Alors qu’il y a déjà longtemps que le cinéma asiatique a fait irruption sur les écrans du cinéma mondial – pensons aux films japonais –, depuis quelques années, le phénomène s’intensifie et des cinéastes de Hong Kong et de Taiwan essentiellement s’imposent sur la scène internationale. Par ailleurs, la production occidentale n’est pas en reste et l’excellence se voit consacrée par la critique.
C’est d’abord dans les festivals que les cinéastes de Taiwan et de Hong Kong ont été reconnus, Hou Hsiao-hsien reçoit, en 1989, le Lion d’or au Festival de Venise pour son dixième film, La Cité des douleurs ; Tsaï Ming-Liang obtient la même reconnaissance pour Vive l’amour et l’Ours d’argent au Festival de Berlin ainsi que le Prix de la Presse internationale en 1996 pour La Rivière, tandis que Wong Kar-Wai se voit, lui, attribuer le Prix de la meilleure cinématographie au Festival de Venise en 1994 pour Ashes of Time, le Prix de la meilleure mise en scène au Festival de Cannes en 1997 pour Happy Together ; par ailleurs le Prix de la meilleure interprétation masculine est décerné à Tony Leung pour In the Mood for Love au Festival de Cannes en 2000. Les cinéastes de Taiwan ont ensuite réussi à s’imposer partout dans le monde. Il n’est pour s’en convaincre que de constater le succès planétaire de In the Mood for Love. Même succès international pour les cinéastes qui travaillent à Hollywood : John Woo est connu du monde entier et peut travailler avec les plus grandes stars et Ang Lee obtient quatre Oscars, dont celui du meilleur film étranger, pour Tigre et Dragon ; les acteurs ne sont pas en reste, Chow Yun Fat et Michelle Yeoh étant choisis, en 2001, pour remettre un Oscar le soir de la cérémonie de remise des trophées.
Quatre ouvrages traitent de ce phénomène dont trois monographies consacrées à ces cinéastes asiatiques qui ont – pour le moment du moins – choisi de travailler hors du système hollywoodien. Le livre que Jean-Pierre Rehm, Olivier Joyard et Danièle Rivière consacrent à Tsaï Ming-Liang1, cinéaste originaire de Taiwan, propose une analyse pointue de son cinéma : les thèmes, les formes, les symboles, la musique. Tsaï Ming-Liang, dont l’esthétique est marquée par le cinéma occidental, est en revanche très influencé par la pensée chinoise. C’est aussi un cinéaste préoccupé par le corps et par ses fonctions. Comme l’écrit Olivier Joyard dans son article, « Corps-Circuits », « Que peut un corps chez Tsaï ? Avaler, ingurgiter de la nourriture, de l’eau, de la matière, recevoir des coups, tomber à terre puis, animer un circuit, comme on le dirait d’une machine ». Tsaï Ming-Liang sait mieux que personne représenter des corps en souffrance et des personnages vulnérables qui semblent confrontés à un mystère sans cesse plus opaque. Et Olivier Joyard d’ajouter : « Rarement le cinéma contemporain, à l’exception de Cronenberg, n’est allé aussi loin dans son obsession et dans sa croyance au corps devenu le récipient ultime des moindres inflexions humaines, du moindre mouvement des choses ». Selon le commentateur, le dernier film de Tsaï Ming-Liang, présenté au Festival de Cannes cette année, Et là-bas quelle heure est-il ? témoigne avec force d’une préoccupation nouvelle, à savoir celle de la durée. Une entrevue longue et détaillée fait le point sur le travail du cinéaste, évoque ses influences et trace l’évolution de son cinéma.
L’essai que rédigent Jean-Marc Lalanne, David Martinez, Ackbar Abbas et Jimmy Ngai sur le cinéaste de Hong Kong Wong Kar-Wai2 est conçu sur le même modèle. Dans son article, « De l’intérieur des images », Jean-Marc Lalanne analyse l’œuvre de Wong Kar-Wai sur le plan du récit, de l’image, du son et aussi des personnages, « pierre d’angle de chaque film » : des personnages seuls, orphelins, inadéquats, incapables d’aimer et profondément malheureux. Par sa façon de s’emparer des images et de les traiter comme une matière autonome, Wong Kar-Wai se révèle un cinéaste contemporain, en contact étroit avec le monde qu’il filme. Comme l’écrit Jean-Marc Lalanne, « Dans ces films-prismes qui captent les reflets lumineux des paysages urbains et les états d’âmes sombres de ses personnages pour les diffracter en autant de facettes bariolées comme des vidéo-clips, demeure ce qui fait le prix de tout grand cinéaste : une vision parfaitement articulée de l’état du monde, ici et aujourd’hui ».
David Martinez, dans « Chasing the Metaphysical Express », étudie la musique dans les films de Wong Kar-Wai alors que Ackbar Abbas, dans « L’érotisme de la déception », propose une étude détaillée de ses films. Publiés par les éditions Dis Voir Tsaï Ming-Liang et Wong Kar-Wai sont magnifiquement mis en page et somptueusement illustrés. Certaines pages sont d’une beauté à couper le souffle, tout simplement. Des ouvrages intéressants et magnifiques, ayant pour seul défaut des coquilles trop fréquentes, hélas !
La monographie intitulée Hou Hsiao-hsien3, consacrée à ce chef de file de la nouvelle vague taiwanaise, est un collectif, publié par les Éditions des Cahiers du cinéma, sous la direction de Jean-Michel Frodon. Ce livre se compose de divers essais écrits non seulement par des critiques français mais aussi taiwanais, japonais et américains, permettant ainsi une approche très ouverte de l’œuvre. Nous découvrons au fil de la lecture l’importance de la nature et son rapport aux arts chinois, et comment le cinéma de Hou Hsiao-hsien s’inscrit dans l’histoire générale du cinéma et dans celle de son pays. Dans un long entretien, le cinéaste raconte son enfance, la genèse de son cinéma, analyse chacun de ses films et explique comment et pourquoi il est passé de l’histoire collective à l’histoire personnelle. « J’ai toujours voulu approfondir la vérité de mon expérience, une expérience d’abord extérieure, dans mes premiers films, puis intérieure dans mes films autobiographiques. […] La créativité vient toujours du dehors. Mes films naissent de la rencontre entre moi-même et cette vérité de l’extérieur. » Un des textes les plus intéressants est sans doute le témoignage de sa scénariste Chu Tien-wen qui évoque sa collaboration avec Hou Hsiao-hsien et l’influence qu’ils ont eue l’un sur l’autre, par exemple le fait qu’elle ait contribué au développement de son sens artistique et à une évolution de son rapport avec les femmes. Elle dit que « [L]es films de Hou Hsiao-hsien ne sont jamais aussi beaux qu’au stade des discussions préparatoires. […] Les plus beaux films de Hou Hsiao-hsien sont ceux dont il parle ». Le livre propose également une étude critique de chacun des films de Hou Hsiao-hsien ainsi qu’un rappel de l’histoire de Taïwan de 1894 à aujourd’hui, qui met en parallèle la grande Histoire avec les histoires racontées dans et par les films. Passionnant et attachant.
La traversée du Pacifique
Quant à L’Asie à Hollywood4, également publié par les Éditions des Cahiers du cinéma, c’est un essai qui retrace les relations entre l’Asie et Hollywood sur le plan cinématographique. Le livre s’organise en cinq parties. La première retrace, à travers certains portraits d’acteurs (Sessue Hayakawa, Anna May Wong, James Shigeta) et l’analyse de certains personnages (Fu Manchu), la présence de l’Asie dans l’histoire du cinéma américain et la façon dont le regard des Américains est influencé par les politiques internes des États-Unis, particulièrement celles qui sont liées à l’immigration et aux mouvements pour la reconnaissance des droits civiques. La deuxième partie évoque l’influence esthétique des cinéastes asiatiques sur le cinéma occidental ; la troisième partie, consacrée à une génération de cinéastes, acteurs et producteurs travaillant entre Hong Kong et Hollywood, interroge le devenir de l’industrie du cinéma de Hong Kong, qui a connu un nouvel âge d’or artistique et commercial entre 1980 et 1995, à travers quelques figures emblématiques comme Raymond Chow, producteur, Tsui Hark, cinéaste et Terence Chang, exportateur de films, ainsi que John Woo, cinéaste et Yuen Woo-Ping, chorégraphe. La quatrième partie parle d’une nouvelle génération d’acteurs asiatiques ayant réussi à Hollywood (Jackie Chan, Sammo Hung, Jet Li) et rappelle que l’entrée massive des acteurs asiatiques dans le cinéma hollywoodien est une affaire complexe et lente, une histoire d’échecs et de victoires relatives. La cinquième partie explique enfin comment le mouvement asio-américain a profité de la vitalité de la vidéo et du cinéma indépendants aux États-Unis pour produire des œuvres qui critiquaient les stéréotypes hollywoodiens et proposaient des images plus proches de la réalité des communautés d’immigrants asiatiques. Les œuvres ainsi réalisées témoignent d’influences multiples, éclectiques ou hybrides quant à leur esthétique, leur contenu ou leur mode de production, enracinées à la fois dans la réalité américaine et dans une culture chinoise elle-même en pleine transformation. Ang Lee est un cinéaste emblématique à cet égard, ayant d’abord tourné des films très près de la culture asio-américaine, pour passer ensuite à l’adaptation de Raison & Sentiments de Jane Austen et réaliser enfin Tigre et Dragon.
Voici donc un livre-somme sur les relations entre l’Asie et l’Amérique, très bien documenté, laissant une large place aux entretiens avec les principaux artisans de cette déjà longue histoire pour se terminer sur une chronologie de deux siècles et demi de rapports entre les deux continents, chronologie détaillée qui éclaire l’histoire strictement cinématographique avec des renseignements empruntés aux domaines politique, économique, et social depuis la fin du dix-huitième siècle.
Action ! à l’Occident
Toujours aux Éditions des Cahiers du cinéma, sous la direction dynamique de Claudine Paquot, paraissent des livres de cinéma variés, stimulants, enrichissants.
La création de la « Petite bibliothèque des Cahiers » qui propose soit des rééditions de textes emblématiques, soit des entretiens, soit des scénarios de films est un exemple patent de ce dynamisme éclairé. La livraison de l’automne dernier avec trois livres consacrés à des cinéastes majeurs est particulièrement satisfaisante, tant pour l’esprit que pour les yeux.
Conversations avec Pedro Almodovar5 de Frédéric Strauss permet de retracer le parcours d’un cinéaste profondément original qui, très rapidement, a su imposer un univers fort et repérable, dans lequel il nous entraîne avec une liberté joyeuse. L’ouvrage contient également une mine de renseignements divers – parfois très éloignés du cinéma – sur la personnalité du metteur en scène espagnol. Pedro Almodovar a connu la gloire avec Femmes au bord de la crise de nerfs (1989) et la consécration internationale avec Tout sur ma mère (1999). Dix ans au cours desquels il a créé avec une disponibilité et une franchise étonnantes. Comme le montre très bien ce livre, l’univers de Pedro Almodovar est un univers exubérant, mouvant, fluctuant, un univers qui bouleverse les repères, passant du rire aux larmes, du rose au noir, de la tragédie à la comédie. C’est néanmoins un univers parfaitement cohérent qui s’impose par un ensemble de thématiques récurrentes et aussi par un monde visuel très personnel. La conception des décors, par exemple, n’est jamais qu’une variation plus ou moins marquée sur une inspiration pop et kitsch. Le charme et l’intérêt du livre qui lui est consacré tiennent essentiellement au fait que la parole du cinéaste s’y déploie spontanément. C’est ainsi qu’aux interviews à proprement parler s’ajoutent des discours divers : évocation de souvenirs d’enfance, explication technique d’une scène, récit d’un scénario jamais filmé, commentaires sur des films aimés, interprétations personnelles de la signification d’un objet, d’une image, d’un personnage, d’une scène. Le livre bénéficie d’une très riche iconographie : photos, dessins, textes, partitions, maquettes.
Lars Von Trier, Entretiens avec Stig Björkman6 s’articule autour de quatorze chapitres, lesquels, tout en retraçant l’itinéraire d’un cinéaste hors norme, font état de tous les aspects de son travail : cinéma, vidéo, théâtre, installation, manifestes. Lars Von Trier, cinéaste danois, a obtenu la reconnaissance internationale avec Breaking the Waves et l’immense succès public qui a suivi. Ce livre passionnant met à mal l’image trop largement répandue d’un Lars Von Trier à la personnalité compliquée et inaccessible. Ces entretiens révèlent au contraire une toute autre facette de sa personnalité, à savoir celle d’un homme franc, honnête, généreux, disponible. S’il est critique, c’est avant tout de lui-même. Il défend ses opinions de façon précise et détaillée, et ceci sans crainte d’exposer ses contradictions. Sa curiosité toujours en éveil s’accompagne d’une bonne dose de provocation. Les entretiens entre Lars Von Trier et Stig Björkman se sont déroulés sur une période de cinq ans, c’est-à-dire à partir du tournage de Breaking the Waves (été 1995) jusqu’au montage de Dancer in the Dark (printemps 2000). Le livre propose une approche plurielle d’une œuvre complexe et stimulante : une iconographie de très grande qualité complète l’ouvrage. Et pour parachever notre connaissance de Lars Von Trier, on lira avec profit le scénario bilingue de Breaking the Waves qui vient d’être publié dans la « Petite bibliothèque des Cahiers ».
David Cronenberg, Entretiens avec Serge Grünberg7 est un livre magnifique, passionnant et beau. Il vient d’ailleurs d’obtenir le Prix du meilleur livre de cinéma décerné par le Syndicat français de la critique de cinéma. Tout au long d’entretiens qui se déroulent sur une dizaine d’années, David Cronenberg et Serge Grünberg réfléchissent ensemble, parlent non seulement de cinéma mais également de philosophie, de littérature, de l’art en général. David Cronenberg, cinéaste ontarien de réputation internationale, est issu du cinéma underground des années 1960. Fasciné par le conte fantastique, les découvertes scientifiques et l’innovation technologique, ce cinéaste développe, tout au long d’un parcours difficile et atypique, une œuvre qui, mieux que toute autre, révèle les angoisses, les peurs et les phobies de notre fin de siècle. Le livre est composé d’entretiens organisés en neuf chapitres où David Cronenberg, avec la complicité de Serge Grünberg, se prête à une analyse en profondeur de son œuvre. Parallèlement, il rappelle les grandes étapes de sa vie et de sa carrière. La portée de ce livre est immense, car le cinéaste n’oublie jamais de poser sur le cinéma d’aujourd’hui, et sur le monde en général, un regard perçant et un jugement toujours original. Le livre est abondamment illustré (photos, croquis, story boards, synopsis, maquettes, etc.), souvent d’inédits ; il est d’une très grande beauté. La mise en page est très aérée, élégante. Ensemble, les entretiens et les documents iconographiques montrent l’extrême cohérence d’un univers personnel, unique, non conformiste et toujours inclassable. Ainsi offre-t-il l’occasion idéale de retrouver un monde tout à fait extraordinaire, celui de David Cronenberg, et de suivre le parcours singulier d’un cinéaste qui dit puiser l’essentiel de son inspiration dans une réalité souvent prosaïque qu’il transforme en la soumettant au prisme de son regard vif et pénétrant. Un ouvrage remarquable à lire sans tarder pour comprendre celui dont Serge Grünberg dit qu’il a su « recycler ses visions les plus personnelles, les renouveler et les épurer à chaque stade pour les rendre à la fois plus lisibles et plus mystérieuses ».
1. Jean-Pierre Rehm, Olivier Joyard et Danièle Rivière, Tsaï Ming-Liang, Dis Voir, Paris, 2001, 127 p. ; 65,95 $.
2. Jean-Marc Lalanne, David Martinez, Ackbar Abbas et Jimmy Ngai, Wong Kar-Wai, Dis Voir, Paris, 1997, 128 p. ; 69 $.
3. Sous la dir. de Jean-Michel Frodon, Hou Hsiao-hsien, préface d’Olivier Assayas, L’étoile/Les Cahiers du cinéma, Paris, 1999, 191 p. ; 25,95 $.
4. Sous la dir. de Charles Tesson, Claudine Paquot et Roger Garcia, L’Asie à Hollywood, Les Cahiers du cinéma, Paris/Festival international du film de Locarno, Locarno, 255 p. ; 42,95 $.
5. Frédéric Strauss, Conversations avec Pedro Almodovar, L’étoile/Les Cahiers du Cinéma, Paris, 2000, 192 p. ; 59,25 $.
6. Stig Björkman, Lars Von Trier, Entretiens avec Stig Björkman, L’étoile/Les Cahiers du Cinéma, Paris, 2000, 252 p. ; 57,95 $.
7. Serge Grünberg, David Cronenberg, Entretiens avec Serge Grünberg, L’étoile/Les Cahiers du Cinéma, Paris, 2000, 192 p. ; 59,25 $.