L’œuvre de Jacques Folch-Ribas compte, depuis les années soixante-dix, une douzaine de romans – parmi lesquels le très beau La chair de pierre évoquant la construction de la basilique à Québec. Cette œuvre (qui comprend aussi des essais sur l’art) se nourrit d’une expérience riche et diversifiée.
Originaire de Catalogne, de culture française, vivant à Montréal depuis de longues années, Jacques Folch-Ribas a été architecte, journaliste à Combat, le quotidien fondé à la Libération par Camus, chroniqueur à la radio et à la télévision, et il est écrivain de première force.
Les personnages de ses récits, brefs pour la plupart, semblent toujours en mouvement, passant d’un lieu, d’une occupation, d’un partenaire amoureux à l’autre, poussés par un désir et par une angoisse. Ils apparaissent, disparaissent, se retrouvent à l’improviste, se séparent sans que l’on sache, ou qu’ils sachent, bien pourquoi. Ainsi dans Les pélicans de Géorgie1, le narrateur arrive à Savannah pour y rencontrer un collectionneur d’art. Passionné de dessin, il s’est engagé dans l’engrenage d’une activité moins noble : on devine qu’il est devenu faussaire et ses fréquentations, elles aussi, sont douteuses. Dans cette ville du Sud, pleine de fleurs, d’odeurs, de palmiers et de chênes, indolente et colorée, qui incite au farniente, où l’alcool coule à flots, vivent de curieuses figures qui s’abandonnent au présent facile et ne se préoccupent guère du lendemain. Mais leur passé est loin d’être transparent ! Il se révèle peu à peu, au fil de conversations souvent interrompues, livrant des renseignements partiels et contradictoires qui laissent celui qui veut savoir, narrateur et lecteur, sur sa faim. L’art du récit tient ici beaucoup à cette fragmentation, à cette incomplétude qui demeure jusqu’à la fin et qui n’est pas seulement un arbitraire esthétique.
Un peintre d’une probité douteuse, donc, comme son client, comme Théo l’avocat qui n’est pas sans reproche, non plus que le « Capitaine », ancien policier. Et il y a les femmes. Ada la belle et sculpturale Noire qui, entre autres ressources, conduit un taxi et pose pour le narrateur. Et surtout cette étrange, cette insaisissable Marie qu’il a connue à Paris peu après la guerre alors que tous deux étaient étudiants en architecture. Quel périple a-t-elle accompli, par quels détours se retrouve-t-elle tenancière d’un club à Savannah ? Cette femme, elle aussi d’une grande beauté sensuelle, d’autant plus fascinante qu’elle tient à distance ses soupirants, attire les hommes prêts à se sacrifier pour elle, comme le pélican le fait pour nourrir ses petits. Elle est le véritable centre du roman, son foyer magnétique et, pourrait-on dire, sa raison d’être.
Elle est devenue avant Savannah l’épouse d’un professeur de Harvard qu’on retrouva un beau jour assassiné. Quel rôle exact joua Marie devenue riche héritière grâce à un testament établi par Théo, le soupirant jamais découragé et sans doute parfois récompensé ? Quand le narrateur quitte la ville, il s’interroge : « Qui êtes-vous, Ada, aujourd’hui ?… Votre visage […] bouge et change sans arrêt ». Et « qui est Marie, aujourd’hui ?… Couverte d’hommes durant des années, soupirants, attentifs, la voulant seuls, jaloux, enragés, et maintenant enfouie dans cette ville enveloppée d’histoire, endormie, morte de n’avoir pas gagné une guerre, où se réfugient les bonheurs sans relief. Une femme sans visage, de dos, esquissée, qui regarde un tabouret ».
Les questions demeurent sans réponse. La tentative pour y répondre échoue, tout comme, selon un symbole récurrent, échoue le dessin qu’a voulu faire le narrateur de la belle Ada. Pas d’intrigue serrée dans ce roman écrit d’une main légère qui donne aux phrases le rythme juste et sait ménager les silences. Le récit, en effet, ne peut appuyer, il ne peut viser l’effet dramatique : avec subtilité il évoque un glissement, les variations continuelles des rapports entre les êtres, leur ambiguïté, leur flou. Si le désir qui les pousse les uns vers les autres y est célébré dans son ardeur et sa volatilité, il y est pour cette raison même redouté. À travers la possession charnelle de tel ou tel ou tel individu, au-delà d’elle, c’est la Beauté qui est cherchée. Elle se dérobe. Les personnages, souvent inconscients de leur plus profond désir, eux aussi s’échappent. Une fois encore, et ici avec beaucoup d’art, un roman illustre ce constat fondamental : nous ne pouvons jamais connaître la vraie nature des êtres, seulement saisir des moments successifs de leur vie quand ils passent devant nous en un chassé-croisé sans fin.
1. Les pélicans de Géorgie, Boréal, Montréal, 2008, 151 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Et puis, on dit que les pélicans sont les seuls oiseaux qui refusent obstinément d’aller chez les Yankees, malgré les innombrables poissons qu’ils y trouveraient. Les pélicans concentrent leur vie au Sud, chez les Confédérés, particulièrement en Géorgie, mer et plaines, lacs et rivières, et même montagnes. Ce sont de véritables Géorgiens. Voilà pourquoi on appelle les gens d’ici des Pélicans.
Les pélicans de Géorgie, p. 21-22.
Ada me décrivait la campagne de Géorgie où elle avait passé, disait-elle, quelques années de son adolescence : « Il y a des champs interminables, vallonnés, parfois on peut voir très loin jusqu’aux forêts de sycomores et de pins. Tante Sarah disait : N’y allez jamais, vous rencontrez un chasseur, un vagabond, un soldat nordiste, la pire des races, n’importe qui, vous êtes mortes. Tante Sarah exagère toujours. »
Les pélicans de Géorgie, p. 13.
C’était la deuxième fois que je me rendais à Savannah. J’avais attendu plus de trois semaines après ma première visite au collectionneur de mon cœur que je considérais déjà comme un futur client. De quoi le rendre malade d’inquiétude, ce Mister Brozic C’est loin, Savannah. Comme dirait Hiro San, cet ami du Japon qui ne parle qu’en haïkus : Tout est loin / de l’endroit / où je suis
Les pélicans de Géorgie, p.14.
À l’époque, j’étais fortement engagé dans une organisation internationale de vente d’art. De vente de peintures, surtout, huiles, gouaches, dessins, aquarelles. Nous proposions trois sortes de tableaux. D’abord, des originaux, difficiles à dénicher, parfois volés durant la guerre un peu partout dans les pays occupés, c’était le plus petit nombre – le recel n’est pas notre fort, nous craignons les flics des assureurs qui finissent toujours par retrouver la marchandise ; puis, des copies souvent heureuses, détournées de leur vocation de copies, signées et datées avec talent après vérification que l’original était en des mains secrètes de collectionneurs fous, hors du circuit des experts et des galeries ; et enfin, des plagiats, les plus nombreux […].
Les pélicans de Géorgie, p. 16.