Mort il y a dix ans, dans la quasi-indifférence des média, Pierre Boulle, que certains pensaient américain à cause des succès cinématographiques de La Planète des Singes et du Pont de la rivière Kwaï, a laissé une œuvre littéraire importante et toujours d’actualité.
Pierre Boulle a échappé au « purgatoire », cet oubli qui suit souvent la mort d’un auteur. La Planète des singes a fait l’objet d’une nouvelle adaptation cinématographique, quelques contes et nouvelles de science-fiction ont donné lieu à une édition visant un public scolaire (Contes et histoires du futur chez Pocket). De nombreux titres figurent toujours au catalogue de collections de poche. L’intérêt des lecteurs ne s’est jamais démenti.
L’Association des Amis de l’œuvre de Pierre Boulle, créée à l’initiative de la famille, a vite pris de l’ampleur et fait preuve d’un certain dynamisme. Elle ne s’est pas contenté de procéder en novembre 2002 à l’apposition d’une plaque sur l’immeuble du 18 rue Duret à Paris où l’écrivain a écrit l’essentiel de ses livres. Elle a entrepris de préserver les manuscrits qu’elle tient à la disposition des chercheurs et édite régulièrement un bulletin de liaison et d’échanges (23 rue Emile Combes F 34170 Castelnau-le-Lez).
D’importants travaux de recherches sur l’œuvre de Pierre Boulle sont en cours tant en France qu’aux États-Unis et en Ukraine.
Cette œuvre, dans laquelle il est fort peu question de lui, est toujours vivante. D’une part, parce qu’elle est parfaitement maîtrisée dans la forme et le style mais aussi parce qu’elle nous aide à mieux déchiffrer, sous un angle presque toujours paradoxal, le monde qui nous entoure.
Les thèmes qu’elle aborde nous invitent à jeter un regard différent sur les problèmes de notre temps : la primeur journalistique à tout prix (Le photographe), le théâtre et la communication plus importants que les idées en politique (Pour l’amour de l’art), la bonne conscience civilisatrice de l’Occident (L’épreuve des hommes blancs), la bureaucratie stérile et l’évaluation considérée comme une fin en soi (Le sacrilège malais), les dérives ou les effets négatifs des meilleures intentions (Les voies du salut, Miroitements), l’omniprésence et la toute puissance des médias capables de supplanter la réalité (Les jeux de l’esprit), les motivations profondes et cachées de l’héroïsme (Un métier de seigneur), une réflexion sur la dissuasion nucléaire et l’équilibre de la terreur (des nouvelles comme « L’arme diabolique », « E=mc2 ou le roman d’une idée »), les perspectives d’un gouvernement mondial (Les jeux de l’esprit, ou la nouvelle « Le règne des sages »). Pierre Boulle nous rappelle aussi, dans un de ses derniers romans, que derrière la lutte contre le sida se livre une autre lutte impitoyable d’intérêts économiques (Le malheur des uns…). Pierre Boulle reste bien notre contemporain.
Comment ne pas mentionner aussi, dans un monde où l’idée de laïcité dérange tous les intégrismes religieux, cette courte nouvelle particulièrement impie intitulée Les lieux saints ? À la demande du grand ordinateur Oméga, trois mystérieux conspirateurs, seulement désignés par une initiale J, M, Y (la chute nous apprendra qu’il s’agit de Jésus, Mahomet et Yahvé), se retrouvent à la tête de commandos pour détruire à Jérusalem toute trace des lieux saints : les vestiges de l’enceinte du roi Salomon, le tombeau du roi David, les mosquées d’Omar et d’Al Aqsa, l’église du Sépulcre. Peu importe leur authenticité que pourraient mettre en cause les apports de l’archéologie, « les faux lieux saints sont aussi dangereux que les vrais », dit un des personnages. Et chacun dresse à son tour l’impressionnant bilan des massacres perpétrés au nom des trois grandes religions.
Tandis que les médias observent avec attention le moindre tremblement du pape Jean-Paul II, il faut aussi relire Le compte à rebours, poème d’une dizaine de strophes sur leur impatience au moment de l’agonie de Jean XXIII : « Seigneur ! voici l’instant fatal / Des beaux titres dans la gazette. / …Presque mort. Il n’a pu bénir. / Son doigt s’est tordu sur la bague. / Il suffoque, il divague. / Le pape est en train de mourir… »
En 1992, les éditions Julliard avaient eu la bonne idée de regrouper en un volume quatre recueils de contes et nouvelles devenus introuvables (E=mc2, Histoires charitables, Contes de l’absurde, Quia Absurdum). C’est ce livre que je conseillerais de rechercher chez les bouquinistes. Peut-être faudrait-il lire aussi Les voies du salut, Le malheur des uns… et, moins réussi formellement mais terriblement percutant et d’actualité, Les jeux de l’esprit ?
Pierre Boulle a toujours dérangé. Ingénieur de formation, planteur d’hévéas en Malaisie, il s’est lancé dans la littérature sur un coup de tête à trente-huit ans et n’a jamais été vraiment adopté comme l’un des leurs par les familiers des « milieux littéraires ». Solitaire, au caractère d’ours, prétendait-il, il ne s’est jamais prêté avec complaisance aux courbettes du monde médiatique. Son œuvre d’une grande lisibilité, pleine d’humour, et par bien des aspects d’une audace irrévérencieuse, est bien celle d’un homme libre.
Peu avant sa mort, Pierre Boulle avait accordé une interview à Nuit blanche en 1994 (no 55).
Pierre Boulle a publié une trentaine d’ouvrages, en voici quelques-uns ;
!’année de l’édition originale est indiquée entre : William Conrad [1950], « Presses Pocket », l993; Le sacrilège malais [1951], « Presses Pocket » ; 1982 ; Le pont de la rivière Kwaï [1952], Prix Sainte-Beuve, Julliard, 1987, « Presses Pocket », 1976 ; L’épreuve des hommes blancs [1955], « Presses Pocket », 1976 ; Un métier de seigneur [1960], « Presses Pocket », 1985, Julliard, 1987 ; La planète des singes [1963]. Rouge et Or, 1983, « Presses Pocket », 1987 ; Histoires charitables [1965], Julliard, 1965 ; Aux sources de !a rivière Kwaï [1966]. « Presses Pocket »,1981; L’étrange croisade de l’Empereur Frédéric II [1968]. FLammarion, 1968 ; Les vertus de l’enfer [1971], Flammarion, 1976 ; Les oreilles de jungle [1972], Flammarion, 1972 ; Les coulisses du ciel [1979], Julliard, 1979 ; Miroitements [1982], Flammarion, 1982 ; La baleine des Malouines [1983], « Presses Pocket », 1984 ; Le professeur Mortitner [1988], de Fallois, 1988, Le Livre de Poche, 1990 ; Le malheur des uns [1989], de Fallois, 1989 ; L’ilon [1990], de Fallois, 1990 ; E=MC2 [1957], Histoires charitables [1965], Contes de l’absurde [1953], « Presses Pocket », 1989 et Quia Absurdum [1973] ont été regroupés en un seul volume, Julliard, 1992 ; À nous deux Satan [1992]. Julliard, 1992.
Deux films ont été réalisés à partir des œuvres de Pierre Boulle : The bridge of the River Kwaï, 1957, du réalisateur anglais David Lean, d’après Le pont de la rivière Kwaï et Planet of the Apes, 1967, de l’Américain Franklin Schaffner, d’après le roman La planète des singes.