Le premier tome de l’imposante série intitulée La vie littéraire au Québec, publié en 1991 sous la direction de Maurice Lemire, qui couvrait la période 1764-1805, reçoit aujourd’hui, avec La conquête des lettres au Québec (1759-1799)1, un « complément » (quatrième de couverture) tout à fait digne d’attention.
Bernard Andrès y propose un spicilège de 177 textes qui dépasse les limites que s’étaient données ses prédécesseurs, dont au premier chef James Huston. Le compilateur ayant opté pour une « conception large de l’objet » littéraire, se côtoient ainsi, sous la plume d’auteurs nommés ou voilés sous l’anonymat ou un pseudonyme, odes, épîtres, fables, élégies, comédies, chansons, compliments, « étrennes », énigmes, discours, pamphlets, mémoires, relations, correspondance, journaux, récits, à quoi s’ajoutent encore des prospectus de journaux, un sermon et un mandement épiscopaux, une épitaphe, des pétitions… Ces pièces, rédigées sur un mode tantôt grave, tantôt léger, parfois humoristique, appartiennent à « tous les genres pratiqués par les premiers lettrés canadiens ».
On objectera peut-être que, malgré cette abondance, d’autres catégories et d’autres auteurs n’ont pas été retenus, tels des manuels scolaires, des almanachs et des livres de piété, ou encore les traités de loi compilés par François-Joseph Cugnet, ou, plus intéressant, le discours (1788) de Jean-Guillaume De Lisle, l’un des rares témoignages de l’activité de la loge maçonnique « les Frères du Canada ». Mais parce qu’elle procède d’un choix qui commande par définition des exclusions, toute anthologie prêtera toujours le flanc à ce genre de reproches. Réjouissons-nous plutôt de l’accès donné ou redonné à une foule de textes importants et significatifs, comme le fameux pamphlet de Pierre Du Calvet, « L’appel à la justice de l’État […] » (accompagné ici de la réplique du récollet Charles Félix Berey Des Essarts), le « Journal du siège de Québec en 1759 », du notaire Jean-Claude Panet, et le « Journal du voyage de M. Saint-Luc de La Corne », qui « représente le premier texte original produit par un Canadien et publié sous forme de livre au Québec ». S’y trouvent également les « Lettres de Monsieur le Marquis de Montcalm », rédigées par le faussaire Pierre-Joseph-Antoine Roubaud, jésuite défroqué, et les écrits de Henry-Antoine Mézière, « l’un des plus ardents partisans » des Lumières et de l’esprit républicain au Québec. On appréciera peut-être davantage l’« Oraison funèbre de Mgr Jean-Olivier Briand », composée par son secrétaire, Joseph-Octave Plessis, futur archevêque de Québec, sur laquelle plane l’ombre du grand Bossuet. La conquête des lettres au Québec fait aussi écho à des polémiques concernant Voltaire, le théâtre, les fêtes chômées, l’origine du conte Zélim, et, notamment, en 1789-1790, la création (avortée) d’une université au Québec.
Ces textes suivent l’ordre chronologique, à « quelques exceptions près », et ils ont été répartis en cinq périodes, chacune précédée d’une éclairante introduction. De nombreuses illustrations enrichissent l’ensemble et leur clarté révèle bien les « particularismes orthographiques et typographiques de l’époque », qui ont généralement été respectés. Après une section de biographies, une abondante bibliographie fait état des corpus « historique », « critique » et « électronique » visés par l’anthologie. Subsistent en revanche quelques regrets, par exemple quant à une annotation fort minimale, quant aux anomalies dans l’emploi annoncé de l’astérisque et quant à la divulgation, irrégulière, de l’origine ethnique des individus convoqués.
Au total, toutefois, l’anthologie dirigée par Bernard Andrès est un document d’une importance indéniable, tant par la quantité de son contenu que par la pertinence de ses choix.
1. Sous la dir. de Bernard Andrès, La conquête des lettres au Québec (1759-1799), Presses de l’Université Laval, Québec, 2007, 737 p. ; 49 $.
EXTRAITS
[12 juillet 1759] Cette même nuit, les Anglais commencèrent, à neuf heures du soir, à canonner Québec et à bombarder la ville ; de demi-heure en demi-heure, ils tiraient cinq coups de canon et autant de bombes. Une galiotte devant la Pointe Lévy en jeta quelques-unes. Elle se tenait ainsi que plusieurs autres vaisseaux sur une même ligne.
13 – Les Anglais continuèrent le bombardement.
14, le détachement commandé par M. Dumas rencontrant le domestique de M. Lefebvre, y a été tué par nos gens.
Le 15, le bombardement a continué à Québec ; la Paroisse et les Jésuites ont été les plus endommagés ; les maisons du sieur Amiot, à la base-ville, criblées de coups de canon ; l’église de la basse-ville, plusieurs boulets.
Jean-Claude Panet, « Journal du siège de Québec en 1759 », La conquête des lettres au Québec (1759-1799), p. 59.
Je saisis alors, avec beaucoup de précipitation, un cordage ; je me glissai jusqu’à une certaine portée, & au moyen d’une secousse violente je m’élançai, & tombai heureusement dans la chaloupe ; mais je perdis alors mon fils & le petit Hery, ils n’eurent pas assez de force pour me suivre. Malgré que nous étions sous le vent du navire, un coup de mer remplit la chaloupe à peu de chose près ; une seconde vague nous éloigna du vaisseau : j’eus assez de présence d’esprit pour monter sur le bord, & dans l’instant la troisième vague me jetta sur le sable.
Il me seroit assez difficile de dépeindre l’horreur de ma situation ; les cris de ceux qui avoient resté dans le navire, les efforts inutiles de ceux qui, dans l’espérance de se sauver, s’étoient jettés à la mer, la […] perspective de quelqu’autres qui, comme moi jettés sur le rivage, étoient sans connoissance ; un froid & une pluye abondante, la certitude de la mort de mes enfants, accablé de fatigue sur une plage inconnue.
Luc de La Corne, « Journal du voyage de M. Saint-Luc de La Corne », La conquête des lettres au Québec (1759-1799), p. 73.
Les Canadiens doivent à la Révolution Françoise la Constitution un peu moins arbitraire que leur premiere, qui leur a été donnée en 1791. Dans l’une & l’autre Province du Bas Canada, il y a une chambre Basse, un Sénat héréditaire, & un Lieutenant Gouverneur avec un veto mignon : & c’est ce corps hermaphrodite qui est chargé de faire les loix. Dans la Province du Bas Canada, la plus ancienne & la plus peuplée, la Chambre basse est presque toute composée de Canadiens & l’on y compte 3 François nés qui sont de vrais Républicains. C’est avec plaisir que j’ai vû l’hyver dernier cette chambre, en opposition avec le Gouvernement, ordonner que la langue statuante seroit la Françoise, étant celle de la Majorité.
Henry-Antoine Mézière, « Observation sur l’état actuel du Canada », La conquête des lettres au Québec (1759-1799), p. 532-533.
L’illustre mort dont la pompe funèbre nous assemble aujourd’hui, est un des hommes rares dont la perte ne se répare que très dificilement. Comme Moyse il nous avoit été accordé dans des temps difficiles ; et c’est dans des temps plus difficiles encore et lorsque nous commençons à peine à goûter le fruit de ses travaux, que votre main toute puissante vient nous le ravir, Mortuus que est ibi Moyses. Vous vous étiez servi de son ministère comme de celui de Moyse pour nous conduire à vous. Il étoit l’Organe de vos volontés, le chef de votre peuple, le père des Orphelins, le consolateur des affligés, l’ame de la discipline, la gloire de notre Eglise ; et c’est peut-être en punition de nos iniquités que le Canada perd aujourd’hui un homme qui, ce semble n’auroit jamais dû mourir. Mais cet accident est la volonté de Dieu, Jubente Domino ; que nous reste-il donc à faire, sinon d’adorer en silence ses décrets éternels et de faire entendre nos gémissement et nos soupirs jusqu’aux extrémités de cette Province arrosée de ses sueurs et sanctifiée par ses travaux, Fleverunt que eum filii Israel in campestribus Moab !
Mgr Joseph-Octave Plessis,« Oraison funèbre de Mgr Jean-Olivier Briand », La conquête des lettres au Québec (1759-1799), p. 623-624.
Oui, c’est à vous, Monseigneur, qu’il étoit réservé de lui rendre les derniers devoirs. Vous avez fermé les yeux de cet illustre mort ; répandez des larmes sur sa cendre et des oblations sur son tombeau. Désormais la conduite d’Israel sera confiée toute entiere à vos soins. Revêtez-vous donc de la force d’en haut Confortare et esto robustus. Car c’est à votre grandeur qu’il appartient de nous retirer de ce désert, de cette vallée de meseres et de larmes où nous languissons, pour nous introduire dans la terre promise, dans la terre des vivans, dans la Jérusalem celeste qui doit être dans ce monde l’objet de nos espérances et dans l’autre le terme de nos désirs,
Amen
Finis coronat ejus.
Mgr Joseph-Octave Plessis,« Oraison funèbre de Mgr Jean-Olivier Briand », La conquête des lettres au Québec (1759-1799), p. 637.