Sur la sobre couverture blanche, la grande roue d’un ancien moulin. Image du cycle de la vie biologique, de son courant comme une eau indifférenciée qui, en s’engageant dans une aube, s’individualise avant de revenir à son état originel, mais aussi représentation du mouvement par lequel, d’une génération à l’autre, ininterrompu et sans fin, continue la vie de l’Esprit.
De ce processus toujours neuf de la transmission, Philippe Mottet a fait la réflexion centrale de son ouvrage De la prison à la chambre, Essai sur les frontières humaines1. Il ne l’aborde pas de plain-pied, il y vient par détours et méandres, dans la ligne, selon l’allure et le ton de Montaigne dont il se réclame. Et il se souvient aussi du Noé de Jean Giono sur qui il a écrit une thèse brillante. Il part d’une préoccupation de longue date, « cette affaire des frontières entre les êtres, entre nous et le monde, à l’intérieur de moi-même ». L’expérience de la clôture, et plus spécifiquement celle du « captif hors de la base, prisonnier hors de la maison », crée un émoi, voire une panique, elle parle à la fois du besoin de l’abri et de celui d’en sortir à loisir. La personne se constitue ainsi dans la double nécessité de la limite et de la liberté. Aujourd’hui on clame et réclame celle-ci, on oublie celle-là.
Pour les aînés qui s’irritent de voir les plus jeunes, tout étourdis par l’illusion présente, jeter par-dessus bord tradition, histoire et solidarité, il est réconfortant qu’un homme dans la quarantaine s’interroge sur le legs du passé et affirme contre la mode qu’il faut de la discipline, de la rigueur, et, pourrait-on ajouter, de la patience, pour penser et pour vivre : la liberté vraie est à ce prix sinon elle n’est que licence stérile et destructrice. Cette exigence se vit notamment dans la conscience d’une continuité et non dans la croyance que rien ni personne ne nous a précédés.
Philippe Mottet donne des pages émouvantes sur la filiation à la mère et sur le sentiment paternel : devenir père d’une fillette a été un des grands moments de sa vie. Et cette parenté selon la chair se double et se complète indissociablement de la conscience aiguë d’appartenir à une tradition culturelle : il l’assume et la revendique. Ce n’est pas un hasard ni un étalage d’érudition comme Montaigne il abhorre la pédanterie s’il cite des auteurs grecs dans le texte, s’il recourt à l’étymologie des mots pour éclairer leur sens, s’il commente avec finesse quelques phrases de Proust ou d’Artaud, quelques vers de Villon, d’Anne Hébert et surtout du cher Miron. La culture de Philippe Mottet est étendue, des Suvres et mythologies de l’Antiquité à la chanson populaire contemporaine, il puise dans Homère aussi bien que dans Leonard Cohen, tout pouvant être matière significative à condition que cette culture soit, comme elle est ici, interrogée.
Il le fait à son propre bénéfice et à celui de ses étudiants. Dans cette relation, dit-il fort bien, « le meilleur se joue à notre insu ». Elle lui inspire aussi des pages parmi les meilleures, marquées par la vivacité de l’écriture toujours nette et concise , parfois par une pugnacité opportune et un élan vigoureux né du désir de partager. Par un enthousiasme, au sens littéral. L’auteur rappelle ses propres découvertes et ses éblouissements, alors qu’il avait l’âge de ceux qui l’écoutent maintenant : les classiques de l’Antiquité, la Renaissance. Se sont ajoutés Fernando Pessoa et Paul Auster, Marguerite Yourcenar et Pierre Vadeboncœur dont il fait ses constantes références pour nourrir sa réflexion et son écriture. C’est dans l’essai que manifestement celle-ci trouve à s’accomplir : cette forme permet de rester proche de l’émotion qui la suscite, que ce soit indignation, perplexité, admiration ou amour (sur lequel l’auteur se promet de revenir plus largement). L’essai permet, la plume à la main, de clarifier. Il lui faut éviter l’exposé, le didactisme, l’érudition. L’auteur y réussit en privilégiant le fragment, la réflexion d’abord pour soi-même, en utilisant ses connaissances au même titre que les données autobiographiques. « Dans la forme libre de l’essai, je trouve non pas le droit de tout faire, ou de tout dire ce n’est pas là ma définition de la liberté simplement un endroit où exercer une manière d’être et de penser […]. Je trouve ici un lieu où exister, moi le bâtard de la culture occidentale, parce que, en tout instant de ma vie, barbare et cultivé à la fois, je me sens écartelé. Ici seulement, dans cette chambre de l’écriture, il m’est permis d’être tout entier moi-même, fidèle à mes dimensions et à mes frontières, ni plus ni moins. » Le livre se boucle donc, l’écriture s’interrompt, provisoirement. Alors qu’Ulysse, cher à l’auteur, accomplissait sur les mers son destin, c’est dans la « chambre de l’écriture » que Philippe Mottet trouve son espace privilégié. C’est là que, selon la passion de la liberté qui l’anime, il peut vivre sa propre aventure.
1. Philippe Mottet, De la prison à la chambre, Essai sur les frontières humaines, L’instant même, Québec, 2008, 150 p. ; 20 $.
EXTRAITS
Le monde n’est qu’une branloire pérenne, en effet, et force est d’admettre que la plupart du temps nous ne nous trouvons pas là où nous croyons être. Notre esprit est le plus voyeur des voisins, qui sans arrêt jette un Sil par-dessus la clôture, imagine ce qu’il ne peut qu’entr’apercevoir. Nous passons la majeure partie de notre existence à« sortir » de ces limites qui, nous le pensons, circonscrivent notre individualité.
P. 10.
De toute façon, pour l’exercice que je me propose ici, soit de m’appliquer à retracer et à examiner pour mon profit quelques moments où ces frontières se sont révélées à moi, la manière poétique ou philosophique ne serait d’aucune utilitéà ma plume : la poésie me semble sans mélange et la philosophie, trop abstraite. Sans compter que toutes deux, sans presque de chair ou exsangues, n’ont pas, comme l’humble et modeste prose, la semblance des jours pleins de nuances, ni l’épaisseur des ans, et ne peuvent s’accorder au rythme de la vie dont on fait l’expérience.
Et puis, je le confesse, j’ai plaisir à prendre mon temps et à cheminer par détours.
P. 10.