À travers le monde, à l’est comme à l’ouest, et donc au Québec aussi, on célébrait l’an dernier le centenaire de la naissance de Jacques Roumain. Né à Port-au-Prince, il entreprend une carrière de poète, d’écrivain et de journaliste dès 1927. Il a alors vingt ans. C’est un enfant terrible né d’une famille de l’aristocratie haïtienne. Pris dans le mouvement indigéniste induit par l’occupation américaine de son pays, Jacques Roumain est profondément nationaliste et le restera jusqu’à sa mort prématurée.
Guidé par les idées de Jean Price-Mars (auteur d’Ainsi parla l’oncle, 1928), il s’intéresse à la paysannerie qui semble croupir au bas de l’échelle sociale sans espoir aucun. Il va condamner toutes les inégalités et s’insurger même contre le milieu social dont il est issu. Ses actions politiques en seront marquées et ses écrits refléteront son amour pour la terre d’Haïti et ses fils, et au-delà d’eux, sa passion pour l’humanité tout entière, pour les damnés de la terre en particulier. Le prix payé pour sa militance a été lourd. Il a connu la prison, l’exil et sa santé en a souffert… Il est mort en avril 1944, il n’avait que 37 ans.
Jacques Roumain a été un grand écrivain, même si sa vocation première a été plus politique que littéraire. Il a laissé une œuvre imposante de grande qualité : quatre recueils de poésie, huit poèmes inédits, treize œuvres de fiction (romans et nouvelles), quatre contes inédits, cinq travaux scientifiques et d’innombrables articles de journaux. Le tout paraît dans la collection « Archivos » des éditions Allca, en collaboration avec l’UNESCO, sous le titre Œuvres complètes1 ; l’ouvrage comprend un appareil critique signé Léon-François Hoffmann. Roumain est le premier auteur de langue française à y être honoré, cette collection n’étant préalablement consacrée qu’aux meilleurs auteurs hispanophones de l’Amérique latine.
L’œuvre de Jacques Roumain la plus connue est Gouverneurs de la rosée, roman publié en 1944, quelques mois après sa mort. L’accueil qui lui a été fait, sur le plan international, a prouvé ce que les études ultérieures ont démontré, à savoir l’universalité de l’œuvre de Roumain à partir de thèmes profondément ancrés dans le national. En effet, ce roman a été traduit en dix-huit langues, a été à deux reprises adapté pour le cinéma par des réalisateurs cubain et français. Il a été mis en bande dessinée et a inspiré un feuilleton radiophonique en langue créole. C’est un roman paysan décrivant la vie d’une communauté en butte à une grande sécheresse d’une part, et d’autre part, minée par la haine et la vengeance entre les habitants. Arrive alors l’un de ses fils, Manuel, revenu de Cuba. Il prêche la réconciliation, refuse la magie comme unique solution aux problèmes et prône la mise en commun des énergies pour trouver l’eau, source de vie. Manuel paiera de sa vie – comme celui qui l’a fait naître sous sa plume – mais sa mère Délira, qui l’a adoré, se consolera de sa victoire et aussi de la vie qu’il a laissée en la jeune et belle Anaïse qu’il a aimée.
Dans Gouverneurs de la rosée, le ton général est bien différent des premiers romans de Jacques Roumain : La
montagne ensorcelée, récit sombre publié en décembre 1931 en même temps qu’un autre roman, Les fantoches. Dans le premier, une communauté paysanne est conduite au meurtre collectif par son isolement, son extrême pauvreté et son obscurantisme. Dans l’autre, plus urbain, Jacques Roumain critique sévèrement le milieu social auquel il appartient et pour lequel il a le plus profond mépris. Il y affiche l’antiaméricanisme qu’il éprouve à l’époque (Haïti est occupée militairement par les Américains depuis 1915 et le sera jusqu’en 1934), et se révolte, entre autres choses, contre l’enfance en domesticité, cette forme d’esclavage à laquelle souscrivent les élites de la ville.
Ces deux œuvres ont en quelque sorte comme préface La proie et l’ombre dans lequel on retrouve les personnages principaux des Fantoches, ces bourgeois port-au-princiens dont la tête tourne à vide.
C’est dans le cadre de la célébration de ce centenaire que les Presses nationales d’Haïti ont publié un ouvrage, Mon Roumain à moi2, dans lequel trente et un auteurs haïtiens rendent hommage à Jacques Roumain et affirment la marque profonde qu’a laissée sur eux cet écrivain et homme politique qui, selon les termes de Rodney Saint-Éloi, a porté en lui tous les combats et toutes les causes.
Voir « Je n’ai pas lu Ainsi parla l’oncle de Jean Price-Mars » par Georges Anglade, paru dans Nuit blanche, no 105.
1. Jacques Roumain, Œuvres complètes, Allca/UNESCO, Madrid, 2003, 1690 p.
2. Collectif, Mon Roumain à moi, Presses nationales d’Haïti, Port-au-Prince, 2007, 309 p.
EXTRAITS
Roumain a conservé toute sa vie des attaches solides avec les arbres, le sang, la chair et la poussière de son île. La terre d’Haïti comme ses hommes et ses femmes, il convient de toujours les avoir à l’esprit pour aborder son œuvre. Non qu’il fut un écrivain du terroir. Ne nous y trompons pas. L’œuvre de Roumain ne supporte aucune restriction, fût-elle celle de sa terre natale. Pourtant, c’est de cette terre et de ces êtres qu’il puise la force de son opposition à tout ce qui menace l’humaine condition. Du lieu même de son enracinement, il est l’un des rares à avoir embrassé dans une telle totalité l’homme et l’universel.
Yanick Lahens, Mon Roumain à moi, p. 227.
En pleine période de dictature de François Duvalier [1957-1971], au moment même où confusément, instinctivement, les jeunes sentaient que cette chape de silence et d’oppression allait à l’encontre des droits fondamentaux de l’être humain. Alors même que les attitudes parentales, souvent protectrices jusqu’à l’étouffement, prudentes jusqu’au défaitisme pesaient parfois sur toute velléité de dire non, des figures comme celles de Jacques Roumain et de Jacques Stephen Alexis ont contribué à offrir à la jeunesse de l’époque une alternative à l’acceptation.
Évelyne Trouillot, Mon Roumain à moi, p. 126.
[N]ous attendons la sensuelle musique des lèvres qui se parlent de partage et d’amour au présent
nous attendons la roue manuelle au carrousel des consciences plus vivaces et plus pures que le feu de la haine
nous attendons encore les battements du rêve majeur contre la rancœur et la détresse
et nous continuerons longtemps encore à quêter l’eau de la réconciliation et du salut en marge de la clameur assourdissante des buzangos et des zobopes barrant la route des Gouverneurs de la rosée.
Frankétienne, Mon Roumain à moi, p. 104.
Je veux voir cette terre et boire mon tafia avec les paysans, de vrais maîtres des veillées. Je veux voir cette terre très fatiguée. Je dois remplir mes cruches d’eau à gargariser en paix. La fête de l’eau va commencer. Mon songe fait l’aller et retour Cuba/Haïti.
Je dis Bonjour ! je dis Honneur ! Répondez Respect !
Tranquille !
Honneur mon Compère Manuel !
Dlo ! Dlo !
– Voici un peu d’eau mon bien-aimé. Juste un gobelet d’eau. Ça te fera du bien
– De acuerdo !
Frantz Dominique Batraville, Mon Roumain à moi.
[…] derrière la masse écrasée des maisons, quelque part dans la nuit, on entendait la voix sinistre et joyeuse d’un tambour, la voix de mille dieux africains, hilares et obscènes, qui trouaient le silence à petits coups frénétiques.
– Pourquoi disiez-vous, Daniel, que cette foule est triste ?
– Parce qu’elle va vers le plaisir. La joie n’attire pas la joie. Vous semblez croire que je prête à tout mon propre découragement Non. Nous pourrions aller sous cette tonnelle où l’on débite un pauvre bonheur : danse et tafia. Je vous montrerais ces hommes et ces femmes, leurs visages, et vous sauriez alors qu’une foule gaie se compose d’hommes tristes. Vous verriez le désespoir du plaisir. Mais voulez-vous revenir plus tard quand tout sera fini ? À l’heure où il n’y a plus de foule, mais un matin livide, un petit troupeau harassé. À l’heure où une foule se désagrège comme une grappe qui perd ses fruits. Chacun des fruits est amer.
La proie et l’ombre, Œuvres complètes, p. 111.
Vous êtes-vous demandé de quelles misères est fait le sort des « Ti-mounes » ? Leur nom le dit déjà : le « petit monde », la quantité négligeable. Cette coutume de prendre chez soi des domestiques mineures que l’on ne rétribue point et dont on dispose comme d’un objet, nous vient en droite ligne du passé colonial. Rappelez-vous Laugeon et les auteurs qui nous décrivent l’esclavage du nègre par les affranchis noirs et mulâtres.
La vie des Ti-mounes est soumise à la même cruelle mentalité.
Les fantoches, Œuvres complètes, p. 186.
Il voudrait bien se reposer. Ses vieux os sont endoloris depuis la pluie de la veille. Il est courbaturé jusqu’à la moelle, mais pour vivre il faut travailler ; c’est l’existence. Est-ce que les blancs travaillent aussi ? Déjà en Guinée le nègre haïtien peinait et le blanc le menait. Il y a cent ans on les avait foutus à la mer à coups de fusil dans le cul. Mais les voici revenus ces fils de chiens de blancs américains.
Un jour à Mirebalais, il est entré à l’Église. Là il a vu : la Sainte-Vierge blanche, St. Joseph blanc, St. Pierre blanc : houng ! si le nègre souffre comme ça, est-ce que tu ne crois pas que le bon Dieu est blanc et qu’il a le préjugé de couleur ?
La montagne ensorcelée, Œuvres complètes, p. 208.
L’odeur de la mort est telle une étreinte autour d’eux, mais ils ne la sentent pas, prisonniers de la magie que composent la douleur, ces jeux d’ombres fantomatiques sur les murs, l’alcool, les paroles mystérieuses, la fatigue.
La montagne ensorcelée, Œuvres complètes, p. 213.
Nous mourrons tous – et elle plonge sa main dans la poussière ; la vieille Délira Délivrance dit : Nous mourrons tous : les bêtes, les plantes, les chrétiens vivants, Ô Jésus-Marie la Sainte Vierge ; et la poussière coule entre ses doigts. La même poussière que le vent rabat d’une haleine sèche sur le champ dévasté […].
La poussière monte de la grand’route et la vieille Délira est accroupie devant sa case, elle ne lève pas les yeux, elle remue la tête doucement, son madras a glissé de côté et on voit une mèche grise saupoudrée, dirait-on, de cette même poussière qui coule entre ses doigts comme un chapelet de misère : alors elle répète, nous mourrons tous, – et elle appelle le bondieu. Mais c’est inutile, parce qu’il y a tellement beaucoup de pauvres créatures qui hèlent le bondieu de tout leur courage que ça fait un grand bruit ennuyant et le bondieu l’entend et il crie : Quel est foutre, tout ce bruit ? Et il se bouche les oreilles. C’est la vérité et l’homme est abandonné.
Gouverneurs de la rosée, Œuvres complètes, p. 267.
Si l’on est du pays, si l’on y est né, comme qui disait : natif-natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence, dans le cœur ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et se rendent, ses genoux sans mystères, sa force, sa voix et son silence.
Gouverneurs de la rosée, Œuvres complètes, p. 277.