L’année 2007 marquera le centenaire de la mort du romancier français Joris-Karl Huysmans (1848-1907). Si chaque génération ne manque pas de redécouvrir Stendhal, Flaubert et Zola, Huysmans semble plutôt réservé à une élite de connaisseurs. Toujours absent de la Bibliothèque de la Pléiade, il possède pourtant une lignée d’admirateurs au jugement éclairé : Oscar Wilde, Paul Valéry et Julien Gracq ont d’une seule voix reconnu le don d’invention et de trouvaille propre au romancier parisien. Alliant comme peu d’écrivains ont su le faire l’art du portrait et l’étude de milieu, la mélancolie et la cocasserie, la vigueur du style et le vocabulaire étendu, l’œuvre de Huysmans a, tant dans son inspiration naturaliste que dans sa veine symboliste, fortement marqué le roman moderne, annonçant en cela Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline et Georges Perec, parmi d’autres orfèvres du langage.
Une main capricante présente « un pouls irrégulier qui saute comme une chèvre » ; un suc cohobé est « distillé plusieurs fois » ; avoir des cuirs dans le sang, c’est « s’entêter à parler d’une façon incorrecte » ; aller à l’écorche-cul signifie « en glissant, en se traînant sur le derrière » Lire Joris-Karl Huysmans ne va décidément pas sans poser quelques difficultés, pour le plus grand bonheur de ses adeptes. D’une exigence quasi inégalée en matière de précision lexicale, Huysmans a librement créé des mots, associé des significations perdues, rajeuni des archaïsmes et puisé dans les vocabulaires techniques, les dialectes, la langue verte (l’argot) et le parler de tous les jours, hissant la langue française vers des sommets d’expressivité.
De Georges à Joris-Karl
Avant d’en venir au roman, Huysmans a d’abord tenté sa chance comme poète. Il a édité en 1874 un recueil de poèmes en prose intitulé Le drageoir à épices. Le livre a suscité peu d’échos, mais le chef de file du Parnasse, Théodore de Banville, en a vanté le côté « amoureusement ciselé ». Huysmans, jusque-là prénommé Georges, s’est choisi un pseudonyme rappelant ses origines hollandaises, signant dès lors ses œuvres du prénom de Joris-Karl, souvent abrégé en « J.-K. ». Huysmans n’a guère persisté dans la voie poétique. C’est principalement pour ses romans et ses chroniques artistiques qu’il a laissé sa marque dans le paysage littéraire français. De 1876 à 1884, il a écrit des textes conformes à l’esthétique naturaliste, des études de milieux petits-bourgeois et populaires de Paris : Marthe, histoire d’une fille (1876), Les sœurs Vatard (1879), En ménage (1881) et À vau-l’eau (1882). Avec À rebours en 1884, il s’est détourné du naturalisme pour devenir l’un des plus éminents représentants du symbolisme dans sa mouture « décadente ». Suivront Là-bas (1891), roman sur le satanisme, et les œuvres du catholicisme retrouvé : En route (1895), La cathédrale (1898), L’oblat (1903).
Au printemps 1866, Huysmans est entré au ministère de l’Intérieur et des Cultes. Certes, la carrière d’employé de sixième classe n’offrait a priori rien de très grisant pour un jeune homme féru de peinture et de littérature, mais Huysmans, qui y resta jusqu’en 1898, avait tout le loisir de se consacrer parallèlement à ses travaux d’écriture.
Pour Huysmans, 1876 a été une année charnière à plus d’un titre. C’est l’année où a paru son premier roman, Marthe, histoire d’une jeune fille, édité à ses frais à Bruxelles, la ville des livres interdits. Le texte raconte la vie d’une pauvresse engagée aux Folies-Bobino, un cabaret plutôt mal famé, dont les déboires quotidiens ne présentaient d’autre issue que la plongée dans l’alcool ou dans la Seine. L’année 1876 est également significative parce que Huysmans y a fait la rencontre d’Émile Zola et rejoint le groupe des cinq amis, aussi appelé « école de L’assommoir ». Les « cinq » en question (qui sont, outre Huysmans, Paul Alexis, Léon Hennique, Henry Céard et Guy de Maupassant) étaient réunis par un penchant commun pour les « âpres réalités », de même qu’une volonté de défendre L’assommoir, alors en proie à une tempête de critiques. Huysmans a signé à cette occasion un long article dans lequel il entendait « prouver aux personnes qui ont lu les œuvres de ce puissant artiste [Zola] que tous les racontars débités sur lui sont insanes et bêtes », et que « [le] buveur de sang, le pornographe, est tout simplement le plus exquis des hommes et le plus bienveillant des maîtres ».
Littérature et trivialité
Huysmans a tôt fait de s’imposer comme un séide de Zola. Son mot d’ordre consistait à tout représenter, tout observer et tout peindre, en usant de toutes les couleurs de la palette, le noir aussi bien que le bleu. Citadin raffiné, Huysmans est aussi un fin connaisseur du Paris canaille et miséreux. Le type moderne de la fille le fascine tout particulièrement. Dans la même veine d’inspiration que Marthe, son deuxième roman, Les sœurs Vatard (1879), a pour sujet la vie d’ouvrières parisiennes. Céline et Désirée Vatard sont employées à la maison Débonnaire et Cie, un atelier de satinage et de brochure identique à celui dont Huysmans a hérité de sa mère en 1876. Céline, l’aînée, a pris l’habitude, depuis sa puberté, de butiner les amants. La cadette, davantage fleur bleue, attend de connaître un véritable amour. Or, Auguste, le garçon dont elle s’éprend, est un gagne-petit, et il va lui échapper à cause de ce que Huysmans appelle l’« aristocratie ouvrière », cette résolution des pères de ne marier leurs filles qu’à des ouvriers aux revenus décents. Les sœurs Vatard fait sensation à sa parution. Dès l’ouverture du roman, on reconnaît les efforts de l’auteur pour exprimer les pires trivialités dans une langue sophistiquée. Huysmans y évoque en effet les odeurs qui empuantissent l’atelier de brochage, allant des senteurs « de houille et de gaz, de sueur de femmes dont les dessous sont sales » jusqu’à « l’âcre pissat du chat ». D’une modernité criante, le livre agence, selon son auteur, la manière charnelle des peintres hollandais et le nervosisme propre à la vie parisienne.
La nouvelle « Sac au dos » constitue en 1880 la contribution de Huysmans aux Soirées de Médan, ce collectif publié par Zola et rassemblant des récits inspirés par la guerre de 1870. Maupassant y a donné le texte qui l’a rendu célèbre : « Boule de suif ». Dans « Sac au dos », Huysmans, s’inspirant de la dysenterie qui l’avait contraint à quitter son bataillon à l’été 1870, décrit sans indulgence la désorganisation de l’armée française, l’injustice des gradés et le désagrément des tentes couvertes d’immondices et de poux.
Lubies de célibataire et troubles gastriques
Le naturalisme a fini par lui paraître condamné au rabâchage. Bien sûr, Huysmans tenait à conserver certains acquis, tels la véracité du document, la précision du détail ou le côté étoffé et tressaillant de la langue. Or, à son avis, un puissant artiste devait savoir se faire « puisatier d’âme », un domaine plutôt exploré par les symbolistes que par les naturalistes.
En 1881, un accès de névralgie impose une convalescence. Retiré à Fontenay-aux-Roses, en bordure de Paris, il occupe une maison qui lui servira de modèle pour À rebours, le roman à compter duquel date sa véritable renommée. L’œuvre semble tenir de la gageure par sa structure en grande partie énumérative. L’intrigue et la fiction au sens traditionnel y sont disqualifiées, le livre dressant plutôt l’inventaire des goûts et dégoûts du personnage central, Jean Floressas des Esseintes, appelé à devenir le type même du blasé délicat, aux nombreux avatars dans la littérature fin-de-siècle. Par rapport aux écrits précédents, l’œuvre détonne. Zola est d’avis que Huysmans assène un « coup terrible au naturalisme ».
D’un point de vue rétrospectif, la coupure avec les romans antérieurs est cependant moins brutale qu’il n’y paraît. En ménage et À vau-l’eau étaient déjà basés sur la figure du célibataire désSuvré et sur le motif de la flânerie dans Paris. Le peintre Cyprien Tibaille, l’ami d’André dans En ménage et l’amant de Céline dans Les sœurs Vatard, appartenait déjà à cette lignée de personnages masculins caractérisés par le vide de l’existence, le goût de la tranquillité, les élancements de la chair et la poursuite d’un idéal capricieux et abstrus. Quant au héros d’À vau-l’eau, Folantin, on assiste à son infructueuse chasse aux plaisirs : à tel restaurant de table d’hôte, on est entassé comme des harengs ; tel cigare londrès a un goût de chou et tel opéra-comique rappelle un tourniquet à musique C’est à en désespérer : il n’existe plus de fortifiant contre l’ennui.
Dans À rebours, le protagoniste, Jean des Esseintes, dernier rejeton d’une lignée ancienne, choisit de rompre avec son « haïssable » siècle. Il se construit, à Fontenay-aux-Roses, une cellule de rêve où il pourra se vouer à la délectation de son cerveau surmené. Chaque chapitre rapporte les trouvailles de son imagination fantasque : ce sera tantôt une tortue plaquée d’or et sertie de pierres semi-précieuses ; et tantôt, un « orgue à bouche », c’est-à-dire muni d’un baril à liqueurs afin de « goûter la musique ». L’aménagement de sa bibliothèque est l’objet d’un soin maniaque. La littérature de la latinité finissante lui plaît en raison des charmes stylistiques de la décadence. Son rayon d’écrivains laïcs contemporains est en revanche plus ténu : seuls quelques privilégiés y sont admis, tels Baudelaire, Poe, Verlaine et Mallarmé, parce qu’ils font appel aux « flores byzantines de la cervelle » et aux « déliquescences compliquées de la langue ». À force de concentrer son esprit sur des illusions plus vraies que nature (c’est le côté foncièrement anti-naturaliste d’À rebours), le personnage parvient à la dépravation suprême, quand il ne peut plus rien ingérer à cause du délabrement de son estomac et se voit forcé de s’alimenter par lavements.
Du scepticisme à la foi
Les dernières années de la vie de Huysmans sont caractérisées par un retour à la foi catholique, sous le parrainage spirituel de l’abbé Mugnier, « le confesseur du tout-Paris », qui sera également l’ami de Maurice Barrès, Jean Cocteau et Paul Valéry. À rebours n’a toutefois pas représenté les adieux de Huysmans à la littérature « profane ». Il lui restait d’autres œuvres capitales à signer, tel l’excellent, mais inclassable roman En rade (1887), et bien sûr, son fameux « livre noir », Là-bas (1891), qui connaît toujours un certain succès commercial. Dans En rade, Jacques et Louise Marles, un couple qui traverse à Paris de graves difficultés financières, se réfugient au château de Lourps, chez un oncle paysan, le père Antoine. Au lieu du repos escompté, ils font l’expérience d’une campagne détestable et rustaude, aux antipodes des eldorados champêtres de George Sand.
Quand l’Académie Goncourt a été fondée en 1896, au lendemain de la mort d’Edmond, Huysmans en a assumé la première présidence. Au printemps de 1907, quelques mois après avoir été promu Officier de la Légion d’honneur, l’écrivain a succombé à un cancer qui le rongeait depuis cinq ans ; il avait 59 ans.
1. Joris-Karl Huysmans, « Émile Zola et L’assommoir », article en quatre parties paru dans L’actualité les 11, 18, 25 mars et 1er avril 1877.
Éditions récentes des œuvres de Joris-Karl Huysmans :
Le roman de Durtal : Là-bas, En route, La cathédrale et L’oblat, Bartillat, 1999 ; À Paris, Bartillat, 2005 ; Romans I : Marthe, Les sœurs Vatard, Sac au dos, En ménage, À vau-l’eau, À rebours, En rade, Un dilemme et La retraite de Monsieur Bougran, « Bouquins », Robert Laffont, 2005 ; Écrits sur l’art (1867-1905), Bartillat, 2006.
Sur la vie et l’œuvre de Joris-Karl Huysmans : Robert Baldick, The Life of J.-K. Huysmans, version mise à jour par Brendan King, Sawtry (Cambs, Angleterre), Dedalus, 2006 (1955).
EXTRAITS
[Cyprien Tibaille] était d’ailleurs un homme dépravé, amoureux de toutes les nuances du vice, pourvu qu’elles fussent compliquées et subtiles. Il avait, à la grâce de Dieu, aimé des cabotines et des graillons. Frêle et nerveux à l’excès, hanté par ces sourdes ardeurs qui montent des organes lassés, il était arrivé à ne plus rêver qu’à des voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrements baroques. Il ne comprenait, en fait d’art, que le moderne. Se souciant peu de la défroque des époques vieillies, il affirmait qu’un peintre ne devait rendre que ce qu’il pouvait fréquenter et voir ; or, comme il ne fréquentait et ne voyait guère que des filles, il ne tentait de peindre que des filles. Au fond même, il n’estimait vraiment que l’aristocratie et que la plèbe du vice ; en fait de prostitution, le bourgeoisisme lui sembla odieux par-dessus tout. Il raffolait de la tournure des filles du peuple, de leurs airs canailles et provocants, de leurs gestes mettant à nu des plaques de chairs, sous le caraco, alors qu’elles lapaient du vin ou mangeaient de caresses la face ribotée de leurs hommes. Il raffolait plus encore des dépravations des ravageuses de haute lice ; leurs senteurs énergiques, leurs toilettes tourmentées, leurs yeux fous, le ravissaient. Son idéal allait même jusqu’à l’extravagance.
Roman I, Les sœurs Vatard, p. 148.
Après les maîtresses qui nous turlupinaient, c’est maintenant les légitimes ! – Ah ! je sais bien, c’est plus embêtant – mais quoi ? – ça ne prouve qu’une chose, c’est qu’amours de distinction et amours de rebut, c’est kif-kif, ça se lézarde et ça croule ! Va, faut en prendre son parti, mon cher, dans la vie, on n’a rien à soi. On loge ses affections dans des meublés, jamais dans une chambre qui vous appartienne ! Dame, oui, j’en conviens, c’est dur ; on voudrait avoir son petit lopin de bonheur et en être seul propriétaire ! Ah ! mon ami, ce sont des rêves de paysan qu’on ne réalise pas ! – mais, voyons, comment allons-nous nous organiser ?
Roman I, En ménage, p. 305.
Ni le lendemain, ni le surlendemain, la tristesse de M. Folantin ne se dissipa ; il se laissait aller à vau-l’eau, incapable de réagir contre ce spleen qui l’écrasait. Mécaniquement, sous ce ciel pluvieux, il se rendait à son bureau, mangeait et se couchait à neuf heures pour recommencer, le jour suivant, une vie pareille ; peu à peu, il glissait à un alourdissement absolu d’esprit.
Roman I, À vau-l’eau, p. 499.
Bercé par l’admirable prose de Flaubert, il écoutait, pantelant, le terrible duo et des frissons le parcoururent, de la nuque aux pieds, quand la Chimère proféra la solennelle et magique phrase :
« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus larges, des plaisirs inéprouvés. »
Ah ! c’était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse qu’une incantation, parlait ; c’était à lui qu’elle racontait sa fièvre d’inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes des au-delà de l’art !
Roman I, À rebours, p. 667.