L’esprit étend sa curiosité dans tous les sens et paraît prêt à de nombreuses formulations.
Pierre Vadeboncœur, La ligne du risque
Je le dis d’entrée de jeu, j’estime que le dernier livre de Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique1, est exceptionnel à plusieurs égards.
Il n’est pas fréquent qu’un intellectuel possédant une connaissance aussi vaste et aussi précise de notre tradition politique, intellectuelle et spirituelle relève le défi de penser ouvertement et librement, dans un langage qui soit accessible à tous, l’ensemble de notre situation présente. On n’écrit pas un tel essai pour répondre uniquement à quelque visée académique, encore moins pour se positionner dans le champ de la recherche, comme on entend dire si souvent aujourd’hui ; il faut être animé d’une autre passion et posséder cette générosité particulière, devenue trop rare, qui distingue les véritables professeurs. Il faut, en somme, avoir à cœur d’offrir à tous ses lecteurs, comme à tous ces étudiants qui ont assisté au séminaire offert à l’Institut d’études politiques de Paris qui fut l’occasion d’entreprendre cette aventure, une certaine intelligence de notre temps.
Le parcours fondateur de l’homme moderne
Que l’on ne s’y trompe pas, l’ouvrage n’a de modeste que le titre. Il s’est agi ni plus ni moins que de faire ressortir les lignes de force de ce siècle d’étonnements et de déroutes qui s’est étendu jusqu’à nous depuis la Grande Guerre. On y retrouve des analyses portant sur le destin du communisme, la nature du fascisme, le projet européen, la puissance américaine – que certains n’hésitent pas à qualifier d’empire – ainsi que plusieurs autres aspects caractéristiques de l’histoire contemporaine. Au moyen de ces analyses diverses, l’auteur nous offre pourtant une image unifiée de nous-mêmes. Disons plus précisément qu’il cherche à faire apparaître la vérité de l’homme moderne en nous présentant son portrait dans le miroir privilégié que constitue la vie politique. Voilà pourquoi il est si déconcertant qu’un livre pareil ait reçu ici un accueil si réservé et que son auteur reste, même dans les cercles savants, si méconnu.
Une légitimité exclusive
La pensée de Pierre Manent porte principalement sur la nature de la démocratie moderne. Comme il l’a indiqué plusieurs fois dans d’autres ouvrages, la démocratie représente pour les modernes l’unique forme de gouvernement légitime. Elle constitue à nos yeux la seule autorité politique qui soit encore acceptable, c’est-à-dire qui réponde à notre volonté impérieuse de tout soumettre à notre consentement. Cela explique d’ailleurs que, sous l’emprise de cette évidence, il nous soit si difficile de comprendre le fonctionnement des sociétés passées, si ce n’est en réduisant celui-ci à n’être que l’expression d’une oppression séculaire. Cette conviction que nous vivons désormais dans la vérité de la politique, ce que d’autres ont qualifié de fin de l’histoire, nous ferme à toute compréhension authentique de ce qu’il faut bien appeler la vieille humanité.
Un progrès qui ne va pas de soi
Mais il y a plus encore puisque cette familiarité que nous entretenons avec la démocratie, nous rend, si ce n’est aveugles envers celle-ci, à tout le moins incapables d’en saisir certains traits essentiels. Le fait que le phénomène démocratique soit désormais recouvert de part en part des voiles de l’évidence ne nous permet pas de prendre la mesure véritable de sa nouveauté et, encore moins, d’en pénétrer le caractère paradoxal. Pour le dire autrement, nous vivons depuis les premiers moments de la Révolution française sous ce que je nommerais le sentiment de la transparence. Nous avons la conviction d’être parvenus au moment de l’histoire où il nous est enfin possible de faire apparaître tous les mécanismes de notre être et d’établir sur la base d’une telle science ce qu’il convient d’accomplir pour nous-mêmes et pour tous nos successeurs. C’est ainsi que les révolutionnaires qui ont travaillé à l’établissement de la démocratie, que ce soit en Amérique et en Europe, quelles que soient par ailleurs leurs divergences, parfois fort importantes, partageaient la conviction de réaliser dans l’Histoire un régime de société enfin conforme à la nature de l’homme.
Des exigences morales à mettre en lumière
Bien que le siècle dernier ait donné naissance aux pires dérives politiques que nous ayons connues, on observe aujourd’hui le même état de certitude. S’il est vrai que certains contestent l’ordonnance actuelle du monde, notamment celle résultant de la mondialisation, bien peu d’entre nous ne questionnent la valeur de l’idéal démocratique en lui-même. En Occident tout au moins, un accord de principe sur les structures de base de la société que nous désirons réaliser semble prendre forme dans l’opinion publique. Pour le dire dans les mots d’un autre observateur sagace de la vie de nos contemporains, Philippe Murray, nous vivons désormais sous l’Empire du bien. Contrairement à ce dernier toutefois, dont les dénonciations intempestives sont sans réserve aucune, ce que Pierre Manent cherche à montrer, en examinant ce qu’il qualifie pour sa part d’empire de la morale, c’est davantage la part d’ambiguïté et d’incompréhension que comporte le monde humain dans sa forme actuelle.
Une complexité qui demande réflexion
Pour Pierre Manent, il ne fait aucun doute qu’il ne saurait y avoir d’intelligence véritable de notre situation présente sans un considérable travail de l’esprit nous permettant de nous distancer de nous-mêmes et de mettre à l’examen tout autant l’idéal que nous portons au monde que le réel résultant de son accomplissement dans l’histoire. Voilà pourquoi il est impératif de se déprendre de cette familiarité que nous entretenons avec le phénomène démocratique de manière à faire apparaître, non pas son apparente simplicité, sa vérité reconnue, mais bien davantage la part d’obscurité qui se montre dès lors que l’on considère les paradoxes propres à l’homme démocratique. Il s’agit donc, à rebours de la tendance générale à la consécration du présent, de rétablir la complication propre de ce présent. Il ne faudrait pas toutefois confondre cette entreprise avec celle de ces critiques de l’idéal moderne qui n’ont pour but que de révéler sa présumée vacuité. Suivant ici les traces de Tocqueville, Pierre Manent cherche plutôt à explorer la complexité de l’univers démocratique en établissant un bilan général des pertes et des gains. Pour parvenir à faire une telle comptabilité morale et politique, l’auteur propose de suivre deux voies distinctes, qui sont aussi ses deux méthodes d’exposition du phénomène démocratique. La première consiste à comparer les mondes ancien et moderne de manière à faire ressortir la nouveauté radicale de notre condition. La seconde prend la forme d’une analyse de ce que nous pourrions appeler, reprenant ici un vocabulaire proche de celui d’Heidegger, la quotidienneté du moderne. Il s’agit de faire voir dans quel projet nous sommes engagés et comment cette détermination spirituelle donne sens au monde qui est le nôtre. En suivant ces parcours croisés, il nous est donné de constater que la réalisation de nos espérances produit parfois un réel d’une opacité déconcertante. Voilà ce que montre à satiété l’histoire du XXe siècle et peut-être davantage encore celle des passions politiques qui ont conduit à l’établissement du communisme et du fascisme.
Ne pas se leurrer, l’entreprise démocratique est difficile
Bien sûr, les analyses proposées par Pierre Manent dans son dernier livre ne sauraient plaire à tous. Elles témoignent d’un esprit de réserve devant l’enthousiasme que suscite aujourd’hui la modernisation du monde. Encore une fois, à l’encontre de cette fascination à l’égard de nous-mêmes, il nous incite à réfléchir à la difficulté qu’il peut y avoir à réaliser des idéaux tels que celui d’une humanité entièrement pacifiée ou bien encore celui d’un individu libre de toute servitude. Du même coup, il nous invite à examiner les dangers pouvant résulter de la réalisation de nos rêves, ce qui constitue une tâche autrement plus délicate et plus incertaine. Parmi tous les sujets d’inquiétude abordés par l’auteur, il conviendrait d’insister sur notre détermination à accomplir tous nos idéaux sans recourir à aucune des médiations anciennes, c’est-à-dire à ces communautés particulières, pensons à la nation ou à l’Église, qui furent autrefois les lieux d’une mise en commun essentielle à l’existence de toute politique véritable. Une telle volonté, estime celui-ci, témoigne d’un refus opiniâtre de la nature propre de notre être.
Je terminerai en soulignant que les pensées offertes dans cet essai sont d’abord celles d’un libéral convaincu. Elles ont en vue la préservation de la liberté la plus large possible, ce qui inclut bien sûr la liberté de pensée, c’est pourquoi elles font appel de manière si insistante à notre intelligence. Toutefois, l’esprit de réserve qui les caractérise permet aussi de rattacher celui-ci à la tradition conservatrice. Il y a dans ce Cours familier de philosophie un sentiment aigu de la finitude humaine qui nourrit une méfiance, que certains jugeront sans doute excessive, envers la capacité des êtres humains à se perfectionner. Davantage, on peut avoir l’impression en examinant ce « tableau raisonné du monde actuel » que son auteur sous-estime parfois les ressources morales de l’homme moderne. Je ne prendrai pour exemple de ce penchant que la critique de la morale de compassion qui se trouve à la fin de l’ouvrage. Nous, les modernes, sommes en effet sensibles à la souffrance des êtres, qu’ils soient humains ou non, comme aucun de nos prédécesseurs. Tous ces gestes, ces passions et ces idées découlant de la compassion, tout cela semble vouloir signifier que nous désirons désormais fonder notre univers moral sur la part la moins humaine de nous-mêmes, c’est-à-dire la plus animale puisque le fait de la souffrance ne nous est pas particulier. Je crois, tout au contraire, que cette compassion qui nous caractérise – à la différence de la pitié qui n’est jamais qu’un sentiment – procède d’une disposition de la conscience qui nous conduit à appréhender autrement la fragilité inhérente de notre être, voire de tous ces êtres qui nous accompagnent. Or, l’expérience moderne de la fragilité des choses humaines contient tout un monde de possibilités morales dont il ne faudrait pas sous-estimer la signification et la portée véritables. Quoi qu’il en soit, le livre de Pierre Manent conserve le mérite de soumettre à la réflexion le projet de cette humanité nouvelle que nous désirons si ardemment, j’allais dire aveuglément, devenir.
1. Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Fayard, Paris, 2002 ; 39,95 $.