Lire le journal d’une défunte ne se fait pas sans une certaine gravité. Surtout quand, dès l’entrée, commence la maladie qui mènera à la mort. Chaque propos, dès lors, se teinte de l’ombre qui vient. Émerveillement devant la nature, élans d’une passion dévorante, espoirs, projets d’avenir, le lecteur est le seul à connaître l’inaccomplissement qui les guette.
Quand Boréal a annoncé la publication du Journal1 de Marie Uguay, on était en droit de s’interroger sur les quelque vingt-cinq années de délai qu’il aura fallu pour qu’il soit rendu public. L’importance de cette auteure dans le paysage littéraire québécois est indéniable. Et ce n’est pas – seulement – parce qu’elle est morte jeune qu’on a donné son nom à une Maison de la culture à Montréal et que flotte au-dessus de ses poèmes une sorte de présence holographique. Jacques Brault, Gaston Miron, Jean Royer (qui l’a interviewée dans le cadre d’un film sur elle) ont reconnu son talent de son vivant. Une notoriété bien relative, évidemment, puisque que l’on parle d’un genre littéraire peu ou pas lu. Il est vrai que Marie Uguay incarne en quelque sorte un archétype de la poésie québécoise, auquel appartient le chant des Sylvain Garneau, Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau, celui d’une jeunesse dévorée par une souffrance menant au silence. Ici, comme ailleurs peut-être, on aime bien les écrivains qui ont su se taire avant de « vieillir ». Il faut entendre les débats enflammés entourant la sortie du dernier Réjean Ducharme, dont on ne sait trop comment prendre l’assagissement, comme s’il s’agissait du nôtre.
Sans voir là une lacune, Marie Uguay n’est toutefois pas de la lignée des Nelligan. Son écriture, à l’inverse d’une révolte ou d’un isolement, dévoile un patient acharnement, comme celui du chat tapi dans l’herbe pendant des heures, qui observe sa proie sans jamais daigner lever la patte. « Toute la nuit / nous avons guetté / le paysage en silence / il n’est de marche / généreuse que ce retour / à toute chose nommée », lit-on dans Signes et rumeur, son premier recueil paru en 1976 au Noroît, presque un an avant l’annonce du cancer qui l’emportera en 1981. Elle n’avait que vingt et un ans et déjà s’y révèle une saisissante acuité dont témoigne ce poème : « [A]u soleil de cinq heures / cette concordance entre / chaque mot et une partie / du rêve que nous cherchons / avec assiduité et détresse ».
L’amour, la poésie
Le Journal de Marie Uguay commence le 15 novembre 1977, quelques jours avant sa sortie de l’hôpital. C’est avec un « corps mutilé » – on lui ampute la jambe droite pour empêcher que la maladie se propage – qu’elle tente de réintégrer sa vie d’avant. Son compagnon d’alors, Stéphan Kovacs, et qui le restera jusqu’à sa mort, se remémore dans une émouvante préface au Journal cet automne difficile. Sans mentionner qu’il s’agit d’une trahison, il évoque la passion qui s’installe au cœur de l’œuvre et de la vie de Marie Uguay. On comprend que la découverte de l’amour démesuré de sa compagne pour le médecin qui la soignait fut pour lui une surprise alors que la poète elle-même parlait de son conjoint sans ressentiment. Pas une fois elle n’a remis en doute la profonde amitié et même l’amour qui les liaient.
Vingt-cinq années de décantation auront donc été nécessaires à Stéphan Kovacs pour mener à son terme l’édition des onze cahiers qui forment le Journal. Une fois la poussière retombée, des parties ont pu être retranchées, et pas celles auxquelles on pourrait s’attendre : le véritable début qui commence avec l’hospitalisation, certains poèmes connus, en fait, tout ce qui ne participait pas à l’unité du livre. Le fil conducteur du Journal est cette passion increvable. L’amour est impossible : le médecin a une femme, une vie rangée, il est froid, indifférent. Ils consommeront néanmoins l’amour, mais une seule fois. L’occasion d’aimer ce corps incomplet, de le concevoir désirable et beau dans le regard de l’autre. Et le patient acharnement des poèmes apparaît ici dans sa criante nudité : dire, redire à quel point elle ne s’aime pas, comment elle pourrait s’aimer s’il l’aimait ; les montagnes russes : un moment elle en est libérée, l’instant d’après sa vie sans lui n’a plus de sens. Elle a vingt-deux ans. Vingt-trois. Elle ne sait surtout pas, au moment où elle s’épanche, qu’un quelconque lecteur sans scrupules débusquera contradictions et répétitions.
Marie Uguay ne manque pas d’inscrire ce désir d’amour de soi par l’autre dans la poursuite d’une lignée de femmes insatisfaites. Il est pénible, en effet, « de croire que l’on peut offrir l’essentiel et de s’apercevoir que l’on est le superflu ». Pour échapper au malheur, elle essayera, plutôt mal que bien, de se soustraire à un amour à sens unique. Mais cette victoire, qui aurait été celle de générations de femmes avant elle, n’adviendra jamais. Car elle a peur de perdre le souffle de sa poésie. Cette angoisse lui inspire d’ailleurs plus de pages qu’à l’habitude. À l’instar de René Char qui notait que « [l]e poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir2 », Marie Uguay écrivait : « Le désir amoureux m’a toujours servi et sert encore à incarner ce désir plus vaste qui porte l’œuvre. Désir indéfinissable, source de l’œuvre et que l’œuvre ne réalise jamais, mais par lequel (désir) elle s’accomplit ». L’influence de Robert Desnos et son « J’ai tant rêvé de toi », de Gaston Miron, de Marguerite Duras en exergue à son second recueil L’outre-vie, est palpable dans cette jeune poésie. La souffrance de l’amour, pareille à la maladie, engendre dans ses sommets la création, la joie, sorte d’équilibre vital.
Le journal devient donc le lieu d’une réflexion sur la nature d’une création propulsée par le désir d’atteindre l’autre. À travers les propos à caractère biographique, se lit la genèse des deux recueils qui suivent Signes et rumeurs, soit L’outre-vie, qu’elle commencera à rédiger juste avant l’annonce de sa maladie, et Autoportraits, publié un an après sa mort. Aussi, on découvre l’amorce des Poèmes en prose et des Poèmes en marge, regroupés dans ses œuvres complètes, Poèmes3, publié en même temps que le Journal par Boréal. Les plans des recueils et des textes, et les interrogations qui les entourent, donnent la mesure de l’engagement personnel, de l’élan volontaire à la source de cette poésie pleine de trouvailles étonnantes.
Un métier
Dans les notes en marge des poèmes, elle s’explique à elle-même son désir nébuleux de création. « Tout combat pour la survie est pour moi un acte d’amour, et le lieu de l’enfance imprégné d’amour demeure ainsi l’intuition première de ma poésie. » De cette enfance particulière, on sait peu de choses. À chaque évocation apparaît la figure du grand-père maternel, César Uguay. Marie, née Lalonde, explique le choix de son nouveau patronyme par le désir de perpétuer le nom d’un artiste qui n’a jamais pu s’épanouir. Son grand-père, Parisien d’origine, longtemps professeur de musique au Collège Jean-de-Brébeuf, avait jadis vu jouer l’une de ses œuvres musicales dans la capitale française, mais sans fanfare. Le grand-père d’ailleurs ne croyait pas au rêve de sa petite-fille, qui à cinq ans noircissait déjà des pages. Musicienne, oui, mais pas écrivaine. Un an après la mort du patriarche paraît un premier recueil. Les vers, dit-elle, lui sont dédiés.
Marie Uguay entrevoit bien tout l’éphémère de la reconnaissance qu’elle cherche. Elle a conscience qu’elle n’est pas seule à vouloir qu’on l’entende. Qu’il y a moins de lecteurs de poésie
1. Marie Uguay, Journal, Boréal, Montréal, 2005, 331 p ; 25,95 $.
2. René Char, Partage formel et Feuillets d’Hypnos. Cité par Marie Uguay, Journal, p. 27.
3. Marie Uguay, Poèmes, Boréal, Montréal, 212 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Ce matin-là en me levant, je me rendis au salon et il était plein d’une lumière puissante comme d’un métal en fusion, où cependant j’entrais comme dans une eau profonde et douce, sans m’y heurter, sans m’y brûler, en en retirant subitement un délicieux bien-être que j’aurais voulu garder longtemps. Et de peur de perdre cette perfection, cette invraisemblance de couleur, cette immédiate objection à la mort, je suis sortie du salon sans m’y être attardée pour ne pas épuiser ce bonheur et que cette lumière m’entre dans les prunelles, coule dans ma tête et mes veines et que mon corps respiré par l’incandescence se souvienne, sans jamais s’en fatiguer, intimement dans ses artères, dans le réseau de ses nerfs, de ses muscles, que la beauté existe très tôt le matin dans la fragmentation des rêves. Et je suis restée dans la cuisine où une demi-obscurité accomplie et soutenue par le murmure des oiseaux gardait encore sur le plancher humide la reposante médiocrité de la nuit.
Journal, p. 310.
J’aurais voulu garder me retournant
deux actes successifs de soleil
dans le vol du pigeon
les façades couleurs de braises
au-dessus l’appel du large
avec un seul nuage roulé en boule
la demi-tristesse de l’orme
nous ne sommes pas sûrs d’avoir vécu
« Poèmes en marge », Poèmes, p. 154.
[…] Maintenant j’ai peur d’admettre la passation de ton visage dans mes souvenirs. Je m’agrippe à cette douleur de te maintenir par le désir toujours présent. Mon amour à chaque pensée est immédiat et éphémère. Tu nais et meurs sans cesse en moi. Ton corps est un point fixe et une multiplication des paysages tout à la fois. À celui qui ne comprendra peut-être jamais la très silencieuse mythologie des petites filles, mon amour a pris en toi la forme d’un rêve.
« Poèmes en prose », Poèmes, p. 182.