Quand on pense à la littérature portugaise, les noms de Fernando Pessoa et de José Saramago s’imposent. Pourtant, Antonio Lobo Antunes, celui que certains appellent le plus grand écrivain portugais vivant, travaille à une œuvre extrêmement singulière, inspirée de Faulkner, Gogol et Céline. Cet écrivain majeur est fort peu connu au Québec. Plus pour longtemps, peut-être. C’est du moins ce que nous espérons…
Né en septembre 1942, dans une famille de la haute bourgeoisie de Lisbonne, Antonio Lobo Antunes est l’aîné d’une famille de six garçons. Son père, neuropathologiste très cultivé, veille à l’éducation française et littéraire de ses fils en leur lisant Flaubert. Bien qu’il soit passionné d’écriture, Antonio Lobo Antunes étudie la médecine, histoire de famille oblige, peut-être. Peu de temps après son service militaire, il part pour l’Angola en pleine guerre coloniale. Il passe 27 mois en Afrique, à amputer des hommes avec une scie de charpentier. Une expérience-charnière pour l’homme comme pour l’écrivain. De retour chez lui (miracle que de revenir vivant), il entre au service psychiatrique de l’hôpital où travaille son père. Fait une psychanalyse. Écrit. Mémoire d’éléphant, son premier roman, est publié en 1979. L’énorme succès du deuxième, Le cul de Judas, le confirme dans sa nouvelle (mais première) vocation. Il délaisse la psychiatrie pour se consacrer uniquement à l’écriture. Depuis, douze autres romans ont paru, presque tous publiés chez Christian Bourgois. Le plus récent, Livre des chroniques, est paru au printemps 2000.
Écrire des voix
Cet auteur prolifique, dont les romans font rarement moins de trois cents pages, dit s’attacher à ses personnages lorsqu’il atteint la moitié du récit. Il possède le génie de la première phrase et ouvre tous ses romans en donnant l’impression à son lecteur que le train est déjà en marche. Parfois, il faut courir à côté des premières pages avant d’arriver à s’accrocher. L’entreprise peut sembler alors trop formelle et pourrait décourager de la poursuivre. Ce serait dommage, car une fois passé le cap des premières pages, nous sommes en voiture, comme on dit. On se laisse prendre par la forme éblouissante, et on entend, on s’enferme dans ce qui est dit.
Lire Faulkner, Joyce, ou avoir dévoré Soifs, de Marie-Claire Blais, permet de franchir le seuil de cette œuvre avec, de préférence, La mort de Carlos Gardel, roman qui exprime le mieux la singularité de Lobo Antunes. Comme presque tous ses romans, celui-là est écrit sous forme de monologues intérieurs. L’histoire commence dans le stationnement d’un hôpital où on a conduit un adolescent victime d’une overdose. À son chevet, la tante médecin célibataire lesbienne, le père demeuré loin de son fils et de tout, et la mère, dont la vie est mal refaite, mais moins défaite que celle du père. Ils sont autour de lui et se souviennent. Ils ont des vies impossibles à résumer, mais qui tiennent dans des pages magnifiques, qui font frissonner tellement l’écriture est juste. Un livre implacable et tendre qui nous fait entendre combien souvent l’amour est au-dessus de nos forces.
Cette difficulté de vivre, d’aimer, nous la trouvons aussi dans Explication des oiseaux, un roman qui présente moins de difficultés de lecture, en partie parce que la narration est confiée à un personnage, ce qui limite les égarements. Ce roman, qu’on pourrait sous-titrer « Chronique d’une mort annoncée », raconte l’histoire de Rui S., un intellectuel bourgeois mal dans sa peau et sans panache, dont le premier mariage est un échec qui retentit sans cesse dans sa mémoire. Incapable de vivre seul, de s’assumer, il cohabite quelque temps avec une intellectuelle communiste d’origine prolétaire qu’il admire. Mais les deux univers sont inconciliables.
Un écrivain aux prises avec l’Histoire
Le Portugal occupe une place importante dans l’œuvre de Lobo Antunes. Dans Explication des oiseaux, la haine du pays suinte. Une profonde aversion dont le lecteur étranger (moi la première) ne mesure pas toujours le sens. L’histoire du Portugal est peu connue, même si le pays a eu son lot de bouleversements. Le pays a surtout fait la manchette lors de la révolution des Rillets (25 avril 1974), qui a mis fin à près d’un demi-siècle de dictature fasciste. A suivi une période de grande confusion, au terme de laquelle le Portugal s’était défait de ses colonies et s’était ancré dans la démocratie… non sans avoir frôlé l’instauration d’une nouvelle dictature, de gauche celle-là. L’œuvre de Lobo Antunes intègre plusieurs de ces événements. Dans La splendeur du Portugal, par exemple, le colonialisme agonise en Angola. Une femme qui a grandi là-bas auprès de ses parents maîtres des lieux, qui est devenue mère en terre d’Afrique, une femme refuse de rentrer au pays avec ses trois enfants, s’accroche à sa maison délabrée, à son pays en ruine. Un roman d’une violence sourde et magnifique.
Exhortation aux crocodiles se déroule en 1975, après la révolution des Rillets. Des femmes accompagnant des hommes influents (une sourde, une obèse, une séductrice, une femme atteinte de cancer), les regardent tenter de réanimer un mouvement d’extrême droite violent. À l’écart de l’action, elles concentrent leur regard sur d’autres moments de vie, dont plusieurs appartiennent à leur enfance. Exhortation aux crocodiles est moins convaincant que les romans précédents. Est-ce parce qu’il est difficile d’en faire une lecture historique ? Peut-être, mais je crois qu’il laisse entendre l’essoufflement de l’auteur par rapport à une forme qu’il applique ici plus mécaniquement. Une fatigue dont il est probablement conscient puisqu’il dit mettre fin avec Exhortation aux crocodiles à son cycle polyphonique.
Marquée par l’Histoire qui est souvent une affaire d’hommes, l’œuvre de Lobo Antunes est traversée par la présence des femmes. Des femmes à qui il cède de plus en plus la parole. Ces femmes sont, la plupart du temps, en présence d’hommes écrasés par le quotidien, pour ne pas dire défaits, au sens de vaincus. Perdus, déboussolés, désabusés, surtout. Capables d’envisager leur lâcheté en face, même si elle les conduit à la mort. Mort qui flotte dans tous les livres, impossible de l’ignorer. Mort qui vous attend à la fin d’une ligne, dans une parenthèse, à la fin du livre. Mais avant la mort vient la folie. Surtout dans les premiers romans (Mémoire d’éléphant, Connaissance de l’enfer), plus ouvertement inspirés de l’expérience personnelle de l’auteur dans les hôpitaux psychiatriques, cet « enfer des vivants ».
La disparition de l’amour précède-t-elle la folie ? Comment devient-on étranger l’un à l’autre ? Pour ceux que la question de l’effritement amoureux intéresse, Explication des oiseaux et surtout La mort de Carlos Gardel sont à lire absolument. Antonio Lobo Antunes saisit parfaitement l’usure de l’amour, il la saisit dans l’écriture et nous en enveloppe, sans que cela devienne fatal ou facile.
Splendeur de l’écriture
Bien sûr, les romans sont des histoires, mais on les aime aussi pour leur écriture. Celle de Lobo Antunes est peu commune, polyphonique. Une voix répond à l’autre, s’en fait l’écho. Étrange paradoxe quand on sait que l’auteur souffre de surdité. À moins que cette incapacité à entendre n’exacerbe sa sensibilité aux mondes intérieurs… Cette écriture fait saisir l’importance de deux autres données biographiques : une longue fréquentation des livres de Faulkner (particulièrement Le bruit et la fureur), et l’expérience de la psychanalyse qui l’a familiarisé avec la libre association flottante. Les souvenirs affluent dans ces textes qui se déroulent en spirale. Le lecteur est submergé. L’écriture obsessive de Lobo Antunes nous ramène, la plupart du temps, à des moments d’enfance. Ses personnages recherchent en ce lieu ce qu’ils ont perdu : l’espoir de vivre grand, d’être aimés.
Il y a dans les romans d’Antonio Lobo Antunes de la compassion pour des femmes et des hommes qui, alors qu’on les croit immobiles, se débattent pour survivre. Des hommes et des femmes qui portent en eux des mondes insoupçonnés. Il y a de l’humanité aussi, car l’auteur s’abstient de juger qui parle à travers lui. À lire Antonio Lobo Antunes, on a souvent l’impression d’être entendu de l’intérieur par un homme qui écrit à la mémoire des hommes, tous pays confondus.
Ouvrages d’Antonio Lobo Antunes Traduits en Français :
Mémoire d’éléphant, Christian Bourgois, 1979 ; Le cul de Judas, Métailié, 1983 ; Connaissance de l’enfer, republié chez Christian Bourgois (1998) ; Fado Alexandrino, Métailié/Albin Michel, 1987 ; Explication des oiseaux, Christian Bourgois, 1991 ; Le retour des caravelles, Christian Bourgois, 1990 ; La farce des damnés, Christian Bourgois, 1992 ; Le traité des passions de l’âme, Christian Bourgois, 1993 ; L’ordre naturel des choses, Christian Bourgois, 1994 ; La mort de Carlos Gardel, Christian Bourgois, 1995, et 10/18, 1998 ; Le manuel des inquisiteurs, Christian Bourgois, 1996 ; La splendeur du Portugal, Christian Bourgois, 1998 ; Exhortation aux crocodiles, Christian Bourgois, 1999 ; Livre des chroniques, Christian Bourgeois, 2000.
Plusieurs des romans d’Antonio Lobo Antunes se trouvent en format poche : Explication des oiseaux ; Farce des dames ; Le retour des caravelles ; Le manuel des inquisiteurs ; La mort de Carlos Gardel ; Le traité des passions de l’âme ; La splendeur du Portugal ; L’ordre naturel des choses.