Il était presque dix-huit heures lorsque nous nous sommes rencontrés dans un café du centre-ville de Québec. L’homme était fatigué. Sixième entretien de la journée pour son dernier roman, Un homme plein d’enfance. Promotion oblige. Le sourire lui est revenu lorsque je lui ai annoncé que nous n’allions pas ou peu discuter de ce roman.
Je pense encore que j’écris par inaptitude à vivre. Avec le temps j’ai appris à me débrouiller un peu mieux. J’ai un peu plus conscience de mes manques et de mes possibilités. Mais avec le temps je peux dire que j’écris aussi pour une autre raison : l’émerveillement. C’est tardivement que j’ai découvert l’émerveillement. Je trouve que le simple fait de se lever le matin et de pouvoir parler de la beauté des choses est une chose merveilleuse. La précarité de l’existence est désormais plus présente.
« S’il y a un tragique de la vie, c’est que la vie ne peut pas continuer. »
Gilles Archambault a longuement lu Cioran. Cet écrivain roumain qu’on s’entête à classer parmi les grands pessimistes de notre siècle, mais qu’on aurait probablement avantage à relire avant d’en arriver à une telle conclusion.
Gilles Archambault est un écrivain discret, à l’image des personnages de ses romans. Il y a toujours un homme qui cherche, qui vit, qui se demande si sa vie est bien celle qu’il voulait. Le romancier n’est pas un théoricien de la littérature, on pourrait même croire qu’il déteste la théorie, mais ce serait s’avancer trop loin.
« Je me suis toujours méfié des hommes de lettres, ceux pour qui l’écriture est une carrière. Ceux que je nomme les administrateurs de leurs livres. J’espère simplement ne m’être jamais comporté ainsi comme écrivain.
« D’après moi une œuvre n’est jamais réussie. Je n’aime pas parler d’œuvre à propos de mes livres. Peut-être que j’ai toujours refait le même livre. Peut-être que j’ai toujours creusé le même sillon autour du même personnage. Je n’ai rien fait par calcul en écriture. J’ai été guidé par un besoin d’écrire, justement à cause de l’inaptitude à vivre. »
Raconter l’étrangeté de vivre
C’est toujours l’histoire d’un homme qui regarde. Les romans de Gilles Archambault sont le récit d’une longue introspection. L’histoire d’un homme maladroit qui tente de s’approcher des autres, de l’humanité et de lui-même. L’histoire d’un homme qui veut sortir de l’étrangeté d’être. Révéler, dire, raconter cette étrangeté.
Un écrivain discret. Oui et non. Un écrivain qui, d’un livre à l’autre, découvre le monde et le bonheur d’y être. Écriture paradoxale. Ici, c’est l’intime qui mène au plaisir, c’est l’intime qui devient la règle. S’adresser à l’autre à voix basse. Peser ses mots est plus important que théoriser.
« J’ai travaillé toute ma vie à la radio de Radio-Canada. Ce travail, cette passion, cette chance devrais-je dire de pouvoir m’adresser à une personne comme si elle était dans mon salon, c’était un cadeau. Mais le livre aussi venait comme un cadeau. On écrit dans l’inconnu. Des certitudes, je n’en ai aucune. Je suis convaincu qu’il n’y a pas de réponses. Ce qui est défendable, c’est de faire le cheminement. Sinon c’est le silence. L’écrivain Pierre Baillargeon ne se trompait pas lorsqu’il affirmait que, si certains êtres sont silencieux, c’est parce qu’ils n’ont rien à dire.
« Il ne faut jamais se taire comme un sage. Je ne veux pas être cela. Je veux rester plein d’enfance. Donc, douter, m’émerveiller, être distrait. »
Gilles Archambault ne prenait pas une pose. Il n’était pas devant moi comme un écrivain qui vient de redire pour la centième fois son affirmation clé. J’avais devant moi un homme sincère, un homme calme et tendu à la fois. Une inquiétude dans la voix qui n’avait rien de théâtral.
Un rendez-vous avec la tendresse
« Ce que je veux maintenant, c’est avoir le plus de tendresse possible. Je n’en reviens tout simplement pas d’être présent au monde. Je veux le traduire dans mon écriture. Le quotidien n’est pas méprisable, c’est ce que nous possédons de plus important. Prendre un verre d’eau, sourire. Des grandes passions, il y en a peu. Le monde s’ouvre à moi à 63 ans, c’est un monde qui est à prendre jour par jour.
« La littérature est du domaine de l’aléatoire. Ma position serait celle de Valéry Larbaud : si on retient de moi quelques phrases, ce serait flatteur. Je ne suis pas non plus un auteur qui écrit pour ses tiroirs. Je veux communiquer avec des gens qui auraient ma sensibilité. J’écris pour des gens avec qui j’aimerais passer une soirée. Il n’y a rien de plus libre que l’écriture, mais il faut être libre complètement. C’est une chose terrible. »
La littérature comme petite musique
Une fois que le romancier a dit une telle chose, on se rend compte qu’il serait préférable de rentrer chez soi avec un livre de Gilles Archambault dans la main. Retrouver cette pratique discrète du plaisir. Ce bonheur simple de lire : La vie à trois, Un après-midi de septembre, Tu ne me dis jamais que je suis belle, Le tendre matin, Stupeurs. Des livres avec des yeux.
« Je suis parvenu à avoir ma petite musique, il y a moins de fausses notes qu’au début. Cela ne signifie pas que ça me vient facilement. »
Une petite musique comme l’émission de jazz qu’animait Gilles Archambault à Radio-Canada. Une petite musique avec des mots. Dire le voyage intérieur d’un homme. Dire que la vie est compliquée et toute simple à la fois. Dire le bonheur d’être au monde et la crainte d’être bousculé par le va-et-vient des choses. Gilles Archambault dans ses romans parle à un seul lecteur ou une seule lectrice. Il faut toujours ouvrir les yeux et tendre l’oreille. Il faut s’installer dans la douceur des choses.
Un roman de Gilles Archambault, c’est l’histoire d’un homme silencieux mais qui ne cesse de parler. Tout le contraire d’un bavard. Un homme qui se raconte son histoire et des histoires. Le plus souvent des histoires d’amour, celles qu’il est en train de vivre, celles qu’il a vécues, celle qu’il se prépare à vivre.
La littérature est une denrée de plus en plus périssable
« Ce qu’il faut faire quand on écrit, si l’on n’est pas un fumiste, c’est de continuer dans l’obscurité sans se soucier du lecteur, ni celui d’aujourd’hui, ni celui de demain. La réception d’un livre est quelque chose qui nous échappe. Lorsque la chose arrive, c’est un cadeau. On a fait une chose ordinaire qui est d’écrire.
« Dans ce que j’écris, il y a toujours le temps qui passe. La littérature est de plus en plus une denrée qui ne dure pas. Rares sont les livres qui restent. »
La littérature, même comme denrée périssable, n’en demeure pas moins un cadeau de l’esprit. La littérature est discrète, elle s’installe en nous silencieusement. On ne fait pas de bruit quand on écrit, on en fait encore moins lorsqu’on lit.
« Je ne pense pas tellement, je sens. Je suis persuadé qu’on sait bien peu de choses. Il faut lire, relire et aller à la découverte. Je ne veux pas être un ténor. Je n’ai jamais eu un succès qui soit de nature à me faire perdre la tête. Un écrivain qui est content de soi, ça fait pitié. J’aime mieux être un écrivain qui hésite.
« Une bonne critique ne me fait pas tellement plaisir et une mauvaise me fait beaucoup de mal. Il n’y a pas d’indifférence par rapport à la critique. Je lis en diagonale les bonnes critiques et j’apprends par cœur les autres. » Mais lorsqu’on lui demande s’il espère voir l’un de ses livres demeurer, il répond :
« Le voyageur distrait, j’aimerais bien à cause de la figure de Jack Kérouac. Je viens d’un milieu populaire. Comme Kérouac. Sa solution fut de dire : je suis vulgaire et je le serai complètement. Moi, j’ai essayé d’apprendre à écrire avec les écrivains du XIXe=1> surtout. En me lisant je ne veux pas que les gens rient, je veux qu’on sourie. Un rire c’est débridé. »
Un écrivain, ça finit toujours par rentrer à Montréal. Quelques heures de route. Il doit déjà penser aux chroniques matinales qu’il écrit pour Radio-Canada et que, à Québec, nous connaissons uniquement par leur publication.
« Mes chroniques, c’est une façon de rendre compte de ma réaction devant le monde. Elles ne tiennent souvent qu’à un fil. C’est l’expression d’un je qui doute. »
L’homme se lève. Il me donne la main. Tout simplement. Je reste un peu de temps dans le café. Je mets de l’ordre dans mes idées. Dans mes oreilles une chanson de Charles Aznavour. Mon café est froid. Tant pis. J’aurais encore écouté Gilles Archambault une bonne heure. Je pense au jazz, à la littérature et à la timidité. Je retourne à la discrète complicité des mots et des notes.
Gilles Archambault a publié :
Une suprême discrétion, Pierre Tisseyre, 1963 ; Le tendre matin, Pierre Tisseyre, 1969 [épuisé] et Boréal, 1994 ; Parlons de moi, Pierre Tisseyre, 1970 ; La fleur aux dents, Pierre Tisseyre, 1971 [épuisé] et Quinze, 1980 ; Enfances lointaines, Pierre Tisseyre, 1972 et Boréal, 1992 ; La fuite immobile, Actuelle, 1974 et « Québec 10/10 », Stanké, 1982 ; Les pins parasols, Quinze, 1980 ; Les plaisirs de la mélancolie, « Prose entière », Quinze, 1980 et « Papiers collés », Boréal, 1994 ; La vie à trois, Stanké, 1981 ; Le voyageur distrait, Stanké, 1981 ; À voix basse, Boréal, 1983 ; Le regard oblique, « Papiers collés », Boréal, 1984 ; L’obsédante obèse et autres agressions, Boréal, 1987 ; Chroniques matinales, « Papiers collés », Boréal, 1989 ; Les choses d’un jour, Boréal, 1991 ; Un après-midi de septembre, Boréal, 1993 et « Compact », Boréal, 1994 ; Stupeurs, l’Hexagone, 1994 ; Nouvelles chroniques matinales, « Papiers collés », Boréal, 1994 ; Tu ne me dis jamais que je suis belle et autres nouvelles, Boréal, 1994 et « Compact », Boréal, 1996 ; Un homme plein d’enfance, Boréal, 1996 ; Dernières chroniques matinales, « Papiers collés », Boréal, 1996.