’édition de 1994 de L’homme rapaillé, il écrivait :Nous sommes tous rendus plus loin, dit-on. Eh bien, si tout le monde le croit, bien lui en fasse. Quant à moi, qu’ils aillent tous au diable. J’aime mieux radoter et être dans la réalité que prétendument ne pas radoter et n’être pas dans la réalité. […] Nous avons certes fait beaucoup de chemin, d’immenses progrès. Je ne vois cependant pas, n’en déplaise à nos internationaleux, que la situation ait fondamentalement changé, parce que nous n’avons pas été jusqu’au bout. La solution est politique. Point.
Homme de la plus grande détresse à son comble, Gaston Miron a trouvé son salut dans la générosité de l’engagement politique, de l’engagement poétique, qu’il puisait dans la générosité racinée profond de l’histoire de la nation québécoise dont il a vécu, dans sa chair et sa pensée, les tourments, les luttes, les espoirs.
Nous ne saurions lui rendre qu’un seul exact hommage : réaliser l’indépendance nationale du peuple québécois, puisqu’il a tiré de son être, de sa culture, de sa langue la substance de ses poèmes.
Avec mon infinie reconnaissance,
Salut à toi, cher Gaston.
Ce texte d’Andrée Ferretti a été lu, sur la scène de La Tulipe, lors d’un spectacle en hommage à Gaston Miron, à l’occasion du dixième anniversaire de sa mort en 2006.
1. Andrée Ferretti et Gaston Miron, Les grands textes indépendantistes, Écrits, discours et manifestes québécois, 1774-1992, l’Hexagone, 1992 et Typo, 2004.