Difficile de faire un tour d’horizon de la poésie récente qui ne soit voué à l’échec. Dispersé inégalement dans les saisons littéraires, distribué entre les ruines des écoles les plus diverses, le sentiment poétique fuit plus que jamais les généralisations. Reste à traquer aventureusement la présence de voix authentiques, à tenter de séparer le verbiage de l’incarnation.
Dans son essai Connaissance par les gouffres (Gallimard, Paris, 1967), Henri Michaux, bien qu’avouant combien la consommation du haschich rend malaisée une lecture suivie, note tout de même le rôle de « détecteur » qu’une telle substance peut jouer. Perdant sous son effet la conscience nette de la lettre, on aurait par contre l’occasion de saisir l’humain qui se cache derrière les mots étalés sur la page. Michaux narre donc ses lectures sous influence du haschich et explique comment cet état put aiguiller sa perception des œuvres : « Une très révérée sainte subitement m’est montrée. Je suis bien déçu. Sans doute elle a Suvré, travaillé, fait des progrès. Il lui restait beaucoup à faire. Bavarde et fille, c’était toujours une souris. Elle ne m’en imposera jamais plus. D’autres, rares merveilles, ont à vous parler, sont vraiment derrière leurs paroles, vrais, sans avoir à pousser. »
En mettant de côté toute drogue et se concentrant sur l’ivresse propre à la poésie, on peut retirer de l’expérience de Michaux un important critère de lecture. Y a-t-il quelqu’un dans le discours du livre tenu entre mes doigts ? Y a-t-il quelqu’un ou simplement un assemblage de signifiants plus ou moins capables de se défendre par eux-mêmes ? Si l’infaillibilité intuitive présupposée par Michaux fait peur, il demeure que ces questions doivent être posées pour que des rencontres deviennent possibles ; afin, tout d’abord, que quelqu’un lise
Des évidences vocales
Transcendant les genres et les écoles, l’œuvre exigeante de Pierre Ouellet possède un aplomb qui lui donne l’apparence d’être ciselée dans le roc. S’il est arrivé à l’auteur de traverser des phases démesurément hermétiques, sinon de marier avec un bonheur variable théorie et fiction, les moments où se crée chez lui l’équilibre entre la plongée dans les gouffres métaphysiques et l’accès au lecteur sont d’une intensité rare dans notre littérature. Tout comme Consolations et dieu sait quoi, ses deux précédents recueils de poèmes au Noroît, L’avancée seul dans l’insensé1 fait partie de ces saillies lucides où le mystère prend chair.
Dans un vers étonnamment plus ample que dans les autres livres mentionnés, le poète explore à nouveau l’angoisse radicale, intégrant cette fois à la fulgurance de sa vision poétique un aspect quasi-narratif, peut-être issu de ses récentes tentatives romanesques. Un pas dans la prose, il s’avance dans cette solitude où les significations s’élaborent, incertain de jamais pouvoir rejoindre la femme ou l’autre, désormais aussi improbables que Dieu. C’est pourtant dans une sorte de dialogue qu’on circule, mouvement figuré par une alternance entre poèmes en caractères normaux puis italiques, mais partout c’est la même devinette pythique et le même écartèlement philosophique, avec maints passages où le poète ne se prive pas de jeux de mots, avec un humour parfois si noir qu’il suffit à exprimer la tragédie de l’âme aux prises avec son propre fantôme.
Il y aurait beaucoup plus à dire sur cette suite en deux tableaux que séparent les toiles fort à propos de Marc Séguin. Sans rien de laborieux, ce livre insuffle une fraîcheur nouvelle à l’univers pourtant bien caractérisé de Pierre Ouellet, où la conscience de la mort et du néant s’entrebâille devant la paradoxale construction des origines du sens. Espérons que la carrière universitaire ne l’empêchera pas de poursuivre abondamment et prochainement dans cette veine où l’intelligence et la sensibilité collaborent à merveille.
Dans un registre totalement distinct, Herménégilde Chiasson est une autre voix dont le projet entier respire une présence indéniable, à l’écart de l’opportunisme et de la pose qui gangrènent trop souvent l’espace littéraire. Dans la lignée des jardins minimalistes et sériels de l’auteur, Actions2 révèle cette même capacité à exhumer le poétique à partir du quotidien le plus brut. Comme si la simple réunion d’instants banals suffisait à leur conférer une dimension plus vaste, propice à un sentiment pourtant étranger à chacun d’eux.
Le concept à la base de ce livre est simple : d’une façon très cinématographique, Herménégilde Chiasson a prélevé près d’un millier d’« actions » dans son quotidien, chacune ayant l’allure d’un micro-récit charmant et ambigu. L’accumulation de ces bribes de vie révèle finalement le pouvoir perceptif caractéristique de la créativité de l’écrivain. Très parent de Conversations, entreprise qui rapporta le Prix du Gouverneur général à son auteur, Actions confirme son talent à faire du recueil une authentique installation, ce qu’appuient les clichés de Raymonde April tirés de son film Tout embrasser. On espère toutefois que Chiasson saura aussi poursuivre les travaux moins mécaniques de Miniatures et de Brunante.
Le nouveau livre de Lucien Francoeur a beau paraître chez le même éditeur que le précédent (Herménégilde Chiasson, Actions, Trait d’union), on y cherchera en vain la même nécessité intérieure. Conjointement à son retour à la chanson, l’auteur lançait un recueil de poèmes d’amour destiné à et publié par une des animatrices de la maison, la poète Claudine Bertrand. Les poèmes de Clo la gitane3, pour la plupart écrits et publiés au début des années 80, représentent un Francoeur plus lyrique, dénué d’ironie, n’ayant pas peur d’emprunter une armada de clichés romantiques pour exprimer son désir amoureux. De la part de n’importe qui d’autre, ce recueil aurait fait figure de fond de tiroir et on voit mal la poésie de Lucien Francoeur se renouveler par un tel retour en arrière, en parallèle aux textes bigarrés et hallucinés qui l’ont fait connaître. Quant au disque accompagnant le livre, on ne peut pas dire qu’il vienne tellement ajouter de pertinence au ton déjà perceptible. Pour admirateurs convaincus.
Quant à Zachary Richard, connu avant tout pour son talent musical, on ne fut pas trop surpris, l’âge mûr s’installant, de le voir resurgir en territoire poétique avec un deuxième recueil, Faire récolte (prix Champlain 1998, dont la précédente remise avait récompensé Patrice Desbiens) puis récemment un troisième, Feu4. Si dans ce dernier comme chez Lucien Francoeur les faits prennent beaucoup de place (préface narrant un incendie chez l’auteur, mention des lieux d’écriture, etc.), le lyrisme omniprésent laisse tout de même percer un peu plus d’âme, sans éviter de nombreux temps morts. Dans ce qui est, rappelons-le, sa langue seconde, Zachary Richard traduit de façon souvent émouvante la déchirure identitaire du Cajun, ce qui produit un cahier d’abord disparate de haïkus et d’hymnes panthéistes, mais qui arrive lentement à former un parcours autour de thèmes reliés au feu. Alors que la première section regroupe, sauf exceptions, les poèmes en ordre alphabétique, la seconde (« Arrangements pour la catastrophe ») fut écrite au jour le jour lors du Congrès mondial acadien en 1994. Zachary Richard y tient un journal intime tour à tour fantaisiste et pessimiste, où se résume le bon et le moins bon de son écriture : une forme et un ton authentiques, un contenu trop souvent à l’avant-plan et qui peut empêcher la lecture de s’émanciper, le rêve de se produire.
Sillons neufs
Avec son troisième recueil, De face, de profil, de dos5, Corinne Larochelle confirme son appréhension de la spatialité avec un style plus égal, où s’équilibrent davantage les différentes avenues de sa poétique. Il y a bien dans ce livre des relents d’une procédure esthétisante, mais de cette voix profonde jaillit davantage un réel dialogue entre ce que l’auteur ignore et le lecteur.
Alors que ses précédents ouvrages étaient directement rattachés au monde de la sculpture, celui-ci se révèle peut-être plus photographique. Le titre général s’y distribue pour donner leurs noms aux trois sections (« Notes de profil », « Notes de dos », ), préfigurant ainsi un habile jeu de perspectives autour d’un amour finissant. Cet étirement du regard entre trois points de vue atteint une tension supplémentaire avec le choix de la prose poétique, l’auteure y frôlant le narratif sans quitter le genre plus ambigu du poème, dans un ton qui rappelle parfois celui de Marguerite Duras. Maîtrisant tout à fait l’art du recueil, Corinne Larochelle laisse songeur quant à la direction que pourrait emprunter son écriture, soit vers l’élargissement romanesque de la prose soit vers une plus grande fulgurance de la perception où seraient éliminées les images plus ornementales.
Après trois recueils au Noroît, c’est chez L’Hexagone que l’on retrouve Martine Audet avec Les tables6, une fois encore illustré par elle-même (et de magnifique façon). À ses débuts, cette poésie soignée faisait craindre le même ronron elliptique que la majorité de nos intimistes québécois. (Fragilité exacerbée, importance égale du discours et de ses marges, exclusion unilatérale de la dimension sociale, tout cela relève d’une continuation mièvre de tentatives comme celles de Jacques Brault et de Michel Beaulieu, d’un scepticisme matérialiste et post-référendaire dont on a soupé mais que trop d’éditeurs s’emploient à nous resservir faute d’audace et de clairvoyance.) Force est d’admettre que Martine Audet a su dès son deuxième recueil développer une allée au dynamisme lumineux, où le mystère n’empêche pas l’évidence vocale. Dans Les tables, la lente épellation de l’angoisse inclut des images mordantes, l’horizontalité de la table accueillant les ciseaux, puis les couteaux du regard. Table de bois, table de verre, le déroulement du poème acquiert une consistance faite d’ambivalences sincères, l’incertitude du partage résultant dans un partage éventuellement supérieur : « Continuerai-je de chercher / pourquoi je suis ainsi tendue / vers ce qui est / et n’arrive pas ». On ne souhaite qu’une chose à l’auteure et c’est, après ces miroitements intérieurs, de sortir jouer dehors à présent, pour éviter la tristesse nelliganienne devant les fenêtres givrées !
Cet élan vers l’extérieur se remarque aux Herbes rouges, maison qui semble de nouveau accueillir davantage de jeunes auteurs dans ses rangs, ouverture conduisant à la publication de textes s’écartant un peu de son créneau habituel, si large soit-il. On imagine bien par exemple le premier livre de Mathieu Boily, Le grand respir7, chez d’autres éditeurs, même s’il entremêle plusieurs tendances. Cet auteur de Québec, apparemment très marqué par l’œuvre intime et sensitive de Philippe Jaccottet, ose un lyrisme presque simpliste mais non dénué de vertus. La méditation sur l’automne y côtoie une tranquille dérision, dans un va-et-vient entre la pureté du sentiment et des moments volontairement banals. Toasts brûlées et pommes poquées voisinent donc avec les blés d’automne et les variations autour du vert, dans une ferveur non exempte de certains procédés, notamment des chutes un peu affectées. On demeure curieux de lire la suite.
Autre premier recueil, L’obéissance impure8 de Jean-Simon Desrochers étonne aussi par sa confiance dans les mots et leur pouvoir d’invocation. Constamment le poète y use de l’apostrophe, enjoignant le lecteur à épouser la nécessité intérieure du discours. Pareille croyance en la poésie déstabilise malgré la candeur de certains passages, car on en souhaiterait autant de plusieurs poètes d’expérience, chez qui la fatigue de durer fait substituer le besoin d’une bien faible notoriété à l’engagement risqué de leur existence. Se retenant de nous faire la morale, Jean-Simon Desrochers nomme de façon jouissive, sans craindre une naïveté occasionnelle, accédant déjà à l’interpénétration de l’objet et du sujet : « Il faut réduire les yeux. // En regardant plus loin que dehors, / une musicienne glisse l’archet / sur le bras où se répand la terre ».
Chez Triptyque, on a toujours su donner la chance au coureur, avec des résultats variables mais parfois de bonnes surprises. C’est le cas avec L’accès au cœur9 de Robert Sylvestre, dont le titre ne reflète pas vraiment la furieuse énonciation (la section « Le chaos notre seuil » en eût fourni un meilleur). Usant lui aussi du poème comme d’une incantation performative, Robert Sylvestre se déplace du vers au verset, dans un recueil à la structure intéressante : incipits des sections 1, 2 et 4 formés d’un passage en italique, nombreuses chutes et répétitions isolées de la même façon, progression assez nette du ton. Bien que verbeuse en quelques endroits, cette poésie active bien le contraste entre l’impétuosité et des passages plus contemplatifs : « Dans la vacance de l’âme, ce chant pourtant sur la paroi rêche de la vie. Ici, la vacuité comble, comme l’origine et l’achèvement du monde, suspendus ».
On critique souvent – à raison – la politique de l’abondance qui marque le milieu de l’édition (quantité annuelle de publications = importance de la subvention), mais on peut au moins se rassurer en constatant l’émergence de recueils dignes d’amorcer une démarche plus étendue, en plus des explorations langagières qui se poursuivent courageusement dans une ombre relative. Si les rapports entre gouvernement, édition et public méritent bien des réaménagements – ce qui n’est pas du tout facilité par le peu de curiosité de la population en général pour le discours de perception qu’est le poème –, un regard attentif arrive à rassurer quelque peu, grâce à la vitalité de quelques écritures aussi différentes entre elles qu’à même de faire embrasser chacune la complexité du réel. Comme quoi l’écriture « inutile » n’est pas qu’un geste vain dans le désert du commerce, et que la difficulté à discerner le bon grain n’est pas le signe d’un néant total.
1. Pierre Ouellet, L’avancée seul dans l’insensé, Le Noroît, Montréal, 2001, 106 p. ; 21,95 $.
2. Herménégilde Chiasson, Actions, Trait d’union, Montréal, 2000, 138 p. ; 21,95 $.
3. Lucien Francœur, Clo la gitane, Poèmes d’amour, Trait d’union, Montréal, 2001, 131 p. ; 27,95 $.
4. Zachary Richard, Feu, Les Intouchables, Montréal, 2001, 135 p. ; 14,95 $.
5. Corinne Larochelle, De face, de profil, de dos, Le Noroît, Montréal, 200, 63 p. ; 14,95 $.
6. Martine Audet, Les tables, L’Hexagone, Montréal, 2001, 60 p. ; 13,95 $.
7. Mathieu Boily, Le grand respir, Les Herbes rouges, Montréal, 2001, 56 p. ; 12,95 $.
8. Jean-Simon Desrochers, L’obéissance impure, Les Herbes rouges, Montréal, 2001, 79 p. ; 14,95 $.
9. Robert Sylvestre, L’accès au cœur, Triptyque, Montréal, 2001, 55 p. ; 15 $.
EXTRAITS
« L’homme parle et il y a un drôle de silence qui l’interrompt au milieu de ses phrases et les suspend quelques instants avant qu’elles ne tombent une ligne plus bas : dans le même bla-bla.
On appelle ça poème et ne s’en trouble pas qu’un silence de mort reparaisse chaque fois, au milieu d’un mot, comme dans un homme ce qui le sépare de sa propre vie […] »
Pierre Ouellet, L’avancée seul dans l’insensé, Le Noroît, Montréal, 2001, p. 86.
« Un homme fixe distraitement le reflet de son visage sur le verre d’un aquarium. Un homme, en écoutant quelqu’un chanter, regarde discrètement sa montre. Un homme se lève pour danser mais s’aperçoit qu’il a oublié quelque chose.
Une femme écrit une lettre d’amour et se rend compte qu’elle ne sait plus parler de ces choses-là. »
Herménégilde Chiasson, Actions, Trait d’union, Montréal, 2000, p. 9-10.
« Avec la nostalgie du présent
Elle se répand dans l’ineffable
Et dénoue son col Claudine
En relisant Anaïs Nin »
Lucien Francoeur, Clo la gitane, Poèmes d’amour, Trait d’union, Montréal, 2001, p. 19.
« Si mon grand-père buvait
c’est parce qu’il en avait besoin
tenu par la main par son destin acadien,
Tiré vers la fin de sa catastrophe.
l’amour, la peine d’amour, la haine
la peine de haine. »
Zachary Richard, Feu, Les Intouchables, Montréal, 2001, p. 32.
« Maintenant tu sais que ma langue se brouille. Tu sais qu’elle détache le grand corps du père, de la mère, de l’amant qui l’articulait. Puis, morte, elle me parle depuis un espace vacant entre les hémisphères. Ni belle ni lisse, d’une difformité sans repères. […] D’où la sensation vertigineuse qu’un jour elle pourrait appeler une autre que moi du fond de l’abîme. »
Corinne Larochelle, De face, de profil, de dos, Le Noroît, Montréal, 2001, p. 32.
« malgré l’effort d’entendre chaque parole poursuit l’étonnement d’être de ne pas être aurais-je aimé mon nom sur tes lèvres »
Martine Audet, Les tables, L’Hexagone, Montréal, 2001, p. 20.
« je pourrais dire que c’était un faux tableau
je pourrais aussi ne rien dire et laisser courir
mais alors ce serait encore mentir
je suivrai donc l’automne
on verra bien ce que ça dit »
Mathieu Boily, Le grand respir, Les Herbes rouges, Montréal, 2001, p. 27.