Poète et écrivain répertorié comme faisant partie du courant « matérialiste », Renaud Longchamps rature encore une fois la matière première de ses œuvres. L’entreprise, qui devrait compter pas moins de neuf tomes, débute par une auto-archéologie qui a consisté à remodeler des manuscrits inédits et à restituer dans leur ensemble les premières plaquettes publiées dès 1972.
L’écriture est bien peu de choses sans la réécriture, puisque d’emblée elle retraduit (réécrit) une interprétation plus ou moins volontaire du réel. Mais un problème de taille est l’inachèvement du geste de réécrire. Un jour ou l’autre, il faut bien laisser à d’autres le soin de poursuivre ce projet d’une réponse à la lettre de cet interlocuteur mouvant qu’est l’univers. Ce qui ne va pas de soi pour le poète, dont une des tâches essentielles consiste à initier de nouvelles manières de répondre à ce qui nous entoure. Renaud Longchamps, après avoir établi en 1982 une rétrospective de ses recueils de poésie publiés de 1972 à 1978, s’est récemment proposé de concasser le tout pour réaménager son parcours à l’aune de l’expérience acquise. Tome premier : Passions1.
Plusieurs écoles existent en matière de publications successives d’un même titre. Des poètes comme Paul-Marie Lapointe ou André-Pieyre de Mandiargues ont toujours choisi, au fil des rééditions, de livrer leurs poèmes de jeunesse dans l’état même où les avait fixés une spontanéité encore sujette aux maladresses. Renaud Longchamps, lui, a emprunté quelques détours pour faire de ses livres « une seule phrase nombreuse ». Après avoir réduit ses premiers recueils à quelques textes en 1982, il profite aujourd’hui du temps dont il dispose encore pour réactualiser l’ensemble de ses écrits à partir d’un seul point de vue, plus proche d’un corps que d’une synthèse. En un premier temps, il a récupéré des poèmes et un manuscrit inédits de 1969 et 1970, puis les a réécrits. Empiétant ensuite sur Anticorps, sa première rétrospective, il a réinvesti et restauré dans leur taille initiale les suites Paroles d’ici et L’homme imminent, ce qui donne environ cent poèmes.
Grâce à cette refonte, on peut constater l’intime parenté de ces textes avec les Fiches anthropologiques de Caïn, recueil publié l’an dernier aux éditions Trois-Pistoles. Le rythme semble moulé sur une respiration, avec des strophes très brèves, souvent d’un seul vers, et l’équilibre entre l’extrême concision et la lisibilité est plus fort qu’il ne l’a parfois été chez Longchamps. Les débuts légèrement plus lyriques qu’on lui connaissait sont ici élargis, aérés, ce qui donne plus de temps pour saisir l’ancrage du questionnement matérialiste qui s’amorce. Cependant, une telle abondance a vite fait de noyer le lecteur s’il centre son attention sur la particularité de chaque texte au lieu de recomposer d’emblée l’espace sous-jacent dont ceux-ci résultent. C’est au-delà du texte qu’il faut se diriger, puisque celui-ci n’est qu’une peau morte dont l’auteur s’est départi (à plusieurs reprises !) pour mieux réintégrer l’existence. Ce qui se donne à lire est non pas un discours que l’on pourrait résumer, mais un mouvement, un projet que l’on peut au mieux décrire partiellement selon l’endroit d’où on le considère.
D’hier…
À ce titre, Somme de colères, la suite initiale (1969), est caractéristique d’une part de la démarche de Longchamps qui est peut-être la plus importante. Fruit d’une sélection parmi plus de mille textes, la réécriture est devenue une véritable opération de recyclage et de redistribution créatrice pour en arriver à cent poèmes où la cohérence d’un style s’installe. On y sent l’adrénaline pulsée coup par coup, dans la sueur des jours où la poésie tient lieu d’intruse. Cette révolte a pensé se taire plus d’une fois, mais elle renégocie sa condition au sein même de l’écrasement, avec la rancœur du condamné. Il y a là comme une apocalypse en sourdine, obsession maîtrisée d’où provient la force de chercher, ou simplement de se mouvoir par le langage. La femme est bien présente dans ce discours, mais en tant qu’absente, témoin à distance d’un apprentissage de la rupture qui s’augmente d’une vague misanthropie. « Je ne crie plus / Mais je ne mise pas autant sur le murmure / / On est toujours prié de s’étendre en silence / Entre l’embryon et le squelette ». Que ce soit dans le désespoir face au monde urbain qui infecte l’amour ou dans des allusions voilées au Rimbaud d’« Après le déluge », c’est sur un fond de catastrophe que la conscience se saisit.
La colère de Longchamps, outre la sensation très brute et physique qu’elle donne, emprunte déjà (bien que le mot « déjà », dans ce cas où la réédition remet l’original en jeu de part en part, perde de sa précision) un ton aussi biblique que laïque. Ce qui produit un psaume clair-obscur, celui de Caïn. D’apparence sentencieuse, presque dépourvue d’ironie, la parole vient du péché, s’articule comme un crime ou un mal dont il faudra bien sortir, mais sans remords, en étant ce crime. La longue préface d’Hugues Corriveau, bien qu’elle tienne davantage du panégyrique, souligne toutefois la série de tensions, l’énergie du rejet qui amèneront le poème de Longchamps à proximité de la hargne, sans bien sûr s’y limiter. Peaux marque encore ce mouvement peu linéaire, fait de contradictions exhumées. « Mais je marche dans mon corps », décrète le poète en rabattant la réflexion vers un inconscient emmailloté dans les tissus et les nerfs.
La peau, ici, est autant faite de signes que de souvenirs charnels, de lambeaux de relations amoureuses : « Je laisserai les mots derrière moi / Enveloppe charnelle de mes actes ». Chaque vers, au contraire des poèmes de 1972-1973 qui suivront, débute par une majuscule soulignant le néant où la syntaxe se retourne pour inventer la force de dire. Chaque poème est un atome nécessaire au déploiement d’un homme nouveau, un peu plus maître de sa manie expressive. Dans ce mouvement, le corps aussi est une zone à récupérer, car il menace de glisser dans la même volatilité que les mots usés : « Quand je siffle nos anciennes terreurs / Le sang circule dans l’artère pulmonaire / Mais ne revient jamais au cœur ». Homme-serpent, voleur de feu et alchimiste de la douleur, celui qui parle exploite la misère comme une mine aux recoins périlleux.
… et de demain
En plus de renvoyer à d’innombrables commentateurs connus – il semble que cela fasse partie d’un rituel obligatoire pour des cas difficiles comme Denis Vanier et Renaud Longchamps – la préface d’Hugues Corriveau touche quelques lignes de force qui permettront de diriger des analyses plus poussées. Notamment, cette habitude de malmener un peu le lecteur, de le secouer d’un bonheur trop facile. « La réalité chez lui, dit le préfacier, tient à cette conscience aiguë de la cruauté, à l’obligation du rapace […] Or, aucune tranquillité qui soit permise en ce monde. » On retrouve ici la rhétorique extrêmement vivante du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Plus question de laisser le lecteur déchoir en spectateur, la poésie se réduire à un divertissement de fin de journée, à un ressassement nostalgique remplaçant la maman ou quelque autre divinité depuis toujours perdue. La parole appartient aux matinaux et doit, cruelle, s’infiltrer la journée durant dans le corps social pour heurter les habitudes du regard. Être adaptable aux formes diverses de la temporalité, sans s’y réduire. Pour cela, retrouver la notion d’une sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée, ce que ces premiers poèmes réalisent sans s’appuyer sur un référent trop éloigné de ce qui se passe dans l’oreille par le texte. Dans l’état de dégénérescence où nous sommes, c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits2 : à cette exhortation, la version remaniée de Paroles d’ici donne une forme d’écho.
Les vieillards, l’usine, la lente préparation d’une vie dans la vie, ces éléments du texte d’origine sont ici réinscrits dans le paysage plus vaste qui était le leur. L’abandon des majuscules en début de vers et la disparition partielle des titres aident à séparer en deux la rétrospective, mais c’est toujours l’accumulation patiente et entêtée de petites étincelles, la même route fragmentée vers une élaboration inachevée du présent. À la fois trouble et familier, le poème oscille entre la mécanique d’une conversation de taverne et l’injonction prophétique. Mais ce prédicateur de village que devient Longchamps rejoint le village global par un alliage d’abstractions et d’éléments sensoriels fabriqué dans une perspective qui pourrait s’approcher d’un socialisme poétique où, comme chez Gaston Miron, l’on donne « la main à l’homme de peine », aux camarades. Sans pourtant rabaisser le poème au prosaïsme, en demeurant dans le nerf intimement politique de la langue.
La comparaison avec Gaston Miron n’est pas nouvelle, mais il faut la compléter de celle avec Denis Vanier. La marche à l’amour et vers une action sociale du poétique, l’interdépendance entre les amants et les autres formes de réconciliation humaine sont en effet omniprésentes, mais la part de l’ombre est aussi considérable. En plus de puiser, comme Denis Vanier, dans les méandres du soleil noir, de l’étrangeté psychique et du corps, Renaud Longchamps apporte une dimension beaucoup plus dialectique, et son œuvre ne peut se résumer dans un seul livre ou un seul poème. En traversant les pages de L’homme imminent, on commence à peine à saisir concrètement les combats en cours. L’ennemi poétique numéro un ? Probablement l’humiliation. Dans la lignée des efforts surréalistes pour entrecroiser les destins de la littérature et de la révolution (Longchamps réfère d’ailleurs au célèbre manifeste de Breton dans son tout dernier recueil), on a l’impression de participer, en s’impliquant dans cette lecture, à une sorte de réquisitoire des esclaves. Le rêve surgit là où on en a le plus besoin, mais aussi où on peut le moins se le permettre, c’est-à-dire dans le monde ouvrier. La conséquence en est une lutte perpétuelle pour effacer ce déséquilibre, par l’intervention de ce rêve dans la délibération des humains. Cause perdue, mais moins perdue que l’abandon à la tyrannie des faits bruts. En appelant à Paul Chamberland et à Vladimir Maïakovski, Renaud Longchamps laisse enfin germer le cri où il peut advenir, fût-ce sous forme d’ébauche : « je vois souvent l’humanité / sortir sous la pluie / et revenir chargée de glaise / / imminence de l’homme / dans ce rien à prendre glace ».
« Sa poésie est née sur une plage splendide de la baie de Chesapeake. À l’horizon, le soleil reflétait vivement sur des poissons empoisonnés au cyanure par le rejet d’une usine de produits chimiques. Le paradis et la mort […] » . Ces mots en quatrième de couverture nous ramènent aux quinze ans de Longchamps, alors qu’en voyage aux États-Unis dans une période troublée il voit s’ouvrir son chemin esthétique. Tout ce qui formera les huit autres tomes est préfiguré dans cette intuition. L’adolescence et la beauté bafouées par une humanité encore à peine adolescente, le désir étranger dans un monde qui appelle la colère, une contemplation interrompue par l’implication du corps dans la matière : reste à voir si le rassemblement chronologique et la révision des autres livres sauront révéler la cohésion du tout et un développement constant, en plus de rendre à nouveau disponibles plusieurs poèmes. Car si la réédition est un des moyens par excellence pour aider un livre à poursuivre sa vie par-delà son statut initial de nouveauté, le fait de rééditer ainsi l’œuvre en série de tomes numérotés, couvrant l’entièreté d’un parcours, met un peu l’auteur à l’épreuve. La variation d’intensité, les errances, les retours, tout cela s’harmonisera-t-il bien ? Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un bon moyen de vérifier s’il y a porosité entre les différents textes de Longchamps.
1. Œuvres complètes, tome 1, Passions, Trois-Pistoles, 1999, 297 p.
2. Les deux passages en italique sont tirés du texte « Le théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud, dans Le théâtre et son double, Paris, Gallimard (NRF), 1964.