Sa sensibilité exacerbée et les finesses de son écriture lui ont souvent valu de passer pour une poétesse inapprochable. Son destin compte parmi les plus tristes de l’histoire universelle de la littérature.
Marina Tsvetaeva (1892-1941), figure majeure de la poésie russe du XXe siècle, s’est donnée tout entière à ses deux grandes raisons d’être, la littérature et la maternité, au gré des circonstances tragiques qui ont assombri sa vie : famine, misère, isolement, mort d’une fille, déportation de ses proches, mésestime de ses pairs. Lentement écrasée par la machine communiste, elle a mis fin à ses jours dans une petite ville retirée du Tatarstan, des années avant de trouver son lectorat.
Une jeunesse à Moscou et ailleurs
Marina Tsvetaeva est née à Moscou le 26 septembre 1892. Son père, Ivan Tsvetaev, est historien d’art et professeur d’université à Moscou. Il consacre une grande partie de sa vie à doter la ville d’un musée des beaux-arts (qui deviendra le musée Pouchkine en 1937). Sa mère, Maria Meyn, issue de la noblesse polonaise, joue magnifiquement du piano (elle a été l’élève de Nicolas Rubinstein). Outre Andreï et Valéria, nés du premier mariage d’Ivan Tsvetaev, Marina a une sœur, Anastassia, de deux ans sa cadette. Elle mourra presque centenaire en 1993, laissant des Souvenirs (publiés en 1974), qui renseignent sur l’enfance des deux sœurs et les doux étés passés dans la datcha campagnarde. Une ombre plane pourtant sur les Tsvetaev : Maria Meyn souffre de tuberculose. À partir de 1902, dans l’espoir de la soigner, la famille multiplie les déplacements : Nervi, près de Gênes, Lausanne, Chamonix, Langackern en Forêt-noire, Fribourg, Yalta, Taroussa La maladie finit par emporter Maria Meyn en juillet 1906, peu avant les quatorze ans de Marina.
Écrire, aimer
L’écriture passionne Marina depuis longtemps : à six ans, elle faisait déjà ses premières rimes. Fervente lectrice de Pouchkine, Goethe, Heine et Hölderlin, elle fait paraître ses premiers poèmes dans des revues dès 1908. La même année, elle rencontre Valeri Brioussov, le chef de file du symbolisme russe. Sa vie durant, malgré sa farouche indépendance, Marina aime établir le contact avec ses confrères et consœurs russes : Maximilien Volochine, Boris Pasternak, Ossip Mandelstam, Nina Berberova, Vladimir Maïakovski, parmi d’autres. Éprise de la figure de Napoléon II, l’adolescente traduit L’aiglon d’Edmond Rostand et décide en 1909 de se rendre seule à Paris afin de voir Sarah Bernhardt tenir ce rôle. Pour l’occasion, elle trouve à se loger rue Bonaparte ! En 1910 paraît Album du soir, son premier volume de poèmes, remarqué par la critique. Suivront notamment La lanterne magique en 1912 et Verstes en 1922.
Dans l’intervalle, plusieurs textes sont en préparation : Insomnie (1916), Indices terrestres (1918-1919), Le tsar-demoiselle (1920). En 1912, Marina épouse Serguei Efron, un étudiant rencontré l’année précédente en Crimée. Tuberculeux, il vient de perdre sa mère et son frère. Marina dira plus tard qu’elle a pris mari « pour faire écran à la mort ». Un fort sentiment de solidarité l’unit à Serguei ; elle lui reste attachée toute sa vie, même si elle multiplie les aventures sentimentales : amours passagères, déclarations de flamme (parfois à des femmes) et « idylles cérébrales », selon l’expression de Tzvetan Todorov. L’année 1912 est aussi celle où naît sa première fille, Ariadna, surnommée Alia, avec qui Marina nourrit une relation d’une extrême intensité jusqu’aux années 1932-1934. Son autre fille, Irina, naît cinq ans plus tard. Un garçon, Gueorgui, surnommé Mour (en hommage au « chat Murr » de Hoffmann), verra le jour en 1925.
1917
Les révolutions russes de février et d’octobre 1917 séparent les époux Efron. Serguei s’engage dans l’Armée blanche, pendant que Marina reste bloquée à Moscou. Les conditions de vie matérielle se détériorent rapidement : dans la tourmente de la guerre civile, Marina a perdu la fortune familiale (environ 100 000 roubles). Elle continue d’écrire, autant que le lui permettent son rôle de mère, ses harassantes tâches domestiques et son emploi de quelques mois au Narkomnats (« commissariat du peuple aux Nationalités »). Elle compose le poème épique « Sur mon cheval rouge » en 1921 ; elle publie en 1922 Averse de lumière, article consacré au recueil de Pasternak, Ma sœur la vie ; elle fait paraître quelques recueils : Séparation, Psyché et Le métier en 1923, et elle entreprend l’écriture du Poème de la fin, de Tentative de chambre, du Poème de la montagne (qu’elle achèvera en 1939). Elle touche aussi au théâtre, avec des pièces d’inspiration antique : Ariane (1924), Phèdre (1927). L’épreuve la plus dure de cette époque survient le 20 février 1920. Sa fille Irina, qui n’a pas encore trois ans, meurt de malnutrition dans un hospice de Kountsevo, près de Moscou. Redoublant dès lors de prévenance envers Alia, qu’elle traite depuis toujours comme sa préférée, Marina mène une vie de misère à Moscou jusqu’au printemps de 1922. Isolée, affamée, elle « défend son âme » contre le régime totalitaire en train de se mettre en place, jusqu’à ce que l’exil s’impose.
Partir
Après trente années passées en Russie, dont au moins le tiers dans des conditions désespérées, dix-sept ans d’exil s’annoncent. Marina et Alia gagnent Berlin en mai 1922, retrouvant Serguei après une longue séparation. La jeune famille passe quelques mois dans la capitale allemande, avant de s’installer en Tchécoslovaquie. Inscrit à l’université, Serguei reçoit une bourse d’études. À cette époque, l’ancien Blanc se détache de ses premières convictions et milite dans les rangs des Eurasiens, qui clament que la Russie n’est pas assimilable à l’Europe. Pendant ce temps, Marina écrit et publie : Heure de l’âme (1924), Lettre de Nouvel An (à la mémoire de Rilke) et Le poème de l’air (1927). Avec son traité Le poète et la critique, en 1926, elle répond à des articles qui lui semblaient malintentionnés. En 1928, Après la Russie sera son dernier livre à paraître de son vivant. Après les étapes allemande et tchèque, la vie d’émigrée se poursuit en France, où Marina passera quatorze ans, de 1925 à 1939 : Bellevue, Meudon, Clamart, Vanves
Le triangle épistolaire avec Pasternak et Rilke
L’année 1926 est marquée par la fameuse « correspondance à trois », qui constitue, à n’en pas douter, l’un des temps forts de la biographie littéraire de Marina Tsvetaeva. Il s’agit également d’un phénomène exceptionnel dans l’histoire de la littérature : trois écrivains majeurs, dont chacun a créé un univers poétique original, s’échangent des lettres passionnées, fondées sur l’admiration réciproque. Débutant en mai 1926, cette correspondance entre Pasternak, Rilke et Tsvetaeva est de courte durée : la maladie de Rilke y met un terme. Des trois épistoliers, seuls Pasternak et Tsvetaeva se sont déjà rencontrés (ils s’écrivent d’ailleurs régulièrement depuis 1922). Les prémisses du trio remontent au 12 avril 1926, lorsque Pasternak envoie à Rilke une lettre dans laquelle il lui fait part de l’émotion ressentie en apprenant que le poète a lu – et aimé – ses cinq poèmes figurant dans l’anthologie d’Ehrenbourg, Portraits de poètes russes (Berlin, 1922). Boris en profite pour faire l’éloge de Marina et demander au poète de lui expédier les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée. Rilke y consent et adresse une lettre à Marina, accompagnée des deux recueils. La réponse de la poétesse ne se fait pas attendre ; pleine de fougue poétique, elle donne lieu à l’échange que l’on sait. Pour lors, Marina exulte : Pasternak et Rilke représentent à ses yeux les deux seuls poètes contemporains dont la puissance lyrique lui semble égaler la sienne. Elle voit le premier comme un alter ego, et le second, comme « la poésie personnifiée ». L’impression partagée de parler une langue d’initiés, « d’habitants des cieux », entraîne Marina vers d’impétueux élans du cœur, si bien que l’épistolière se montre de plus en plus insistante, voire accaparante : elle veut être l’« unique Russie » du poète pragois et souhaite le rencontrer séance tenante. Pasternak se voit petit à petit relégué au second plan. Rilke, d’abord sous le charme de Marina, finit par s’en éloigner, puis par s’en méfier, prétendant s’élever contre toute forme d’exclusive. La douleur physique explique certainement, elle aussi, son retrait progressif. La « correspondance à trois » s’interrompt en août 1926. Rilke, atteint de leucémie, s’éteint le 29 décembre, au sanatorium de Valmont, près de Montreux.
Poésie et misère
Quand Anastassia Tsvetaeva rend visite à Marina à Meudon, en 1927, elle reste stupéfaite par la misère dans laquelle vit sa sœur, au point d’en alerter Pasternak à son retour en URSS. Le dénuement matériel de Marina est en effet extrême. Étranglée par les dettes, elle est forcée de déménager souvent. Elle commence à sentir que son travail ne lui permettra pas de rencontrer son lecteur. Paris et Moscou ne s’intéressent pas à elle. Elle continue pourtant à écrire : Poèmes à Pouchkine et Ode à la marche à pied en 1931, Poèmes à mon fils et L’art à la lumière de la conscience en 1932. Elle se tourne aussi vers la prose autobiographique et les récits d’enfance : Mon père et son musée en 1933, Ma mère et la musique en 1934. À partir de 1932, son lien privilégié avec Alia se dégrade au moment où celle-ci demande, à l’instar de son père, un passeport pour rentrer en URSS (ce qu’elle fera, en mars 1937). Serguei, qui a commencé à se rapprocher des Rouges en 1928, caresse le rêve d’un retour au pays natal. La citoyenneté soviétique ne lui est pas accordée, mais il obtient de travailler pour l’État communiste depuis Paris. Il entre au service de la police secrète de Moscou. Il se voit confier différentes missions. Officiellement, il s’agit d’activités publiques au sein de l’Union de rapatriement ; en réalité, Serguei doit surveiller et neutraliser les milieux antisoviétiques. Marina ignore l’emploi réel de son mari, mais profite de l’accalmie provoquée par la stabilisation du revenu familial. En 1937, année du centenaire de la mort de Pouchkine, alors que la poétesse prépare un essai sur le grand poète russe et s’affaire à traduire ses poèmes en français, les choses se gâtent. Serguei est rapatrié d’urgence en URSS, fuyant la police française qui le soupçonne d’être mêlé à l’assassinat d’Ignace Reiss, un ex-agent du Komintern. Une fois Serguei (et Alia) en URSS, des révélations compromettantes paraissent dans les journaux. Marina subit perquisitions et interrogatoires. C’est d’abord l’affolement ; puis, la poétesse, jugeant la situation kafkaïenne, n’attend plus que de pouvoir retourner en Russie.
« Ci-gît la Sténographe de l’Être »
Marina et Mour rentrent en URSS en juin 1939. À compter de cette date, la biographie de la poétesse n’est plus qu’une succession de malheurs. Marina apprend que sa sœur a été déportée deux ans plus tôt. Bientôt, sa fille subit le même sort, et son mari est emprisonné (Beria le fera fusiller en 1941). Une « tentative de vie » s’installe dès lors, entre les taudis, arrière-cours, cagibis et logements temporaires où mère et fils sont transbahutés. Les troupes allemandes franchissent la frontière russe le 22 juin et progressent vite. Craignant pour la vie de son fils, que le service de protection civile antiaérienne a mobilisé pour surveiller les toits des immeubles, Marina décide de se réfugier à Elabouga, en république tatare. Complètement démunie, elle sombre dans un pessimisme abyssal. Le 31 août 1941, elle se suicide par pendaison. Elle aurait voulu comme épitaphe : « Ci-gît la Sténographe de l’Être ». La consécration ne viendra qu’avec la réédition de ses œuvres en prose à New York en 1956 et la publication du Camp des cygnes à Munich en 1957. La même année, le troisième plénum de l’Union des Écrivains la sacre grand poète national en URSS. Marina Tsvetaeva est aujourd’hui l’un des poètes les plus lus et estimés en Russie.
Quelques œuvres de Marina Tsvetaeva traduites en français :
Poésie, prose et théâtre : Romantika (Le valet de cœur, La tempête de neige, La fortune, L’ange de pierre, Une aventure, Le phénix), Gallimard, 1998 ; Après la Russie, Rivages, 1993 ; Le diable et autres récits, « Biblio », Le livre de poche, 1995 ; Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie, « Poésies », Gallimard, 1999 ; L’offense lyrique et autres poèmes, Farrago et Léo Scheer, 2004.
Écrits intimes, essais et lettres : Indices terrestres, Clémence Hiver, 1987 ; Le poète et la critique, Le temps qu’il fait, 1989 ; Neuf lettres avec une dixième retenue et une onzième reçue, Clémence Hiver, 1991 ; Correspondance à trois [avec Rainer Maria Rilke et Boris Pasternak], Été 1926, « L’imaginaire », Gallimard, 2003 ; Lettres à Anna, Des Syrtes, 2003 ; Lettres du grenier de Wilmo, Lettres de Marina Tsvetaeva à Natalia Hajdukiewicz, Des Syrtes, 2004 ; Vivre dans le feu, Confessions, Robert Laffont, 2005 ; Cet été-là, correspondance avec Nicolai Gronski, Des Syrtes, 2005.
Essais et biographies consacrés à Marina Tsvetaeva et publiés en français : Véronique Lossky, Marina Tsvetaeva, Un itinéraire poétique, Solin, 1987 ; Dominique Desanti, Le roman de Marina, Belfond, 1994 ; Claude Delay, Marina Tsvetaeva, Une ferveur tragique, Plon, 1997 ; Henri Troyat, Marina Tsvetaeva, L’éternelle insurgée, Grasset, 2001 ; Linda Lê, Marina Tsvetaeva, Comment ça va la vie ?, Jean-Michel Place, 2002 ; Anastassia Tsvetaeva, Souvenirs, Actes Sud/Solin, 2003.
EXTRAITS
Les salamandres dansent,
Et Marina pense :
– Comme c’est bien de vivre dans le feu !
Vivre dans le feu, p. 90.
Je suis exclue de naissance du cercle des humains, de la société. Il n’y a pas derrière moi de mur vivant, – il y a un roc : le Destin. Je vis, observant ma vie – toute la vie – la Vie ! – Je suis sans âge et sans visage. Peut-être suis-je la Vie même. Je ne crains pas la vieillesse, je ne crains pas le ridicule, je ne crains pas la misère – l’hostilité – la médisance. Sous mon enveloppe de gaîté et de feu, je suis pierre, c’est-à-dire invulnérable. – Mais il y a Alia. Serioja. – Que je me réveille demain avec des rides et des cheveux tout blancs – qu’importe – je créerai ma Vieillesse – on m’aura de toute façon si peu aimée !
Je vivrai – les Vies – des autres.
Vivre dans le feu, p. 112.
Je suis sèche comme le feu et comme la cendre. […] Je ne suis pas un philosophe. Je suis un poète qui sait aussi penser (écrire aussi de la prose).
Vivre dans le feu, p. 229.
[…] je pense à la mort.
La blessure : un tout petit trou par lequel s’en va – la Vie.
La mort sera pour moi la libération d’un trop-plein, il y a peu de chances que je réussisse à mourir tout à fait.
Moi qui, plus que personne, mérite de mourir par le sang (ein Blutstrahl !), je pense, avec tristesse, qu’inévitablement je mourrai dans un nœud coulant
Vivre dans le feu, p. 456.
Je ne parle pas de la vie. Je ne parle pas du cours des heures. Je sais que toutes les vies et toutes les heures sont prises, et je suis la dernière à vouloir empiéter sur le droit des propriétaires (droits et propriétaires, deux choses que je méprise également). Mon amour ne correspond à aucun temps, à aucun lieu. Ce ne sera jamais une entrée dans telle chambre à telle heure. C’est une sortie de tout, commençant par ma propre peau ! Quand c’est fini, c’est la grande rentrée en moi-même.
Neuf lettres avec une dixième retenue et une onzième reçue, p. 19.
J’obéis à quelque chose qui, sans cesse, mais de façon discontinue, résonne en moi, qui tantôt me dirige, tantôt me commande. Quand cela dirige – je discute, quand cela commande – je me soumets.
Ce qui commande est le vers primitif, inaltérable et irremplaçable, l’essence qui apparaît sous la forme d’un vers […]. Ce qui dirige – c’est une voie auditive jusqu’au vers : j’entends une musique, je n’entends pas les mots. Les mots je les cherche. […] Mon écriture tout entière consiste à prêter l’oreille. […] Entendre juste – telle est ma tâche.
Le poète et la critique, p. 41-42.
Le peuple interprète un songe primitif – c’est un conte.
Le poète interprète un songe populaire – c’est un poème.
Le critique interprète le songe du poète – c’est un nouveau poème.
Le critique est la dernière instance dans l’interprétation des songes. L’avant-dernière.
Le poète et la critique, p. 75-76.